Catastrophes providentielles
Serait-ce là, la vérité, au-delà de toute morale : à savoir que la catastrophe aura été pour les Etats-Unis, mais aussi pour un ensemble de nations, la vitrine humanitaire devant permettre, premièrement le renforcement de leur image et deuxièmement, le vecteur privilégié de relations économico-stratégiques avec l’Asie du Sud-Est ?
Florence Aubenas et Miguel Benasayag ont évoqué dans la Fabrication de l’information (1), les enjeux qui se constituent ici. En effet, selon les deux auteurs, le dispositif médiatique, et surtout télévisuel, plus que d’être le lieu réel d’une culture et d’une transmission de connaissances, s’est transformé en un miroir égocentrique pour toutes les subjectivités, miroir sans doute aux alouettes pour beaucoup, au sens où cela s’incarne à travers la télé-réalité, mais miroir stratégiquement manipulable pour les politiques et les gouvernements. L’important n’étant pas ce qui est fait, mais de montrer qu’on le fait, qu’on est actif, qu’on compatit, qu’on est solidaire : «Il est presque impossible pour nos contemporains d’ordonner leur vie d’après autre chose que cette promesse de visibilité.» Ainsi, ils racontent comment, une femme venant de perdre son enfant, se plaignait de ne pas être passée à la télévision, au sens où «quand même le petit méritait bien de passer au journal».
La catastrophe présente, par conséquent, l’opportunité de se constituer une identité, d’en redorer le blason si c’est nécessaire. Et manquer cette opportunité, ou bien en être décalé, ouvrant la possibilité d’une vindicte populaire et même médiatique. Il n’y a qu’à se souvenir du scandale face à la canicule qu’eut à affronter le gouvernement Raffarin lors de l’été 2003. Ainsi, alors que la France se déshydratait et commençait à compter des milliers de morts, nous pûmes voir en polo le ministre de la Santé de l’époque, Jean-François Mattei, ne point s’alarmer, ou encore constater que le président de la République, loin d’intervenir, poursuivait avec tranquillité ses vacances. Pour le premier, cela lui coûta son poste, pour le second et l’ensemble du gouvernement, cela fit chuter leur cote de popularité.
Il est évident, que derrière le scandale de la déclaration de Condoleezza Rice se cache une vérité ultime et médiatique, que le président des Etats-Unis a bien comprise dès les événements du World Trade Center, centrant une grande partie de sa possible réélection autour du thème de la catastrophe et de son action. Le terrorisme n’étant plus rejeté, mais devenant une médiation quasi nécessaire quant à la représentation de lui-même, au point de jouer sans cesse sur de possibles alertes, de potentiels dangers qui pourraient survenir, ceci venant corrélativement voiler le bilan plus que mitigé de son action gouvernementale, aussi bien au niveau de la politique intérieure (sociale et économique) qu’extérieure (déficit budgétaire et crise de la diplomatie internationale).
Ce qui se révèle alors, c’est à quel point le politique adopte les valeurs d’un cynisme qui n’a même plus besoin de se cacher, qui devient même, en tant que visible, une quasi-cause d’admiration. Et ici, le cas de Sarkozy et de son show médiatique permanent en tant que ministre d’Etat en était pour la France la preuve magistrale. De même que ce qui ressort des déclarations de Renaud Dutreil, ministre de la Fonction publique, quand il parle des fonctionnaires et qu’il peut les dénigrer, sans peur de se voir blâmer, dans l’espoir tout au contraire de se faire respecter, voire admirer, par une part de son électorat, notamment celui qui suit le baron Seillière au Medef.
Epoque du cynisme, et dès lors d’une réelle dislocation du lien entre la société et ses dirigeants. Car en effet, comment s’étonner de la désaffection, qui s’étend dans toutes les républiques et les démocraties face aux élections, si l’on fait le constat que les politiciens instrumentalisant les médias, peuvent ouvertement dénigrer une partie de la population, mimer des affects que l’ensemble de leurs actions viendront contredire quelques mois, voire quelques semaines plus tard ?
Ainsi, par cette déclaration de Condoleezza Rice, il y a bien une vérité cruelle qui se révèle: la douleur humaine, la situation de ceux qui sont exclus de la sphère visible des médias, n’est aucunement le réel enjeu de ceux qui cherchent à s’assurer le pouvoir. Mais est-ce là une véritable découverte ? Machiavel ne reconnaissait-il pas déjà, dès le XVIe siècle, et ceci à travers le portrait d’un César Borgia, que le seul but du politique était de conserver le pouvoir, et ceci en utilisant toutes les stratégies possibles, y compris la douleur humaine ou bien la peur ?
(1) La journaliste de Libération et Miguel Benasayag ont cosigné cet essai en 1999, éd. La Découverte.