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Théologiquement correct

(article co-écrit avec F.Laroze)  

Au mois de février sortait aux Etats-Unis la Passion du Christ de Mel Gibson, film qui fit couler beaucoup d’encre autour du fait de savoir s’il avait un caractère antisémite ou si sa reconstitution, issue d’une volonté historique, ne trahissait pas le côté allégorique de la Passion décrite dans les Evangiles. Ces analyses qui nous semblent manquer ce qui ressort du scandale des sévices exercés tant en Irak qu’à Guantanamo, à savoir le rapport entre, d’un côté, cette exaltation pour la compassion telle qu’elle a été revendiquée par les défenseurs du film de Gibson et un large public américain, et, de l’autre, la tendance à certaines exactions accomplies par les Etats-Unis au nom du «bien».

On s’étonne des sévices exercés à la prison d’Abou Gharib, près de Bagdad. Mais notre étonnement devrait être d’autant plus marqué qu’il y a peu nous avons pu suivre, à travers de multiples reportages et témoignages, la compassion partagée par les Américains autour du film de Mel Gibson. Ainsi les interviewés américains expliquaient-ils que ce film, par sa violence, permet de partager la souffrance du Christ, de ressentir sa douleur et, dès lors, de comprendre sa propre foi. Etrange retournement, trois mois plus tard, lorsque l’on sait que les sévices commis par les Américains ­ militaires et civils ­, loin d’être isolés ou dus à l’arbitraire de quelques soldats, sembleraient provenir d’ordres issus de la hiérarchie militaire et du commandement des renseignements militaires, comme le dévoile le CICR ou l’avoue la soldate Sandra Harman. Etrange paradoxe, que nous ne pouvons que relever et qui demande de repenser aussi bien le film de Gibson que la logique des sévices.

La Passion du Christ a sans cesse été compris dans le sens de la compassion, et non pas de la possibilité de se constituer en tant que victime légitime de la part des Américains. En effet, tel que cela a pu être dit, le film renvoie à une souffrance des Américains qui leur a permis aussi de communier autour de la douleur injuste qu’ils ont subie avec les attentats du 11 septembre, le «juste» étant persécuté sans raison. Le film n’est pas qu’un renvoi historique à la Judée, mais il se présente comme représentation compassionnelle de la propre situation des Etats-Unis en tant que victimes d’une violence injuste, celle du terrorisme international. Et en ce sens, il appelle non seulement à s’unir en tant que communauté fondée politico-théologiquement, mais en plus à revendiquer la possibilité de se défendre, et cela aussi bien intérieurement, à travers la défense du deuxième amendement, qu’extérieurement, en tant que les Etats-Unis revendiquent un droit d’action au nom de leur propre sécurité, fût-il contraire au droit international défendu par le Conseil de sécurité de l’ONU ou le Tribunal pénal international.

Dès lors, si nous considérons que la logique américaine n’est pas de l’ordre du bien civil mais obéit à une volonté théologico-politique, qui se pose comme le bien absolu (et nous ne reviendrons pas sur la distinction manichéenne de George W. Bush entre axe du bien et axe du mal), nous pouvons comprendre que la violence employée ­ en amont des tortures dorénavant révélées (combien de civils morts dans les bombardements ou tués dans des attaques américaines en zone urbaine, sans parler des scandaleuses conditions d’internement des prisonniers dans la base de Guantanamo Bay ?) ­ porte avec elle-même sa propre légitimité, du fait qu’elle soit accomplie au nom du «bien». Car ces tortures-là n’ont pas été perpétrées au nom du mal, selon eux, mais afin d’obtenir des informations qui permettraient de lutter contre le mal. Or, depuis Machiavel, nous savons que, politiquement, la fin justifie les moyens, et ce d’autant plus lorsqu’on légitime cette fin comme un bien nécessaire.

Nous nous étonnons et nous scandalisons de ces tortures, alors que tout dans cette manière de se représenter le politique semble impliquer la possibilité de telles exactions et leur légitimation implicite. Pourtant, une politique qui repose sur des principes liés à la religion, et donc théologiques ­ Rousseau nous avait déjà prévenus Ñ encourt toujours le risque de tomber dans un certain fanatisme d’Etat, au sens où «devenant exclusive et tyrannique, elle rend un peuple sanguinaire et intolérant ; […] en sorte qu’il croit faire une action sainte en tuant quiconque n’admet pas ses dieux» (Du contrat social). Et arguer que ce rapport religieux au politique et à la violence d’Etat ne serait qu’inhérent à «l’engagement chrétien» musclé de Bush (dont on avait pu avoir un aperçu dans sa façon de gouverner le Texas et de «gérer» le rythme des exécutions capitales à Huntsville) paraît maintenant un peu court : ici, il semble qu’on touche à un point crucial de l’inconscient collectif américain, constitutif de la genèse d’un Etat fondé sur le religieux dès ses origines, et qui, sous le coup d’un de ses plus grands chocs historiques, s’est insidieusement réveillé pour se métamorphoser comme l’on sait…

Nous nous étonnons donc, mais il s’agirait plutôt de penser en quel sens les Etats-Unis, tout en disant vouloir lutter pour la démocratie et leur propre sécurité, reprennent cependant dans leur manière d’opérer des processus et des logiques d’action qui ne sont pas étrangers à ceux de leurs propres ennemis, et qui ne sont que les conséquences inéluctables de toute théologisation du pouvoir politique et de la volonté de résoudre les conflits selon de tels principes. La «Vieille Europe» a mis plusieurs siècles à comprendre qu’il fallait «laïciser» le politique : de quelles hécatombes et ignominies, de quelles «passions» auront encore besoin les Américains pour en faire de même ?