December 27, 2014 · category article
(article co-écrit avec F.Laroze)
Au mois de février sortait aux Etats-Unis la Passion du Christ de Mel Gibson, film qui fit couler beaucoup d’encre autour du fait de savoir s’il avait un caractère antisémite ou si sa reconstitution, issue d’une volonté historique, ne trahissait pas le côté allégorique de la Passion décrite dans les Evangiles. Ces analyses qui nous semblent manquer ce qui ressort du scandale des sévices exercés tant en Irak qu’à Guantanamo, à savoir le rapport entre, d’un côté, cette exaltation pour la compassion telle qu’elle a été revendiquée par les défenseurs du film de Gibson et un large public américain, et, de l’autre, la tendance à certaines exactions accomplies par les Etats-Unis au nom du «bien».
On s’étonne des sévices exercés à la prison d’Abou Gharib, près de Bagdad. Mais notre étonnement devrait être d’autant plus marqué qu’il y a peu nous avons pu suivre, à travers de multiples reportages et témoignages, la compassion partagée par les Américains autour du film de Mel Gibson. Ainsi les interviewés américains expliquaient-ils que ce film, par sa violence, permet de partager la souffrance du Christ, de ressentir sa douleur et, dès lors, de comprendre sa propre foi. Etrange retournement, trois mois plus tard, lorsque l’on sait que les sévices commis par les Américains militaires et civils , loin d’être isolés ou dus à l’arbitraire de quelques soldats, sembleraient provenir d’ordres issus de la hiérarchie militaire et du commandement des renseignements militaires, comme le dévoile le CICR ou l’avoue la soldate Sandra Harman. Etrange paradoxe, que nous ne pouvons que relever et qui demande de repenser aussi bien le film de Gibson que la logique des sévices.
La Passion du Christ a sans cesse été compris dans le sens de la compassion, et non pas de la possibilité de se constituer en tant que victime légitime de la part des Américains. En effet, tel que cela a pu être dit, le film renvoie à une souffrance des Américains qui leur a permis aussi de communier autour de la douleur injuste qu’ils ont subie avec les attentats du 11 septembre, le «juste» étant persécuté sans raison. Le film n’est pas qu’un renvoi historique à la Judée, mais il se présente comme représentation compassionnelle de la propre situation des Etats-Unis en tant que victimes d’une violence injuste, celle du terrorisme international. Et en ce sens, il appelle non seulement à s’unir en tant que communauté fondée politico-théologiquement, mais en plus à revendiquer la possibilité de se défendre, et cela aussi bien intérieurement, à travers la défense du deuxième amendement, qu’extérieurement, en tant que les Etats-Unis revendiquent un droit d’action au nom de leur propre sécurité, fût-il contraire au droit international défendu par le Conseil de sécurité de l’ONU ou le Tribunal pénal international.
Dès lors, si nous considérons que la logique américaine n’est pas de l’ordre du bien civil mais obéit à une volonté théologico-politique, qui se pose comme le bien absolu (et nous ne reviendrons pas sur la distinction manichéenne de George W. Bush entre axe du bien et axe du mal), nous pouvons comprendre que la violence employée en amont des tortures dorénavant révélées (combien de civils morts dans les bombardements ou tués dans des attaques américaines en zone urbaine, sans parler des scandaleuses conditions d’internement des prisonniers dans la base de Guantanamo Bay ?) porte avec elle-même sa propre légitimité, du fait qu’elle soit accomplie au nom du «bien». Car ces tortures-là n’ont pas été perpétrées au nom du mal, selon eux, mais afin d’obtenir des informations qui permettraient de lutter contre le mal. Or, depuis Machiavel, nous savons que, politiquement, la fin justifie les moyens, et ce d’autant plus lorsqu’on légitime cette fin comme un bien nécessaire.
Nous nous étonnons et nous scandalisons de ces tortures, alors que tout dans cette manière de se représenter le politique semble impliquer la possibilité de telles exactions et leur légitimation implicite. Pourtant, une politique qui repose sur des principes liés à la religion, et donc théologiques Rousseau nous avait déjà prévenus Ñ encourt toujours le risque de tomber dans un certain fanatisme d’Etat, au sens où «devenant exclusive et tyrannique, elle rend un peuple sanguinaire et intolérant ; […] en sorte qu’il croit faire une action sainte en tuant quiconque n’admet pas ses dieux» (Du contrat social). Et arguer que ce rapport religieux au politique et à la violence d’Etat ne serait qu’inhérent à «l’engagement chrétien» musclé de Bush (dont on avait pu avoir un aperçu dans sa façon de gouverner le Texas et de «gérer» le rythme des exécutions capitales à Huntsville) paraît maintenant un peu court : ici, il semble qu’on touche à un point crucial de l’inconscient collectif américain, constitutif de la genèse d’un Etat fondé sur le religieux dès ses origines, et qui, sous le coup d’un de ses plus grands chocs historiques, s’est insidieusement réveillé pour se métamorphoser comme l’on sait…
Nous nous étonnons donc, mais il s’agirait plutôt de penser en quel sens les Etats-Unis, tout en disant vouloir lutter pour la démocratie et leur propre sécurité, reprennent cependant dans leur manière d’opérer des processus et des logiques d’action qui ne sont pas étrangers à ceux de leurs propres ennemis, et qui ne sont que les conséquences inéluctables de toute théologisation du pouvoir politique et de la volonté de résoudre les conflits selon de tels principes. La «Vieille Europe» a mis plusieurs siècles à comprendre qu’il fallait «laïciser» le politique : de quelles hécatombes et ignominies, de quelles «passions» auront encore besoin les Américains pour en faire de même ?
December 27, 2014 · category article
« l’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité »
Nietzsche
Deleuze nous aura prévenu, la philosophie n’est pas le sens commun, n’est jamais le bon sens, « mais le paradoxe ». « Le paradoxe est le pathos ou la passion de la philosophie ». Et la question de l’art n’est certainement pas la moins paradoxale pour la philosophie, au sens, où elle semble être l’un des lieux où elle se confronte à ses propres limites, où elle rencontre l’immanence d’un plan de consistance pour son propre langage, vis-à-vis duquel il lui est difficile d’éviter la crise. Car comment juger d’une œuvre dès lors que toute œuvre prétend se poser comme un monde en soi, comme une différence immanente, ligne singulière, qui tout en étant différence est bien aussi la répétition d’une mêmeté : celle de l’art, qui nous pousse à dire que là il y a de l’art.
Si la philosophie deleuzienne est une philosophie de la vie, de cette vie qui s’invente dans un plan d’immanence qui ne répond d’aucune essence réduisant a-priori la différence, c’est qu’elle tire sa force de cette réflexion sur l’art, sur ses productions, de la littérature à la peinture en passant par le cinéma. Ce n’est pas pour rien que Deleuze se sera intéressé à Joyce, Bacon, Eisenstein, et tant d’autres, pas pour rien, à savoir pas pour reconduire ces œuvres à l’identité évidente d’un concept, à la totalité vidifiante d’un principe qui a subsumé la différence dans l’identité du concept de différence comme chez Hegel.
Non, l’art, pour lui aura été ce lieu même de l’immanence qui fait effraction dans la philosophie, l’interpellant, et la sommant de répondre de ses architectures de concept, et cela de Platon à Hegel, puis à Nietzsche. L’art, en tant qu’il est lieu du surgissement de bloc de sensation, s’il est évident que Deleuze a tenté d’en témoigner à partir de la création de concept, cependant est aussi et surtout à définir à partir de l’impact affectuel qu’il produit sur la philosophie. C’est bien ce à quoi ouvrait Nietzsche et que poursuivra à sa manière Deleuze : la compréhension des modalités d’appréhension, de fondement des concepts philosophiques en rapport à la différence, au multiple, au singulier, et ceci non pas dans la volonté d‘une légitimation-rectification, mais de la possibilité d’introduire — et ceci épistémologiquement, comme éthiquement — un nouvel accueil de l’œuvre, une nouvelle manière de la penser.
C’est pourquoi, si je tenterai de mettre dans un deuxième temps en évidence, ce qu’a pu produire l’art sur la formation philosophico-linguistique de Deleuze, c’est bien d’abord une mise en question de la difficulté de la philosophie face aux œuvres d’art que je voudrai interroger.
La difficulté de la philosophie face à l’art apparaît à travers la contrariété qu’éprouve le concept vis-à-vis de l’affirmation de différence immédiate de chaque œuvre, cet infini dans le fini composé. En effet, et se présente là, l’une des lignes suivies par Deleuze dans Différence et répétition, l’art n’est pas seulement le paradigme de la différence qui vient mettre en porte-à-faux la tentative de réduction au concept de la philosophie, mais se poserait, du point de vue de l’existence humaine, comme ce surgissement qui interdit tout dire visant la synthèse traditionnelle du donné dans la donnée conceptuelle, plaçant l’esprit face au jeu ironique du simulacre. Le premier temps de cette réflexion va porter alors non pas seulement sur les difficultés de saisie de la philosophie face à l’art, mais sur les torsions conceptuelles entraînées au cœur de la philosophie par sa rencontre des œuvres d’art. Car c’est à partir de cette approche que nous pourrons comprendre dans une certaine mesure, en quel sens il y a une nécessité de création de concept pour Deleuze, en quel sens la création de concept, n’est pas un geste autonome de la philosophie, la réification de son identité, mais la reconnaissance non-voilée d’une déchirure interne, qui laisse apparaître la différence comme le cœur même de la philosophie, de sa capacité à construire ses concepts.
Bifurcation#1 : Platon et le bord philosophique :
C’est par Platon que Deleuze commence son analyse critique de la réduction à l’identité. Il tente de comprendre de quelle manière, la formation linguistique de cette philosophie, et de celles qui lui seront ultérieures, s’inscrit dans cette nécessité de neutralisation de la différence en tant que différence, au profit d’une différence qui serait le résultat de séries constituées à partir d’un modèle. Toutefois Platon, s’il initie cette lignée, représente tout à la fois la limite qui détermine le commencement philosophique, et la limite extérieure, celle qui entend encore le bouillonnement héraclitéen en elle.
Ici, l’analyse de Deleuze est fort judicieuse, pour comprendre ce qui se joue en rapport à l‘art, car il est bien évident que Platon n’y a pas été insensible, que sa philosophie, tout à la fois ironique, et construite sur l’art même de la formation des mythes témoignent simultanément de la différence de l’œuvre et d’autre part de la nécessité du même, de l’identité, de l’archétype qui tétanise toute différence, la faisant imploser dans son identité de principe.
Selon Deleuze, Platon ne recherche pas tant à fonder qu’à poser la possibilité d’un partage, d’une sélection d’un tri entre les prétendants à la vérité. Comme il l’analyse, il ne faut pas lire Platon à la lumière de la critique aristotélicienne, mais selon le projet platonicien de la sélection. « Il ne s’agit pas du tout d’une méthode de spécification, mais de sélection ». Et c’est dans cette distance que se creuse le rapport entre d’un côté chemin dialectique qui remonte vers le fondement et de l’autre le mythe comme lieu du fondement, le mythe en tant que non pas condensation abstraite du vrai, mais en tant que cette trace d’un fondement qui par lui-même n’apparaît pas, ne peut pas apparaître, se dérobant à chaque fois de la voie dialectique, ou la rejouant, et ainsi la déjouant, la montrant comme incapable de donner à voir ce qui en tant que fond est en différence par rapport à toute saisie concrète du concept.
Deleuze montre que si avec Platon, il y a volonté d’accaparer l’autorité du point de vue de la définition de la chose-même (l’Idée), cependant, cette volonté s’affrontant à l’impossible mise à nue en tant que telle du fond (il est l’imparticipable), se joue alors par l’ironie d’un fond dévoilé dans la fiction, et la possibilité de celle-ci de marquer, de se démarquer de toute autre parole revendiquant l’autorité.
Mais plus que cela, ce qu’indique Deleuze, c’est de quelle manière, Platon rencontrant cette question de la différence, se sent obligé de quitter la ligne dialectique, de constituer un autre plan de consistance de la vérité que celle dialogique de l’argumentation, reposant davantage sur la croyance : le mythe.
C’est en ce sens que Platon — qui met en critique le simulacre de l’art et de la poésie, en tant que lieu même de la subversion de la vérité (lieu de mélange, d’indiscernable, de perte du principe de partage), comme cause possible d’une méprise sur les principes qui constituent le réel, pourtant pour ce qui est de définir les Idées intelligibles — en vient à sortir de la distinction logico-conceptuelle, pour utiliser des récits, auxquels une personne sensée ne peut apporter son crédit.
Ce qui s’esquisse ici, c’est à quel point Platon a ressenti, et témoigner de cette difficulté de la parole philosophique face à la vérité mais aussi aux œuvres qui se revendiquent d’elle, mimant seulement sa forme ou bien ses principes. C’est pourquoi sa relation à l’art tient du paradoxe, à la fois impressionné et prêt à remettre les lauriers, et d’autre part insistant sur la nécessité de rejeter l’artiste, à la fois mauvais rapport au vrai et de l’autre au cœur même de son articulation de la vérité.
Platon représente ainsi celui qui inaugure selon ces deux lignes, le rapport de la philosophie à l’œuvre d’art ou bien les créations qui prennent leur source dans la sensibilité. Il est le premier moment d’une philosophie qui s’hypostasant dans l’intelligible, pourtant face à la sensibilité et à ces concrétions (discours, peintures, etc…) est obligé de s’ouvrir, de remettre en jeu son propre langage, celui-ci pouvant même en emprunter les atours, les stratégies, inviter à cette ouverture d’une tension infinie dans la figure finie d’un mythe.
Bifurcation#2 : l’art comme limite au concept (Kant)
Mais, étrangement c’est Kant qui semble, dans son œuvre tardive de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, nous avoir enseigné le plus cette friction du philosophique avec l’esthétique, et par conséquent cette tension d’impuissance du langage philosophique face à l’art. En effet, le concept a manqué, manque et manquera toujours ce type de phénoménalité, celle qui apparaît par l’œuvre d’art, qui au titre de la liberté qu’il définit parfaitement dans sa pure événementialité au cœur de la 3ème antinomie de la Critique de la raison pure, n’a d’autre cause que de se montrer entièrement dans son apparaître comme cause indépendante de toute antériorité.
Certes Kant apparaît souvent comme le penseur du transcendantal, de la force de l’entendement, toutefois, c’est oublier, à quel point, dès 1790, par sa mise en évidence de la différence entre jugement réfléchissant et jugement déterminant, il établit que la donation esthétique ne se constitue pas sous l’autorité du concept, mais de l’imagination.
C’est pourquoi, il analyse, dans l’Anthropologie, le fait que les sens ne trompent pas, mais que toute duperie dans la représentation est issue « de la faute de l’entendement » qui « juge avec précipitation ». Au contraire tel qu’il y insiste « c’est plutôt un mérite de la sensibilité d’avoir fourni à l’entendement un riche matériel en face duquel les concepts abstraits de l’entendement ne sont souvent que de scintillantes misères ». Ce riche matériel pouvant être la poésie ou l’art.
Si Kant, tel que l’indique Deleuze, s’en tient à la recognition, de sens commun lié à la raison, c’est donc qu’il traduit justement, ici face à la donation esthétique et sensible de la poésie ou de l’art, la limite même de l’identité, ou encore le fait que toute prétention de réduction du donné esthétique à une identité conceptuelle serait une illusoire. Car, si le reproche de Deleuze est pertinent, il n’en faut pas moins souligner cette acuité de Kant vis-à-vis de son projet philosophique. Kant, certes, tente de circonscrire la question de l’art et ceci de ses Observations sur le sentiment de beau et de sublime, jusqu’à la 3ème critique, toutefois, il marque aussi la limite de sa saisie, à quel point, toute captation philosophique de cette donation, est en porte-à-faux, ne peut prétendre clore cette événementialité que par l’illusion de la neutralisation conceptuelle, qui n’est que « scintillante misère ».
Kant l’avait réalisé, l’art conduit la philosophie au cœur de la sensibilité, de l’imagination, du jugement réfléchissant et non-déterminant, et de là la convoque à forger ses propres concepts. Mais Kant, réalisant cette donation en excès, toutefois ne s’est pas ouvert, ne pouvait pas s’ouvrir, car « loin de renverser la forme du sens commun, Kant l’a donc seulement multiplié (…). Partout le modèle variable de la recogniton fixe le bon usage, dans une concorde des facultés déterminée par une faculté dominante sous un sens commun »
Et c’est bien ce que Deleuze a aussi compris avec la lecture de Nietzsche, avec son appel à un une inversion du platonisme, puis au passage à de nouvelles tables de la loi, qui passe par une transvaluation des valeurs. Ne pas aller vers la neutralisation de la multiplicité fourmillante de l’œuvre, mais penser quelle peut être la modalité pour la philosophie de témoigner de la sensibilité de l’œuvre, de sa différence. Car, pour Nietzsche c’est ce qu’exprime l’art, cette force sensible qui s’est donnée dans une composition, qu’elle soit musicale ou textuelle, il exprime la vie. La représentation ainsi pour Nietzsche est force sensible, l’image ou le verbe « la puissance affirmative de la vie ».
Bifurcation#3 : affect et percept
Ce qui pose cette résistance pour la philosophie, et impose de se méfier de cette méfiance philosophique, de considérer cette méfiance comme méfait, provient de ce qui constitue une œuvre au niveau de sa donation. La donation de l’œuvre ne suppose pas de fond, ne suppose pas d’être la répétition d’un modèle intelligible, ou bien d’une vérité qui lui précèderait. Justement, l’œuvre se pose comme la répétition de la différence propre à toute œuvre, et ceci parce qu’elle se constitue ni abstraitement, ni techniquement. Mais la composition qui est esthétique « est le travail de la sensation ».
L’art se constitue comme une composition, une architecture, un jeu de délimitation dans le plan infini des possibles, et comme ouvrant (à) ce plan dans son infinité. C’est pour cela que s’il y a bien une question d’incarnation qui est vue par la phénoménologie (et ceci par la réversibilité du voyant et de la chose vue), cependant celle-ci semble encore vouloir happer le différentiel dans l’identité phénoménale de la chair du monde, dans la réification, comme l’aperçoit Deleuze, d’une certaine forme de piété. La chair phénoménologique, celle définie par Merleau-Ponty, se définit pas comme un principe d’identité de la chose, mais se constitue comme « l’être de la sensation », tout en la posant non pas seulement en liaison à cette chose vue, cette chose aperçue qu’est cette œuvre, mais en tant que transcendance renvoyant à un monde en général, à l’être en tant que tel. La chair, si elle déborde les concepts classiques de l’identité intelligible, ouvrant un horizon sensualiste, toutefois mène à une forme de religiosité phénoménologique — que l’on concevra parfaitement en lisant le dernier Heidegger — où la différence devient le concept de différence en tant que fond ontologique de la variation des étants qui se donnent comme lieu de cette expérience de pensée de la différence. « C’est un curieux Carnisme qui inspire ce dernier avatar de la phénoménologie et la précipite dans le mystère de l’incarnation ; c’est une notion pieuse et sensuelle à la fois, un mélange de sensualité et de religion, sans lequel la chair, peut-être ne tiendrait pas debout toute seule ».
Pour Deleuze, il s’agit de se détourner pour une part de cette chair, pour comprendre dans le croisement de deux autres lignes comment se donne une oeuvre : la composition/architecture et d’autre part son plan immanent d’émergence/consistance. Ce qui se structure en tant que territorialisation, fixation de plans, de lignes, de pans, se constitue dans l’espace d’une déterritorialisation absolue, qui toujours est là comme support, lieu de différenciation.
Et ce qui révèle cette tension entre le lieu familier de la représentation articulée (ce qu’il nomme maison) et de l’autre l’infamilier du plan de consistance, c’est la sensation, qui se révèle selon un percept, qui affectant, ne pose pas un repli, mais ouvre aux lignes infinies de la réception.
« L’art veut créer du fini qui redonne l’infini », cet infini se déroule dans les séries impliquées et redistribuées selon l’immanence de la composition qui vient s’incarner au cœur du plan d’immanence du virtuel. C’est parce qu’une œuvre articule ainsi le composé qui crée le percept, que l’affect lié est unique, ne peut être saisi dans une Urdoxa qui en délivrerait le sens ou la signification. Par l’affect et le percept du bloc de sensation qui se donne dans une composition, le plan d’immanence n’est pas exclu, n’est pas abstrait et neutralisé à travers une substitution (celle du langage, comme par ailleurs Foucault l’avait comprise dans Les mots et les choses) mais tout au contraire, il est toujours présent comme ce à partir de quoi, l’infini s’exprime dans l’œuvre, suspend l’œuvre dans l’impossibilité d’être close, réductible à un sens donné. « L’artiste rapporte du chaos des variétés qui ne constituent plus une reproduction du sensible dans l’organe, mais dressent un être du sensible, un être de la sensation, sur un plan de composition anorganique capable de redonner l’infini ».
De là, l’impossibilité de poser la question de l’œuvre d’art à partir de la recherche de la vérité qu’elle soit celle de la science, de la morale ou bien de la métaphysique. Chaque œuvre, par la singularité de sa composition affectuelle, se conserve en soi, en tant que critère de soi. Juger de l’œuvre ne peut être la transporter dans l’allée des concepts vassaux de l’identité, mais doit être perçu dans sa tension visible, dans sa force de composition et d’ébranlement quant à notre réception. De là, donc, la nécessité d’une nouvelle forme de jugement.
Bifurcation#4 : nouvelle image de la pensée
Si l’art est affect et percept, alors s’intéresser à lui, n’est plus comme nous l’avons indiqué, le poser en relation à une vérité du concept, mais il est nécessaire de trouver un autre rapport à lui, non pas selon l’intentionnalité d’un partage entre vrai/faux, apparence/être, permanence/immanence, mais selon la question même des intensités qui s’y expriment. C’est ce que comprend Deleuze en relisant Nietzsche, et en tentant de mettre en lumière quel est le critère du jugement Nietzschéen. « L’élément de la pensée est le sens et la valeur (…) le noble et le vil, le haut et le bas, d’après la nature des forces qui s’emparent de la pensée elle-même ». Penser l’art demande d’avoir une autre image de la pensée, qui doit alors s’éprouver dans le travail à l’œuvre de l’œuvre, à savoir dans l’ouverture de la pensée à l’invention de ces compositions. Une pensée qui a d’autres valeurs que celles de la philosophie, et consécutivement une autre forme d’approche.
La pensée n’a pas à avoir une méthode préétablie à ce qu’elle tente de penser, mais c’est dans le rapport à ce qu’elle pense qu’elle doit se former et s’articuler. La pensée doit interpréter selon sa propre puissance de pensée. C’est précisément ici que l’influence de Nietzsche se fait sentir : c’est selon la puissance de vie, et sa possibilité de confrontation critique au monde et aux choses qui se donnent selon des lieux et modalités distinctes, que se crée le jugement. S’ouvrir aux blocs de sensation de l’art, en effet ne pouvait poser que des problèmes pour ceux qui avaient établis a priori la dévalorisation du sensible, ou bien sa subordination à l’esprit. Ne pouvait que poser une impossibilité de saisie par le concept, les concepts utilisés renvoyant à autre chose que le bloc de création, étant construit selon une intentionnalité même hétérogène aux percepts et aux affects qui constituent l’œuvre. C’est sans doute pour cela que Zarathoustra pouvait dire que son expression tenait davantage de la poésie que de la dureté gelée du philosophique. La nouvelle approche de la pensée, impliquant une nouvelle ouverture en langage de celle-ci.
Bifurcation#5 : Ce qui émerge de l’art : la brèche
Le bloc de sensation, où se condensent affects et percepts, ouvre donc au plan d’immanence où se constitue les territorialisations d’œuvre. La philosophie justement découvre cette brèche dans l’homogénéité du cercle conceptuel, celui-ci ne se referme pas sur lui-même, car cette brèche ouvre, creuse toute pensée, sans jamais pouvoir être subsumée sous le principe de l’identité ou bien du concept de différence. « Si la philosophie commence avec la création de concepts, le plan d’immanence doit être considéré comme pré-philosophique. Il est présupposé, non pas à la manière dont un concept peut renvoyer à d’autres mais dont les concepts renvoient eux-mêmes à une compréhension non-conceptuelle ». La philosophie que met en critique Deleuze, s’est toujours attachée à réintroduire face à l’émergence de cette immanence de l’œuvre une certaine forme de transcendance (y compris par le transcendantal), afin d’éviter le chaos, afin d’éviter l’apeiron, afin d’exorciser son impuissance par le concept à se saisir de cette donation qui se fait esthétiquement.
C’est que le bloc de sensation, s’il est impact esthétique d’affect, il n’en ouvre pas moins une brèche, une béance pour la conscience, il l’ouvre à un nouveau plan d’immanence que devra traverser et endurer la pensée, sans autre recul que la nouveauté qui se présente là. La brèche qui s’ouvre pour la pensée se constitue dans ce rapport à la forme finie ouverte à l’infini que présente sans fond l’œuvre.
L’apparence de l’œuvre se présente en tant que différence insurmontable, seulement effaçable par un jeu de dévitalisation de son intensité singulière d’affection. Par l’œuvre d’art, la différence se montre justement au cœur d’une répétition : celle de la différence.
C’est cette différence tenue et postulée dans la répétition, de celle de la création, qui vient forcer la philosophie à s’arracher, même contre la volonté poursuivie par l’auteur, à une pure entreprise tautologique et mécanique de constitution. C’est par cette différence, qui se présente entre autre avec l’art, qu’elle découvre en elle de nouvelles lignes d’intensités dont il faut qu’elle se saisissent à travers une création de concept.
bifurcation#6 : la création de concept
Nous l’aurons compris, l’art est cette rencontre par laquelle, l’observateur, pour se saisir d’un sens à l’œuvre, est obligé d’accepter de se placer sur le plan d’immanence, non pas de la représentation, mais de la vie à partir de laquelle se joue, se plie et déplie la représentation. Ainsi l’art n’est pas l’expression de la différence, mais c’est la différence qui s’exprime dans l’art, en tant qu’il est cette trace de l’immanence, cette trace de la différence qui n’a de cesse de différer au cœur de la trace.
Pour la philosophie alors, tentant de capter les tensions qui se constituent par le composé de l’œuvre, il ne s’agit plus véritablement de se prémunir contre ce à quoi ouvre l’œuvre, mais de saisir dans le concept, la turbulence silencieuse de l’œuvre, le chaos qui est toujours déjà émergeant dans l’effort du composé esthétique, et qui se révèle dans la dimension du plan d’immanence. Et les concepts de la philosophie doivent alors être le résultat d’une création. « Le problème de la philosophie est d’acquérir une consistance, sans perdre l’infini dans lequel la pensée plonge (le chaos à cet égard a une existence mentale autant que physique ».
Car le concept, n’est pas une fonction, n’est pas seulement un référent, une pièce usée, dont on ne voit plus l’empreinte pour ne considérer que le métal pour reprendre Nietzsche. Le concept est création de part en part, il est invention d’intensités qui se composant dans le mot, se démultiplie en ligne infinie qui renvoie à des expériences possibles, des vécus de sens. « Le concept philosophique ne se réfère pas au vécu, par compensation, mais consiste, par sa propre création, à dresser un événement qui survole tout vécu, non moins que tout état de chose ».
Et, nous le savons, c’est précisément la posture philosophique qu’a adopté Deleuze. Créateur de concept, seul, à deux ou en dialogue. Créateur de concept, en tant que c’est là la sédimentation/stratification philosophique de l’intensité de l’existence et de ses expériences.
Dès lors, il est nécessaire de reconnaître, que les concepts philosophiques créés, tiennent davantage de la nature du simulacre au sens où l’entend Deleuze, qu’à des identités vraies et impératives, simulacre au sens où ils mettent en jeu une différence qui les empêche de n’être qu’en référence à des principes fixes et absolus. « Par simulacre, nous ne devons pas entendre une simple imitation, mais bien plutôt l’acte par lequel l’idée même d’un modèle ou d’une position privilégiée se trouve contestée, renversée. Le simulacre est l’instance qui comprend une différence en soi, comme (au moins) deux séries divergentes sur lesquelles il joue, toute ressemblance abolie, sans qu’on puisse alors indiquer l’existence d’un original et d’une copie ». Le concept philosophique au sens deleuzien, tout en se donnant apparemment comme relié à une vérité qui le déterminerait, introduit à contrario une autre forme d’intensité qui lui est propre, qui vient en définir sa propre affirmation, en tant qu’il se s’auto-constitue, qu’il trouve son autonomie tout en étant le signe d’une répétition.
December 27, 2014 · category article
Serait-ce là, la vérité, au-delà de toute morale : à savoir que la catastrophe aura été pour les Etats-Unis, mais aussi pour un ensemble de nations, la vitrine humanitaire devant permettre, premièrement le renforcement de leur image et deuxièmement, le vecteur privilégié de relations économico-stratégiques avec l’Asie du Sud-Est ?
Florence Aubenas et Miguel Benasayag ont évoqué dans la Fabrication de l’information (1), les enjeux qui se constituent ici. En effet, selon les deux auteurs, le dispositif médiatique, et surtout télévisuel, plus que d’être le lieu réel d’une culture et d’une transmission de connaissances, s’est transformé en un miroir égocentrique pour toutes les subjectivités, miroir sans doute aux alouettes pour beaucoup, au sens où cela s’incarne à travers la télé-réalité, mais miroir stratégiquement manipulable pour les politiques et les gouvernements. L’important n’étant pas ce qui est fait, mais de montrer qu’on le fait, qu’on est actif, qu’on compatit, qu’on est solidaire : «Il est presque impossible pour nos contemporains d’ordonner leur vie d’après autre chose que cette promesse de visibilité.» Ainsi, ils racontent comment, une femme venant de perdre son enfant, se plaignait de ne pas être passée à la télévision, au sens où «quand même le petit méritait bien de passer au journal».
La catastrophe présente, par conséquent, l’opportunité de se constituer une identité, d’en redorer le blason si c’est nécessaire. Et manquer cette opportunité, ou bien en être décalé, ouvrant la possibilité d’une vindicte populaire et même médiatique. Il n’y a qu’à se souvenir du scandale face à la canicule qu’eut à affronter le gouvernement Raffarin lors de l’été 2003. Ainsi, alors que la France se déshydratait et commençait à compter des milliers de morts, nous pûmes voir en polo le ministre de la Santé de l’époque, Jean-François Mattei, ne point s’alarmer, ou encore constater que le président de la République, loin d’intervenir, poursuivait avec tranquillité ses vacances. Pour le premier, cela lui coûta son poste, pour le second et l’ensemble du gouvernement, cela fit chuter leur cote de popularité.
Il est évident, que derrière le scandale de la déclaration de Condoleezza Rice se cache une vérité ultime et médiatique, que le président des Etats-Unis a bien comprise dès les événements du World Trade Center, centrant une grande partie de sa possible réélection autour du thème de la catastrophe et de son action. Le terrorisme n’étant plus rejeté, mais devenant une médiation quasi nécessaire quant à la représentation de lui-même, au point de jouer sans cesse sur de possibles alertes, de potentiels dangers qui pourraient survenir, ceci venant corrélativement voiler le bilan plus que mitigé de son action gouvernementale, aussi bien au niveau de la politique intérieure (sociale et économique) qu’extérieure (déficit budgétaire et crise de la diplomatie internationale).
Ce qui se révèle alors, c’est à quel point le politique adopte les valeurs d’un cynisme qui n’a même plus besoin de se cacher, qui devient même, en tant que visible, une quasi-cause d’admiration. Et ici, le cas de Sarkozy et de son show médiatique permanent en tant que ministre d’Etat en était pour la France la preuve magistrale. De même que ce qui ressort des déclarations de Renaud Dutreil, ministre de la Fonction publique, quand il parle des fonctionnaires et qu’il peut les dénigrer, sans peur de se voir blâmer, dans l’espoir tout au contraire de se faire respecter, voire admirer, par une part de son électorat, notamment celui qui suit le baron Seillière au Medef.
Epoque du cynisme, et dès lors d’une réelle dislocation du lien entre la société et ses dirigeants. Car en effet, comment s’étonner de la désaffection, qui s’étend dans toutes les républiques et les démocraties face aux élections, si l’on fait le constat que les politiciens instrumentalisant les médias, peuvent ouvertement dénigrer une partie de la population, mimer des affects que l’ensemble de leurs actions viendront contredire quelques mois, voire quelques semaines plus tard ?
Ainsi, par cette déclaration de Condoleezza Rice, il y a bien une vérité cruelle qui se révèle: la douleur humaine, la situation de ceux qui sont exclus de la sphère visible des médias, n’est aucunement le réel enjeu de ceux qui cherchent à s’assurer le pouvoir. Mais est-ce là une véritable découverte ? Machiavel ne reconnaissait-il pas déjà, dès le XVIe siècle, et ceci à travers le portrait d’un César Borgia, que le seul but du politique était de conserver le pouvoir, et ceci en utilisant toutes les stratégies possibles, y compris la douleur humaine ou bien la peur ?
(1) La journaliste de Libération et Miguel Benasayag ont cosigné cet essai en 1999, éd. La Découverte.
December 27, 2014 · category Uncategorized
« Le signifiant ne se constitue que d’un rassemblement synchronique et dénombrable où aucun ne se soutient que du principe de son opposition à chacun des autres »
Lacan
§.1
on l’aura répété, encore et encore, parlant de sa langue, oubliant que Tarkos parlait de la langue, non pas seulement de celle des poètes, mais de celle qui se donne partout, la langue, ce qui parle dans nos langues, on l’aura oublié dans la répétition, oui, le pâtemot se sera effacé dans sa répétition ; mais n’était-ce pas sa destinée, de se perdre dans le flux, de n’être saisissable que dans un flux … il est évident que la répétition évide, qu’elle agit par soustraction tout en s’additionnant dans un schème de composition, il est évident qu’à force de répéter tout motif se dissout, perd de son unité, ne peut plus qu’apparaître dans l’essaim linguistique dans lequel il est balancé ou happé
§.2
le pâtemot implique selon Tarkos, la rupture de la différance entre le signifiant et le signifié, à savoir qu’il y ait écart temporel, écartèlement entre la saisie et la compréhension, le signifiant n’étant autre que le signifié ; a priori il n’y aurait là rien d’étrange, sans le savoir sans doute, il répétait lui-même, ce que Lacan pouvait au titre de la lettre revendiquer comme rupture épistémologique par rapport à la théorie du signe linguistique ; à savoir non plus considérer que le sens ou la signification naît du point, de la signature d’une liaison entre mot et chose comme chez Saussure, mais que tout au contraire, de sens il n’y a, que dans la continuité d’une parole qui refuse de disparaître dans la seule ponctualité de la précision du mot renvoyant à une chose
pour reprendre Lacan, Tarkos se serait poser dans une algorithmisation du signe, afin que le signe ne puisse plus fonctionner comme signe (donc le signe devant alors s’écrire : signe), ne puisse plus s’individualiser comme s’il y avait dans sa seule présence l’idéalité d’un dire retenue par ailleurs dans l’idéalité signifiée ; on ne parle pas mot-à-mot (théorie atomique du langage) mais du mot-au-mot (logique de la trajectoire ou de l’ondulation) : histoire ainsi de vitesse, de déplacement de langue mobile ou bolide, en bolè, dans le trait de sa linéarité, saisissable seulement dans les frictions propres à la signifiance qui se tisse au gré des lignes continues de l’articulation
§.3
rupture de l’écart entre signifiant et signifié, à savoir que de signifié du signifiant il n’y a pas dessous ou dedans le signifiant mais à côté, dans son déport dans sa différence, qu’elle soit dans la répétition de soi (Stein : a rose is a rose is a rose) ou encore dans sa propre permutation, ou bien dans la survenue d’un autre signifiant ; cela signifie que le mot ou le signe n’est plus la différence de la chose, mais qu’il est chose qui fait sens dans l’association linguistique des signes ; dire le chat n’est plus renvoyer au chat qui serait là-bas, phénoménalement devant moi, ou encore comme référent empirique qui aurait comme modalité la réalité, mais dire le chat, n’est rien d’autre que le chat-dit, la langue donnée au chat, le chat chosemot, qui n’aura son sens que par sa liaison rythmique avec la composition linguistique où il s’imbrique, car de chat il y en a que dans la con-textualisation algorithmique, de fil en aiguille, le chat, miaou-miaou, petit chat ou chatte enfiévrée, on le sait, c’est du chaînage que la signifiance du chosemot naît, donc du pâtemot
§.4
par cette rupture de la différance signifiant/signifié, apparaît alors une autre manière de voir, on ne voit plus par report, en reportant le signe intelligible vers le sensible absent de l’intelligible (donc dans l’hypostase de la différence ontologique entre l’être dit et l’étant référé), mais on voit dans la seule dimension mentale de la vitalité du chosemot et de son inclusion dans le pâtemot, le monde n’étant autre que l’articulation dans le pâtemot, à savoir dans le flux continu du mot-au-mot
§.5
mais comment ne plus tomber dans la pose, l’arrêt la suspension qui est propre à l’unité : répéter c’est évider disions-nous ; pour percevoir le pâtemot, il faut délibérément soustraire le signe à sa saisie immédiate, soit 1. une stratégie du flux, de diarrhée verbale ou de logorrhée, de ce qui ne peut s’arrêter ; soit 2. une stratégie de la répétition évidante ; répéter n’est pas marteler pour fixer, mais c’est mâcher le mot jusqu’à ce qu’il ne puisse se donner que dans le chaînage de sa répétition, dans le tournant même de son déport dans le répété, à savoir dans le flux même de sa différence (et ici on le pressent il y a une certaine proximité avec la ritournelle de Deleuze) ; alors que l’on voit depuis quelques années un certain nombre d’expérience qui se positionne selon une même idiosynchrasie, en quelque sorte dans un certain horizon ouvert par Tarkos, ou bien la poésie faciale avec des poètes tel que Pennequin, le martèlement ne semble pas de même nature ; souvent il est là pour fixer, figer, marquer et signer la place du signifiant en le soumettant à la surexposition du signifié ; c’est ce qui ressort de l’usage de termes scatologiques ou organique du corps, usage souvent maladroit, au fonds de commerce prévisible ; attitude contradictoire s’il en est avec ce que tentait Tarkos, y compris dans ses mentions scatologiques ou pathologiques ; répéter c’est soustraire, c’est impliquer une destruction de la fixation dans un signifié : si le signifié se donnait immédiatement pourquoi répéter ? répéter c’est forcer le signifié classique à se perdre, c’est en poser l’absurde prétention à se donner comme terme ; la répétition justement abolit le terme dans la dia-bolique du transfert, conduit donc au signe à savoir la signifiance
§.6
cette mise en œuvre de la soustraction du signifié, cette diabolique du transfert propre à la constitution de la signifiance, se donne dans des stratégies précises : anamorphose, réversibilité, déplacement du verbal au nominal, combinatoire ou permutation des associations, etc… à savoir dans des articulations ou des compositions, la textualité mâchée, parlée ou écrite, est le lieu même de l’expérience du pâtemot ; et c’était bien-là que Tarkos se situait, en provoquant un tel envoûtement ; alors que la poésie lyrique emporte par la musicalité de sa textualité et un jeu métaphorique qui se fonde proprement justement sur la différance entre signifiant et signifié, alors que la poésie moderne a posé le langage comme ce qui se brise sur le réel, venant témoigner de l’aporie du dire, se disposant en confrontation au trou (au –1) qui est à la fois supposé et interdit de langue, l’articulation de Tarkos se pose à distance de ces positions, créant par la continuité de l’articulé le miroitement d’un sens qui n’en finit pas de se présenter en tant que seulement ce qu’il y a entendre, mais jamais clos, comme si, toujours, par le jeu de l’algorithme du pâtemot, il y avait toujours un reste à dire, la nécessité d’un c’est-à-dire, qui n’est ni extérieur au dire (le –1), ni à côté du dire (la chose), mais qui est le dire lui-même ; joie impérieuse à l’écouter, entendre le dire dans sa restance, à savoir dans la ligne toujours déjà à-venir de la vie du dire qui s’invente signifiante
December 26, 2014 · category article
Ça y est, le volet juridique sur les stupéfiants est annoncé suite à la remise du rapport du MILDT (Mission interministérielle de lutte contre la dépendance et la toxicomanie). Enfin, une réforme des lois de 1970, réforme qui amènerait, qu’au lieu des 1 an de prison et des 3750 Euros d’amende pouvant être prescrits, le prévenu n’aurait plus que dans l’hypothèse de Sarkozy 1500 Euros d’amende, ou dans l’hypothèse souhaitée par le MILDT ou le ministère de la santé une amende de 135 Euros. La première solution imposant un passage au tribunal de Police et une mention dans le casier judiciaire (amende de catégorie 5), la seconde, n’étant qu’une amende de catégorie 3 ou 4 sans inscription au casier.
Ça y est, enfin on sortirait du volet très répressif des lois 70, pour des peines davantage propres à l’usager, ne le mettant point en marge de la société.
Et pourtant, comme de nombreux analystes, peuvent le suggérer, loin d’être une avancée vers une plus grande tolérance, une telle réforme renforcera l’interdiction. Pour quelle raison ? Parce que tout simplement, ces lois de 1970, à de rares exceptions, n’étaient plus appliquées, n’étaient plus adaptées pour le cannabis, ayant vu au tournant des années 80-90, une forte proportion d’adolescents et d’adultes de moins de 35 ans, être des consommateurs. Parce que tout simplement, sous la gauche — ici il faut bien l’avouer — il y a eu une plus grande tolérance vis-à-vis de l’usage des drogues douces, amenant, que la consommation ait pu se banaliser fortement dans tous les milieux de la société française, des cités aux appartements cossus et bourgeois des centre villes, sans pour autant créer une catastrophe sociale, sans pour autant amener la grande partie des consommateurs à se marginaliser.
D’un coup par cette loi, et sa possibilité d’être mise en pratique immédiatement sur le terrain, avec un simple PV, une simple amende, revient la possibilité de sanctionner cet usage, revient la possibilité d’actualiser l’interdit, qui n’était plus, du fait de la loi de 70, qu’une sorte de puissance abstraite, sans véritable actualité pour la grande partie des consommateurs.
Oui, en effet, cette réforme, voulue par Sarkozy, pour qui assurément comme il l’a dit il n’y a pas de drogues douces, mais pour qui toute drogue est dure, n’est pas un pas vers la tolérance, mais un pas de plus vers la surveillance et la mainmise du pouvoir biopolitique sur le corps. Un pas de plus, pour déposséder l’individu de son existence, en faveur de la morale du corps qui est mise en avant par l’idéologie politique qui est sous-jacente à la droite.
En effet, chose étrange, cette droite, si prompte à vouloir tout libéraliser économiquement, à tout vouloir privatiser et libérer des contraintes de l’Etat et de sa mainmise, n’a pourtant de cesse de vouloir arraisonner le corps individuel et sa liberté de jugement en ce qui le concerne, n’a de cesse de vouloir phagocyter la vie individuelle en criant haut et fort que ses décisions sont non seulement morales mais en plus établies sur des principes vrais en ce qui concerne l’individu. Car, n’en doutons point, eux, les gouvernants, du haut de leur chaire, savent ce qu’est l’essence humaine, mieux que quiconque !
Il n’est que de dire cela, pour se rendre compte, que ce gouvernement, est bien l’un des plus répressifs au niveau de la liberté individuelle, mais aussi les plus régressifs quant à sa conception de l’essence humaine. Ainsi, faisant fi du fait qu’historiquement, la morale a été balayée magistralement par la philosophie, au point que Sartre puisse dire que non seulement nous sommes condamnés à notre propre liberté, mais qu’en plus que « notre existence précède notre essence », ce gouvernement en vient — par la voix de son héraut — à défendre une vérité morale de l’homme que seul l’Etat pourrait non seulement garantir, mais en plus définir en toute vérité.
Or, est-ce vraiment le cas, est-ce que cette « élite » engoncée dans ces certitudes, et pouvant même se lier à des médias privés faisant commerce de la TTV (Trash-TV) peut prétendre avoir sans en douter le discours vrai ? Est-ce que ses critères — qui fondent le bien et le mal de la santé individuelle sur la seule longévité de la vie — sont assurément établis en vérité ?
Artaud en son temps répondit déjà à un tel type de censure, à un tel type d’interdits fondés sur la morale et ceci dans sa « Lettre à Monsieur le Législateur de la loi sur les stupéfiants » de la loi de 1917 et 1917, portant en partie sur les opiacés. En partant du fait que « tout homme est juge, et juge exclusif, de la quantité de douleur physique, ou encore de vacuité mentale qu’il peut honnêtement supporter », il expliquait que seule un individu peut juger des moyens propres à lui-même pour supporter l’existence, et selon lui, cette « angoisse qui fait les suicidés », « qui pince le cordon ombilical de la vie ». C’est en ce sens, que fustigeant « la tradition d’imbécillité » suivie par ce législateur, il pouvait dire en dernier ressort que « toute la science hasardeuse des hommes n’est pas supérieure à la connaissance immédiate avoir de être ».
Ainsi, la question de la législation, n’est pas seulement à inscrire dans une politique de santé publique, mais à remettre en rapport avec la définition politique de l’individu et de sa mise à disposition de la part du politique. Nous le comprenons, alors qu’en cette époque, le politique semble démissionner pour une grande part au niveau de l‘éducation et de l’intellect des individus, ne venant d’aucune manière s’interroger sur le contenu de l’éducation médiatique diffusée avec son aval, il n’a de cesse par contre de venir le contrôler, le surveiller en tant qu’existence, l’amenant à ne plus pouvoir se sentir responsable de lui-même, mais seulement en état de minorité, d’assister, et ainsi infantilisé n’ayant d’autre recours quant à sa vie et ses accidents que d’invoquer l’Etat comme s’il s’agissait de son nouveau Père de substitution.
December 26, 2014 · category Uncategorized
Le terme de poésie action a été introduit depuis maintenant plus de 50 ans par Bernard Heidsieck. Il le définissait selon une forme de nécessité d’arracher la poésie de sa passivité textuelle. La passivité textuelle est à comprendre comme la poésie faite pour les livres, une poésie déposée au creux du livre et qui au mieux est réactivée par la lecture de l’auteur (tant d’auteurs pensent faire soit de la poésie sonore, soit une action poétique, alors qu’ils ne font qu’interpréter un texte, y rester coller, sacralisant leur texte au point d’amener le livre édité lui-même), tenant avec grâce son livre, entre ses mains, la tête droite, assis, avec quelques techniques de sonorisation faites pour l’empathie de l’écoute. “Faire faire à la poésie ce saut hors de la page — révolutionnaire en soi, reconnaissons-le, reconnaissez-le — cela après un nombre de siècles d’intimité amoureuse, de jeux, de connivences et complaisances avec la typographie, c’était un peu comme procéder à une césarienne.” (Notes convergentes, p.168).
Car, oui, la poésie action, et une de ses modalités la poésie sonore, s’arrache de la sacralisation du support papier, du cadre d’écriture, pour poser une poésie action directe, pour reprendre les termes de Heidsieck. La poésie pour lui se devait d’agir, d’être “dans l’instant, nue, sans filet ni circonvolutions.” (p.285). La poésie action vient rompre la distance du lecteur-poète avec son texte, cette distance qui se crée dans la lecture, dans l’écart qu’il y a entre un texte et son auteur. Avec la poésie action, c’est dans le moment de vie du poète, dans l’instant de la perfomance, que se crée la poésie, elle ne préexiste qu’en tant que potentialité qui pour s’actualiser exige la vie, la voix, le corps, le dispositif impliqué par le poète. “L’oeuvre et l’être, l’espace d’un instant ne font plus qu’un” (p.285).
La poésie action numérique prolonge cette perspective, mais redéfinit de fait, par les médiations qu’elle utilise, certaines conditions ou déterminations de la poésie action pensée par Heidsieck ou bien Julien Blaine.
Transformation de l’espace
La relation à l’espace dans la poésie action est celle de la contiguité des éléments de la performance. Le lieu n’est pas neutralisé, n’importe quel lieu n’est pas identique à n’importe quel autre lieu. Si, en effet, cette poésie plonge dans l’instant de sa présence le poète, alors il est en synergie avec l’espace, il peut en jouer, il se place en relation de contiguité aussi bien avec le plublic, qu’avec les divers éléments qui en constituent l’espace. C’est ce qui définit parfaitement les interventions de Julien Blaine, telles ses déclar’actions : elles viennent habiter le lieu, il inclut dans sa déclaration/lecture, l’espace et agit dedans.
Mais la contiguité des éléments si elle peut être immédiate, elle peut aussi être médiates si on imagine un dispositif à distance, l’usage de certaines médiations, telle Esther Ferrer qui en 2008 à Périgueux lors du festival Expoésie, utilisant un micro-audio sans fil, accomplit son action, à la fois sur scène et dans la rue, les spectateurs dans la salle continuant à l’entendre.
Mais pour revenir à la contiguité dans la poésie action, revenons sur le dispositif qu’a créé Bernard Heidsieck. Dans ses lectures, le poète est en relation avec une bande qui se déroule au fur et à mesure de sa lecture. Tous les éléments sont dans un même espace. La voix du poète ne vient pas transformer ce qui a lieu, elle s’y mêle, elle s’y colle pour créer la dimension réelle de la poésie. La bande seule est ainsi incomplète sans ce supplément de vie qui ne peut avoir lieu que dans le moment de la lecture. Cependant, et c’est là une des limites de la poésie action de Heidsieck, parce que la bande est préenregistrée, la poésie sonore, si en effet elle est vivante de par la présence du poète, elle en reste à un temps et une matière très déterminée, voire peu changeante au sens où le résultat pensé implique spécifiquement la présentation publique, et une forme de lecture qui va être maîtrisée.
Les actions si elles interviennent sur ce qui a lieu, comme Henri Chopin accélérant ou ralentissant une bande, comme le poète performer manipulant des objets (telle la PTT de Michel Giroud, pouvant jouer avec de très nombreux objes mis en place dans une relation linguistique, ou bien encore des performances comme Ec’fruiture de Julien Blaine, etc…) reste que ce qui est vu par le spectateur est toujours ce qui est là, dans une relation matérielle. L’intervention est celle d’éléments empiriquement donnés, analogiquement définis et posés dans une relation de contiguité. Le corps explore les potentialités présentes dans la dimension physique, et joue selon les déterminations physiques spécifiques, obéissant aux logiques d’interaction permises par les différents éléments. De même les lectures vidéos ne se démarquent pas de cela, l’écran est un élément juxtaposé, et quand par exemple Joachim Montessuis développe sa poésie bruitiste improvisée en même temps que La danse des fous, alors il y a rapport entre des éléments présents, ils se combinent et s’affectent, mais on en reste à la relation d’éléments donnés dans un réel empirique.
Dans chacune de ces créations le poète rencontre des éléments, rencontre de la matière dans son action, mais celle-ci est constituée dans un monde qui nous apparaît immédiatement. Les actions du poète ne dépassent pas le cadre de cette dimension et des relations déterminées spécifiquement selon les modes de chaque élément.
Interaction avec la voix
La voix frappe le tympan. La voix frappe les murs. La voix agit par sa tonalité, la voix a beau crier jamais la tasse ne bougera, la voix peut être amplifiée, jamais elle ne fera pas bouger les murs. Tout au plus, parviendra-t-elle, par son souffle, à déplacer quelques bouts de papiers, à faire s’envoler une plume de duvet, à faire vibrer par infra-basse un mur. La voix souffle, elle reste matérielle, même si sa matérialité peut bouger les esprits, peut foudroyer un corps, notamment par amplification, peut intensifier les sensations et nos affects (travail sur les fréquences entre autre).
La voix pourtant peut devenir, si elle est captée, interactive avec tout un monde. La voix par l’extension du virtuel numérique peut devenir aussi physique qu’un corps solide, peut pousser, arracher, déplacer, accélérer, arrêter, faire tourner, la voix peut générer, faire naître des matérialités hétérogènes avec sa propre nature. Ex.1 : Si on considère par exemple la performance de Philippe Castellin, la poésie n’est pas, on s’aperçoit que si pour une part, il est dans une poésie action avec projection vidéo (montage des scènes de cinéma où dans la traduction apparaît le mot poésie), il dépasse la seule dimension de contiguité entre des éléments présents, par le fait que la voix va venir transformer ce qui est vu : notamment des énoncés qui se créent aléatoirement, et qui selon certains accents de la voix vont être amplifiés visuellement. On entre dans une trans-matérialité qui permet des effets synesthétiques. La voix se traduit en espace, elle devient matériellement entendue. Cette possibilité, cette extension de ses possibles est permise par la dimension numérique. Il n’y a plus juxtaposition des éléments dans l’espace, mais création d’un nouvel espace relationnel, et ceci par la traduction matérielle de la voix numériquement. C’est ainsi une interaction transmatérielle et transdimensionnelle qui a lieu.
La notion de virtualité numérique de la voix ne renvoie pas à une forme d’autre monde, mais bien davantage d’extension de la modalité causale de la voix. Le spectre de ses actions possibles est ouvert. Ce qu’elle déclenche n’appartient plus à la logique causale qui est ontologiquement rattachée à son être matériel. L’être de la voix s’ouvre davantage, déplie un univers de potentialités non explorables selon ses conditions ontologiques premières.
Ex.2 : Dans Idées noires, réalisées en avril 2008 à la SGDL, la voix devient matrice, générative. Selon les intensités de la voix, naissent des lettres à l’écran. Les fréquences spécifiques sont interprétées par l’interface numérique, et enraînent selon leur variation la création de particules de lettres qui tirent leur mouvement des intensités de chaque fréquence. La voix fait naître, donne vie matérielle, mais en plus elle est l’intensité des particules matérielles. Ce n’est plus le souffle matériel, mais la trans-matérialité permise par l’interface qui ouvre ce champ de potentiel.
On saisit ainsi qu ece qui détermine la poésie action numérique, tient au fait que le poète ou la création n’est pas saisie du point de vue de la permanence de l’être (vision essentialiste de l’oeuvre), mais bien plus elle est pensée selon la relation de l’action. Si on considère l’oeuvre et le poète selon une représentation ontologique de l’être, alors en effet on se coupe la compréhension de la relation. Tel que l’énonçait Heidegger, l’être-là, n’est pas une réalité en soi, sans porte et sans fenêtre, tel qu’il l’énonce reprenant la définition leibnizienne de la monade, mais tout au contraire, nous sommes toujours jetés dans un projet, nous sommes ouverture, non pas sujet ouvert, mais nous sommes le trait d’union entre le monde et la réalité matérielle de notre corps. Nous nous définissons comme action, comme mouvement, comme être-trans-actionnel.
De ce fait, ce qui importe, ce n’est pas la discrimination entre réalité réelle (ontologie de l’être donné nayurellement) et réalité virtuelle (sorte de réalité non matérielle), mais de comprendre comment si nous sommes d’abord et avant tout action, nos actions sont transformées du point de vue de leur potentialité enrencontrant ce qui est permis par les réalités et les interactivités liées aux dimensions numériques.
De l’espace
La poésie action numérique, met en question la dimension même de là où intervient la performance. L’espace n’est plus celui que je perçois physiquement, mais il peut s’ouvrir, il est celui où s’nscrit mes actions. L’espace, à savoir le lieu d’action poétique, le lieu où s’implique la présence du poète.
a/ Les lectures vidéos n’appartiennent pas à la dimension de la poésie action numérique. La lecture vidéo est la juxtaposition de deux espaces sans interaction entre les deux. Certes il y a relations, mais elles se définissent comme des interactions du sens, des échos, des adéquations, mais pas des interactions d’un médium dans l’autre. Tandis que le poète lit, ou performe, la vidéo se déroule, répond, les mots rebondissent sur l’image, mais la voix ne transforme pas le médium de l’image, comme celui de l’image ne transforme pas la matérialité de la voix. La poétique de ces performances est celle d’un simultanéisme matériel et du sens, celle d’un parallèlisme. Aucunement une poétique de l’interaction.
a/ Pour bien comprendre ce qui a lieu, il faut s’intéresser à ce que l’on nomme les réalités augmentées. Les réalités augmentées sont des transformations du réel à partir d’une captation. Les actions faites dans le réel quand on les voit capter, sont transformées, augmentées d’éléments numériques : images/vidéos 3D. Ce procédé transforme notre rapport à l’espace. Il n’y a pas un espace, mais plusieurs, et même on pourrait imaginer une forme d’infinité. Si la réalité c’est ce que je consruis par l’implication de ma conscience et de ses possibilités d’action, alors ce que je fais virtuellement est aussi réel que ce que je fais réellement. Je ne tiens pas un capteur, mais je tiens aussi un marteau, ou bien une épée de chevalier, ou bien encore un volant. Le virtuel, ou encore la dimension numérique n’est pas irréelle, mais c’est une extension de notre réel, la possibilité ici d’expanser l’ici de l’action selon de nouvelles possibilités, de le dilater, de le déplier, de créer une nouvelle perspective d’implication de la conscience et de l’action.
b/ La poésie action numérique, telle que nous devons la concevoir est liée aux avancées des réalités augmentées. Quand avec Hortense Gauthier, nous présentons Kleine Maschine[cf. Image 1], peuvent être observés plusieurs traits spécifiques : si Hortense Gauthier est sur scène simultanément elle se retrouve dans un espace qui augmente et prolonge sa présence empirique : l’univers où elle est impliquée est celui de la dimension virtuelle de l’écran où sa présence est resituée. Mais conrairement à une simple incrustation, sa présence est active dans cette dimension, elle agit dans celle-ci. Il n’y a pas contiguité mais il y a empiètement réciproque de l’un sur l’autre. Il y a entrelacement : un geste de la main peut changer l’ordre des phrases qui l’entourent, un souffle ou bien un cri, transformer des phrases, les accélérer dans leur déplacment, produire un chaos de lettres. L’incrustation, si elle est passive, elle ne peut prétendre à cette logique de réalité augmentée, c’est parce que le corps capté dans l’écran agit dans la réalité de l’écran et de ses élements, qu’il y a interaction. L’espace de l’écran n’est plus alors une réalité figée, mais bien un espace d’action, un espace d’action numérique.
c/ De même, la poésie action numérique permet une transformation des perceptions sensorielles des interactions. La poésie action numérique est la possibilité d’actions qui déplace les repères sensoriels, et les déterminations ontiques des composantes sensorielles : un son devient visuel. Une image devient sonore. La possibilité synesthétique des actions matériellement déterminées, ouvre à des opérations que l’on pourrait dire magique et des interrelations qui ont parti lié à l’art de l’illusionnisme. Si je considère la performance faite lors du festival acces-s avec Julien Blaine et Hortense Gauthier : Hortense Gauthier sur scène tourne nue sur elle-même, à l’écran on la perçoit au milieu de lettres : son mouvement détermine la luminescence des lettres : plus elle tourne vite plus les lettres brillent. Mais le mouvement des lettres est déterminé par Julien Blaine qui est de dos par rapport à elle et face au public. La voix de Julien Blaine agit sur l’univers augmenté de la présence d’Hortense Gauthier. Sa voix devient mouvement vibrant de particules de l’alphabet qui dans le crescendo de la voix deviennent tourbillon, cyclone.
La poésie action numérique ouvre toutes ces potentialités. La question de la synesthésie prend toute son ampleur avec les possibilités d’interactions. Il y a dépassement du cadre empirique donné et création de nouvelles relations sensibles entre les élements, qui amènent que chaque poésie action numérique propose une nouvelle logique de monde. Ainsi, dans une oeuvre récente [cf. Image 2], qui est un hommage à Anémic Cinéma de Marcel Duchamp (1926), reprenant l’esthétique des rotoreliefs, cependant, je la repose dans l’horizon de possibilités causales numériques. La matière 3D n’est pas préenregistrée, elle est produite non à partir d’élements matériels, mais à partir de la fréquence des sons. Ainsi que cela soit la texture visible, que cela soit les formes, que cela soit les mouvements, c’est l’analyse du son que je produis en temps réel, qui crée l’ensemble.
En conclusion provisoire à ces recherches. Il est très important de se rendre compte des enjeux qui ont lieu avec les technologies numériques, non pour tomber dans la fascination de la technologie, mais pour retrouver les accords magiques, de feu et d’intensité qui amènent que la poésie possède une vérité qui transcende le donné immédiat et constitué médiatement selon la rationalité. Si la poésie est faite de mots, ces mots ne sont pas fiés et établis dans le seul médium de l’écriture. Bien plus, le langage se doit d’investir toutes les dimensions de nos actions, toutes les possibilités de résonance de notre être-au-monde. C’est pour cela que la Poésie action numérique représente un tournant de la poésie action, non pas un affranchissement, mais une poursuite des enjeux de celle-ci dans le contexte époqual des possibilités de communication du langage.
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