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Archive for August, 2003

[article] Pourquoi l’alter-mondialiste est-il un bourgeois comme les autres !

[article paru sur Hermaphrodite]
On l’attend cette rentrée, on l’attend et on le dit, on n’a de cesse de l’annoncer : « elle sera dure pour le gouvernement, elle sera sociale ». De l’appel de Bové, lors des réunions du Larzac avec les alter-mondialistes, qui appelle à la mobilisation le 6 septembre au SNES qui en appelle déjà aux premières manifestations entre le 3 et le 9 septembre, revoilà l’agitation tant redoutée par un gouvernement qui n’a lors de cet été eu nul repos, forcé à l’insomnie tour à tour par les intermittents du spectacle, la canicule, les problèmes hospitaliers ou le teknival. On l’attend, car on dit que l’économie pourrait être régie autrement, on dit que tout ce qui est pourrait ne pas être ou pourrait suivre une autre logique.

Avant de savoir si tel est vraiment le cas, me détournant de ce « on » bien sympathique, haut en couleur, joyeux, bataillon de paysans aux corps sains ou robustes, de professeurs héritiers du PSU ou de jeunes alter, rapides à la rengaine condamnant le capitalisme, j’aimerais quand même interroger cette possible volonté de changement. En effet, à écouter ces alter, à écouter chaque pôle de revendication, changer de logique en économie et en politique serait seulement une histoire de volonté, de puissance de décision. Mais est-ce le cas ? Derrière ces discours de bon alois, ces discours généreux, charismatiques et altruistes, cléments et humanistes, ne se structurait-il pas une même volonté que celle dénoncée, comme si, le retournement de la loi actuelle renverrait comme Lacan avait pu l’analyser autrement, à son double caché ? Flash-back : cette année, longue et tumultueuse pour le gouvernement Raffarin, a vu des décisions prises par celui fondées, sur deux articulations impliquées, qui ne sont cependant pas équivalentes : 1) tout d’abord le discours de la « nécessité » ; 2) le fait que son action est de type messianique, venant sauver portant en elle la vérité de la logique économique future (n’oublions pas que certaines décisions comme la cotisation des retraites est établie sur une perspective de déclin à moyen terme fixé à 2020). Ces deux points, les alter, bon enfant, ne paraissent pas l’avoir mis en évidence. Ils ne paraissent pas avoir relever cette question rhétorique de ce qui légitime un discours politique et interventionniste. Ceci parce que, les alter-mondialistes, ou encore les syndicats semblent considérer l’économie au sens classique du terme, en tant que dimension humaine qui serait seulement dirigée par la volonté humaine. Vision aristotélicienne primitive, qui s’est ensuite sédimentée aussi bien dans les théories keynésiennes ou néo-classiques. L’économie n’est, qu’en tant qu’elle est une dimension issue et produite par l’homme, jamais autre chose. Mais quoi autre chose ? Une dimension qui s’impose comme une nécessité que l’homme ne peut plus modifier par l’ordre de sa volonté. C’est ici précisément, qu’il est urgent de penser la rhétorique politique, et Agamben, sans jamais approfondir cette question de la constitution de l’économie, cependant dans son dernier livre, Etat d’exception, paraît indiquer la nouvelle logique économique dans laquelle nous nous enfonçons, en mettant en parallèle l’Etat de siège ou d’exception martial et un Etat d’exception qui serait fondé à partir de la dimension économique. Agamben dans sa suite d’Homo sacer, met en évidence ce qu’est un Etat d’exception, à partir de l’analyse de la notion d’Etat de siège, héritée tout d’abord du XVIIIème siècle et du décret du 8 juillet 1791 de l’assemblée constituante, indiquant, que face à une urgence mettant en péril réellement (état de siège politique) ou potentiellement (état de siège fictif) un Etat, « toute l’autorité, dont les officiers civils sont revêtus par la constitution pour le maintien de l’ordre et de la police intérieurs, passera au commandement militaire, qui l’exercera exclusivement sous sa responsabilité personnelle » (Reinach, De l’état de siège. Etude historique et juridique, Paris, 1885). L’état de siège, ou encore état d’urgence, nous le percevons, c’est un moment politique, ou toute assemblée législative est dépossédée de son autonomie et de ses pouvoirs, au profit d’un pouvoir exécutif qui exceptionnellement obtient les pleins pouvoirs. Cette figure, que Carl Schmitt reprendra dans La dictature, selon Rossiter tend à devenir le paradigme constitutionnel du pouvoir non seulement pour les régimes dictatoriales mais aussi et surtout pour les démocraties modernes : « A l’âge atomique dans lequel le monde aujourd’hui, il est probable que l’usage des pouvoirs d’urgence constitutionnels devienne la règle et ne soit pas l’exception » (Rossiter, Constitutional Dictatorship, New-York, Harcourt Brace, 194). Il n’y a qu’à percevoir, comme le souligne Agamben, les décisions politiques et martiales prises par Bush depuis le 11 septembre 2001, pour comprendre, qu’une démocratie comme les Etats-Unis dérivent de plus en plus vers une prise de pouvoir hégémonique de l’exécutif, et ceci non plus seulement au niveau national mais au niveau international, pouvant selon une menace potentielle (état de siège fictif) déroger au système législatif de l’ONU (Conseil de sécurité) . Ce qu’indique avec pertinence ainsi Agamben, c’est que les individus selon des nécessités produites au niveau de la représentation par le pouvoir, sont de plus en plus les otages d’une loi qui ne répond que de l’urgence, les amenant à n’être que corps nu, passif face aux décisions, susceptible de toute arrestation, ou annihilation sans autre droit que celui de se taire (Guantanamo). Mais derrière cette question de l’état martial, de l’état d’exception militaire et politique, il suggère par deux fois, que peut-être cet état d’exception se constituerait aussi – et selon nous surtout – selon une représentation économique : « Comme il est significatif que l’urgence militaire cédât la place à l’urgence économique, par une assimilation implicite entre guerre et économie » (Agamben, Etat d’exception, p.28). Ce glissement, amenant que l’on détermine un état d’urgence selon une nécessité, ou l’instrumentalisation d’une nécessité tel que l’analysa et le montra Machiavel au chapitre XVIII du Prince, est observable sans difficulté au niveau de la rhétorique du gouvernement français actuel sur le plan économique. Qu’est-ce qui est reproché spécifiquement par les alter et les syndicats à ce gouvernement Raffarin ? Qu’il prenne des décisions sur le plan économique à partir non pas d’une délibération collective, et donc un dialogue, mais selon une autorité de l’exécutif qui a la mainmise totale sur le législatif (Assemble nationale et Sénat). Toutefois, au lieu d’immédiatement renverser cette position gouvernementale, laissant impensées les causes d’une telle logique politique, il est nécessaire de comprendre la structuration rhétorique des décisions : Que cela soit, Perben, Fillon, Ferry, Aillagon, Mattei, tous, tour à tour, établissent les prises de décision de l’exécutif (retraites, cotisations chômage, etc…) sur une question de nécessité, un état d’urgence à venir qui si on n’intervient pas maintenant arrivera inexorablement. Leur anticipation ne témoigne pas ainsi d’une volonté, mais de décisions déterminées selon une nécessité économique irrémédiable indéracinable qui tôt ou tard se produira. Ici nous retrouvons le premier point marqué ci-dessus : l’économie ne semble plus à les entendre du ressort de la décision humaine ou encore de sa volonté, mais devenue une dimension ontologique première qui a des lois autonomes et réelles par rapport à la sphère obéissant à la volonté. La dichotomie entre la liberté et le déterminisme classiquement posée par la philosophie entre la dimension matérielle et la dimension intelligible (cf. 3ème antinomie de Kant, dans la Critique de la raison pure) s’est déplacée dans le rapport entre liberté humaine et économie. Au point même où la question du déterminisme matériel et physique (par exemple la canicule, les catastrophes climatiques reliées à la pollution) ne soient elles-mêmes plus que des détails ou aspects particuliers de cette nouvelle antinomie. Ici glissement, ici dérapage, ici il n’y aurait qu’à analyser aussi bien la logique des discours économiques américains prônant comme nécessité le passage aux démocraties libérales (analyse des transformations opérées en Amérique du sud ou encore en Irak) ou de Greenspan, le gourou de la banque centrale. Ici glissement vers un fatalisme économique. Certes il serait séduisant de contrer ce discours-là par un autre volontariste, impliquant une plus grande liberté humaine. Mais attendons avant de plonger dans une telle brèche par trop visible et simpliste. Le second point que je mettais en avant, et qui est impliqué par celui-ci, se détermine dans les attributs messianiques des discours politiques venant répondre à ce fatalisme. Les décisions politiques de l’exécutif, à chaque fois, semblent revendiquées être sauveurs, rédempteurs face au déclin, s’appuyant sur une vérité nécessaire et indiscutable. Réécoutons Raffarin, Ferry, Aillagon : nous sauvons, nous sauvons, NOUS VOUS SAUVONS, quitte à ce que vous deviez consentir à des sacrifices. La parole messianique s’établit toujours sur une apocalypse à venir, sur un dévoilement inexorable de la vérité, telle que ce discours l’anticipe, la devance et y corresponde. Pas la peine d’attendre 2020 pour voir la catastrophe, car ce que NOUS VOUS DISONS sera vérifié, agissons alors selon cette vérité future et fatale. Rhétorique qui devient de plus en plus classique, rhétorique de la persuasion, rhétorique efficace à voir dans quelle mesure la majorité de la population semble consentir à son fonds. Face à cette rhétorique, nous percevons alors, un contre-investissement rhétorique et affectif qui s’incarne dans les luttes alter-mondialistes, dans les luttes des paysans, des artistes, des professeurs, des …, des « … », oui de ceux qui se tiennent en suspension dans ce réel qui ne semble pas s’écrire dans le discours officiel. Toutefois, et c’est là que s’ouvre un réel abcès, sommes-nous certains que les alternatives proposées soient : 1) si différentes de ce que propose la logique libérale économique ; 2) en rapport avec la situation affective de projection existentielle des populations ? A écouter Bové, les intermittents pour qui va ma sympathie pourtant, on pourrait agir économiquement autrement. Or, lorsque l’on écoute Bové et ses sbires, ce qu’il s’agit de défendre c’est d’abord et avant tout un intérêt privé, lié à l’économie et sa maîtrise par ceux qui sont défendus par lui. Il n’y a qu’à voir la réaction des paysans du Larzac face au teknival : scandalisés qu’une manifestation qui ne les concerne pas vienne s’installer sur leur terre. Il n’y a qu’à voir ce qu’ils revendiquent économiquement : l’obtention d’un pouvoir au niveau du capital pour le paysan. En bref, face au capitalisme libéral, ce qui est revendiqué c’est un micro-capitalisme-libéral, de l’obtention de la propriété, selon des catégories spécifiques. C’est ainsi que tout un chacun chez les alter, revendiquent à chaque fois une plus-value de sa propre spécificité selon une détermination de la propriété. C’est là, en fait que le second point mis précédemment en question se révèle : sommes-nous certains derrière chacun des beaux discours énoncés que nous ne sommes pas en train de nous figer nous aussi dans une posture capitaliste liée aux désirs de possession ? Ce qui me surprend toujours c’est cet écart entre d’un côté la plainte, complainte, propre aux victimes et de l’autre côté leur manière de revendiquer leur propre existence. On se plaint d’un système tout en le renforçant dans les revendications. Bourdieu avait parfaitement compris cela dans la séparation entre sphère d’appartenance et sphère de référence. La plainte provient toujours d’un vécu de sens au niveau d’une sphère d’appartenance (discours de la victime), toutefois les projections liées au désir de celle-ci se structurent au niveau d’une sphère de référence qui ne concorde pas avec cette sphère d’appartenance, et peut même en être contradictoire. Ce serait le glissement que note Bourdieu dans la sphère de l’habitus bourgeois. Oui il est dégueulasse que nous soyons victimes du capitalisme sauvage, de l’exploitation de certaines masses salariales dont nous pouvons nous aussi faire partie, toutefois notre projection affective n’obéit-elle pas aussi à ce que nous dénonçons. Le lambda péquin moyen crache sur le capitalisme, mais est le premier à se rendre dans le conard-land du coin, où la vie est moins chère, où on positive, où on paie en quarante-douze fois selon un TEG écrit en tout petit de 11,90 % au minimum. Et puis on en a rien à foutre que nos verres soient produits au Pakistan par des mômes de 9 ans, que nos fringues soient assemblées par des petites mains asservies, que notre bouffe soit le résultat d’élevage en batterie. Du moment que ce n’est pas cher ! Du moment que l’on jouit ! On gueule contre l’exploitation, contre la dégénérescence du tissu social, cette insécurité galopante, mais on se vautre à millions devant la real-TV, prompte à fonder les relations sociales sur le mensonge, la manipulation de l’autre et son élimination, devant la moindre série télévisée qui fait reluire le privé, celui qui crache sur l’institution, la montrant comme un pouvoir à éliminer pour jouir de soi. C’est cela que les alter n’interrogent pas, cela, oui, ça, ça qui s’échappe aussi de leurs mots, ça qui les travaille, leur jouissance de potentiels petits chefs, de petits dirigeants, de petits capitalistes de leur jouissance, de consommateurs repus. Même si je le sais, certains agissent de bonne foi, et ont déjà sacrifié leur individualité à la représentation d’une réalité affective collective. Mais eux aussi se leurrent, comme pouvait se leurrer Mehdi Belhaj Kacem dans sa dénonciation de la démocratie médiatique et des intérêts qui font agir les sujets de l’Etat. Car, en effet, ceux qui revendiquent l’égalité sociale et économique, outre qu’ils devraient réfléchir à l’échec des systèmes socialistes marxistes en relation aux polarisations affectives des individus, ne pensent pas que les populations n’aspirent qu’à une chose évidente l’obtention d’une jouissance matérielle de leur existence. Discours utopique, discours révolutionnaire caduque et périmé ! Inutile de vouloir un monde d’égalité fondé sur un communisme, une mise en commun, puisque de toute façon les populations occidentales et peut-être encore plus les populations du tiers-monde et ceci sans que cela soit véritablement une conséquence éducative, aspirent d’abord et avant tout à la propriété privée. Même si moi-même je le reconnais, de tels systèmes nous hantent, nous font rêver d’un monde meilleur. Il y a quelques années, Derrida parlait des Spectres de Marx. Alors quoi ? Que faire ? N’attendez pas ici de réponse ! Non ! Seulement l’indice peut-être d’une éthique du multiple et du singulier à constituer selon la prise ne compte de la transformation ontologique du déterminisme du monde régissant la dimension humaine. Seulement peut-être la prise en compte insistante que si aucune révolution n’est possible comme acte réel de notre survie, mais seulement comme contre-loi liée à ce qu’elle dénonce, il s’agirait davantage de se confronter aux systèmes actuels dans le même sens que pouvait le revendiquer Fluxus ou Burroughs : par interférence médiatique avec les pouvoirs hégémoniques qui détiennent la représentation du monde humain. En effet, qu’y a-t-il donc à faire si ce n’est créer les lieux de notre propre corporéité en court-circuitant de l’intérieur les vecteurs de pouvoir. Individualité hybride alors, tout à la fois à l’intérieur, ne revendiquant plus l’utopique réel d’une extériorité idéale, et jamais totalement digéré, se développant selon le système du cancer, de la cancérisation des dimensions libérales afin de se les réapproprier selon une éthique de la différence et du multiple (totalement opposée aux cul-terreux du Larzac ou encore aux penseurs libéraux de la politique capitaliste actuelle qui prône l’élimination de la différence). L’enjeu ainsi, non pas une politique (renvoyant toujours à l’assomption d’une identité, sauf dans le cas d’une politique de l’incommensurable au sens de Lyotard), mais une éthique de l’altérité, une éthique de l’hospitalité.

[article] à propos de Mon binôme de Charles Pennequin

[article publié sur Libr-critique.com]
Mon binôme
, de Charles Pennequin, s’il poursuit l’exploration d’un désoeuvrement profond de soi en soi à partir de la critique du sujet humain occidental pétri par des structures qui le phagocytent, c’est que d’abord et avant tout, il développe dans une radicalité qu’il n’avait pas encore atteint, la question de la constitution de soi à partir d’une schizophrénie fondamentale, au sens où – comme je vais le montrer – elle serait établie ontologiquement comme condition même de notre surgissement de conscience de soi au sein du monde.

Brèves précisions sur un cas de schizophrénie

La philosophie traditionnellement, disons, pour faire court, de Platon à Heidegger, si on y prête attention, semble faire une “hantologie” de la conscience. A savoir, elle paraît énoncer la vérité de la question de la conscience souvent sous la forme du fantôme de ce qui vient hanter, de ce qui appelle, interpelle, interdit, nous remet en cause, nous intime du dedans à changer de cap. En effet, dès Platon, tout apparaît déterminé, le chemin d’une vérité de soi, ne naît pas de soi-même, de notre conscience immédiate, mais surgit comme Platon l’a développé à partir du personnage conceptuel de Socrate, selon l’effraction au-dedans de soi de ce qu’il nomme le signe démonique, ou encore le démon familier. Cette interpellation sera analysée jusqu’à Heidegger, dans son analytique existentiale du Dasein, où il montrera reprenant la question de la conscience morale, en quel sens la partie inauthentique du Dasein, de cet être-là qu’est l’homme, est hantée et appelée par le sein authentique. Etrange tournure qu’a prise la philosophie, et que l’on pourrait véritablement pointer comme crise schizophrénique de la vérité de soi. Car derrière cela, derrière toutes les figures philosophiques qui reprennent cette typologie (Augustin, Thomas d’Aquin, Descartes, Kant, etc…) ce qui apparaît fondamentalement, ce n’est pas tant la certitude de notre être authentique que le fait de devoir assumer en nous-mêmes une schiz, une schiz qui n’est pas ici pathologique, autrement dit déterminée seulement selon des conditions empiriques et individuelles opérant sur notre structure psychique, mais une schiz ontologique, le fait que l’homme est homme, en tant qu’il a la capacité schizophrénique de se mettre à distance de lui-même en lui-même et, dès lors, de se tutoyer afin de pouvoir se définir. L’analyse kantienne du devoir et de son interpellation impérative par la forme du tutoiement est ici une de figures paradigmatiques de ce rapport à soi. Toutefois, si la philosophie, a bien posé cette obsession de l’autre-soi en soi, reste qu’elle n’interroge que très peu cette figure, l’ayant laissé interprétée durablement au XXème siècle par la psychanalyse, notamment freudienne, qui pose qu’il y a en nous une autre instance, ça, instance de la lettre (Lacan) qui articule, audiblement ou d’une manière inouïe, une autre pensée que celle qui paraît issue de notre propre effort de réflexion. Et pourtant, c’est bien cette question qu’il faudrait poursuivre, de savoir, comment se détermine en nous cette schiz ontologique, quelle en est la matérialité intentionnelle ou bien encore linguistique ?

De la disjonction en soi de soi chez les écrivains contemporains

L’une des premières voies à interroger véritablement cette schiz ontologique et à la mettre en question quant à ses formulations n’est autre que celle ouverte par Nietzsche, qui sait qu’il faut « traverser de sa main les fantômes qui viennent nous hanter » (Ainsi parlait Zarathoustra). Autre voi(e/x) au sens où s’il ne rompt pas avec cette schiz, et même en expérimente les abîmes et les circonvolutions psychopathologiques (cf. la schizophrénie qui s’amplifie dans ses derniers textes), il la déplace, il montre : 1) que celle-ci ne renvoie pas spécifiquement à la morale, mais bien plus que ce qui s’exprime en nous et qui trouve accès à certaines formes d’articulation est d’abord et avant tout la vie se donnant dans le flux intensif de la volonté de puissance, 2) que l’intentionnalité de ce flux loin, de ne renvoyer qu’à la moralité et à une authenticité purement intelligible – ce qui n’est qu’un des cas possibles de la vie -, peut se déterminer selon d’autres formes intentionnelles, ce qui avait été pressenti auparavant par l’un des premiers penseurs de la part maudite : Sade. Cette question de l’autre en soi, si elle est ainsi peu approfondie en tant que telle, aussi bien par la philosophie – trop obsédée par une vérité essentielle – que par la psychanalyse, qui établit sans doute trop la schiz sur des caractères empirico-psycho-pathologiques issus du seul sujet particulier, est pourtant explorée par une voie qui n’est plus celle de la théorie, mais celle de la littérature, de la littérature d’avant-garde, notamment avec la modernité poétique. On pourrait partir de Rimbaud (« je est un autre ») ou d’Artaud pour comprendre certaines pistes d’approfondissement de cette schiz , mais le cas qui nous intéresse ici, c’est celui développé dans la perspective de Mon binôme de Charles Pennequin, en tant qu’il peut dire que « l’action humaine c’est son écriture, sa seule réalité, on est confronté à elle, elle nous travaille ».

La schiz ontologique chez Pennequin : le flux

Mon binôme de Pennequin semble en effet approfondir et dévoiler la schiz ontologique du sujet humain dans l’écriture, celle-ci devenant l’echo-somato-graphie de ce qui est appelée par la philosophie conscience de soi. Cette radicalisation du dédoublement se constitue tout d’abord selon l’intensité du texte, son flux, ininterrompu. Alors que dans Bibi (POL), ou dans Dedans (Al Dante), ce qui constitue son langage, ce sont des micro-phrases qui soit se juxtaposent sans liaison logique ou grammaticale, soit selon des enchaînements logico-linguistiques hypertrophiés (ce qui renvoie certainement au travaille de tisserand de Beckett ou de Stein), dans Mon binôme, la phrase est totale, elle est d’une seule traite, sans interruption, elle se poursuit du commencement jusqu’à la fin, sans débuter par une majuscule ni s’arrêter à un point. Fragment d’un flux qui avait toujours déjà commencé, et qui par là-même se poursuit au-delà de l’horizon fixé par le livre, comme si la virgule finale ne faisait que signer une ouverture. Insister sur cette question du flux, à partir de la question posée, est nécessaire, au sens, où le dédoublement de soi en soi, justement n’obéit pas à un partage strict en soi de deux instances. Une telle hypothèse, du dédoublement strict et délimité, hypothèse propre à la psychanalyse, a immédiatement le tort de poser la conscience face à une instance qui serait étrangère, ou bien hétérogène à la conscience réflexive, délimitée en tant que destinateur de sens. Ce qui pouvait encore être le cas dans les textes précédents de Pennequin, où la variation des sujets se trouvait indiquée selon le rythme de l’enchaînement des phrases. Or ici, n’accomplissant plus aucune démarcation grammaticale des instances qui s’expriment, Pennequin rend flou, poreux, les rapports entre ces différentes origines de la parole. Pris dans le sens du flux, par les passages rapides entre les différents Je qui s’adressent les uns aux autres, sont-ils même véritablement 2 ?, 3 ?, 4 ?, nous ne pouvons plus discerner par moment quel serait celui qui représenterait la conscience de soi immanente au sujet et par un autre moment l’instance d’interpellation. La question du flux est ici essentielle, car elle est celle du temps et de la composition de l’être dans celui-ci. Pennequin, dans ce texte, explicite un peu plus qu’auparavant ce qui a lieu avec le temps, temps qui n’est d’aucune manière objectif ou temps du monde, mais temps de soi, qui se situe à l’intérieur de nos propres êtres. C’est ainsi, que si la mort reste à l’oeuvre dans ce nouveau livre, comme cette absence qui ronge du dedans notre être, cette mort est issue du travail de putrefaction inhérent au temps : « , qu’est-ce qui travaille à l’intérieur, qu’est-ce qui peut autant me travailler, peut autant me donner du travail, qu’est-ce qui vient pourrir à l’intérieur, c’est l’intérieur du temps, » Le flux est celui du temps, et le temps est un travail de composition de la décomposition. Autrement dit au niveau du langage, toute forme d’articulation est la formulation de la dé-formation, de la dis-jonction en soi. Parler n’est pas assembler mais montrer du désassemblé, du fragmenté, et seul le flux dans la radicalité de ses écartements, de ses phases hétérogènes parvient à formuler cette déstructuration de soi par la pensée et le langage. La force de ce flux apparaît ainsi comme la possibilité de mêler en un seul agrégat la provenance des ph(r)ases de pensée. Lorsque l’auteur utilisait des points, par le marqueur syntaxique, pouvaient être posées en écart les différentes séquences linguistiques, et localiser leur provenance (énoncé d’une série télévisée, adage populaire, paroles propres,… etc.). A partir du moment où Pennequin s’évertue à ne plus abstraire syntaxiquement les séries de phrases les unes des autres, nous ne pouvons être pris que dans une sorte de porosité généralisée de tous les énoncés, qui les amènent à n’appartenir plus qu’à une seule source, à être le résultat intensif d’un seul flux de pensée, mais divisé en instances en lui-même. La présence d’éléments importés n’est pas ainsi moins prégnante dans Mon binôme, mais elle est davantage située dans l’immanence de la pensée monologuée. En ce sens, ce qu’affirme d’autant plus ici Pennequin, c’est à quel point notre hétérogénéité intérieure ne provient pas seulement de la projection/imposition de pensées qui seraient extérieures et identifiables en tant que telles, mais d’une assimilation effaçante de ces bribes, au point que nous nous déterminions par nous-mêmes selon ces matériaux. Grâce au flux, Pennequin constitue davantage ainsi le fait que le propre ne soit que de l’impropre, ne soit constitué que par cet impropre que nous croyons notre propre. Mais reste à comprendre pourquoi, ces divisions du sujet en lui-même ne renvoient pas à la psychanalyse, mais essentiellement à la schiz fondamentale de l’homme, en tant qu’il est homme ? En effet, comme cela a pu être remarqué, il me semble un peu trop caricaturalement par certains critiques, on retrouve ici une nouvelle fois les thèmes du père qui hante au-dedans la conscience, mais aussi la constante d’une interrogation sur le désir, l’amour et son rapport à la sexualité, « la bite ». Mai c’est se tenir en porte-à-faux que de réduire la prosodie de Pennequin dans les limites de questions psychanalytiques.

L’interpellation de la schiz ontologique : variation des motifs

Que cela soit la philosophie ou bien la psychanalyse, à chaque fois, leur analyse tend à se polariser sur des déterminations précises. La philosophie focalise la schiz en rapport avec la morale et son appel, voire la voix de Dieu comme chez Augustin. La psychanalyse, comme la justifiait Freud, par exemple dans Une difficulté de psychanalyse, polarise la schiz en rapport avec la pulsion sexuelle (ça, l’inconscient profond, la libido, etc…). La force du flux que nous propose Pennequin, c’est qu’il ne développe pas un discours privilégié en tant que tel. Bien au contraire, non seulement comme je l’ai dit, il efface peu à peu la délimitation et la position précise des voix, mais en plus, il va faire varier les motifs d’adresse, les contenus de discours. Et c’est à travers cette variation des motifs de distance en soi de soi, que peut être précisée la radicalité de la schiz ontologique. En effet, en balayant un large champ de division en soi (l’autre, on, toi, je, la télévision, le lieutenant, elle, papa, etc…), ce n’est pas tant à des cas précis qu’il renvoie, mais à un ensemble d’opérations de réflexivité schizoïde qui font partie intégrante de notre appareil psychique. C’est pourquoi, comme je vais tenter de l’expliquer, ce n’est pas seulement un cas psychopathologique que nous observons, ce n’est pas une petite histoire à la mode subjectivo-occidentale genre Christine Angot ou un dernier avatar genre les petites névroses sentimentales à la Justine Lévy. Si on ne considère que certaines possibilités d’adresse réflexive à soi, alors on détermine seulement certaines déterminations de cette schizophrénie. On étudie certaines de ses polarisations. La voix de la raison, comme le mentionna Nietzsche n’est qu’une petite part de notre grande raison (la vie/corps). De même que la voix de la pulsion au sens de Freud n’est qu’une petite part, ou encore celle du surmoi en tant qu’elle est aussi une instance déterminante en nous. Pennequin, pour sa part, multiplie les différents types d’adresse. Tour à tour réprobatrice, interrogative, constative/descriptive, pénitente, performative, rectificatrice, etc, et ceci en les reliant à une multiplicité d’instances énonciatrices. Il les multiplie sans jamais donner à une seule adresse une priorité, ou bien en discriminer certaines par rapport à d’autres. Non, tout au contraire, nous sommes pris selon le flux, dans une variation sans hiérarchie des possibilités de reprise de soi par soi, dans une sorte de dialogue sans interlocuteurs précisés, qui surgissent selon aucune logique déterminée du surgissement. Ceci lui permet de poser que c’est au cœur de ces échanges intérieurs multiples que se pose la question même de savoir ce que l’on est, qui l’on est. Pennequin l’énonce, le « je » est ce rien qui accueille les paroles extérieures dans sa bouche comme les siennes propres : « c’est moi mon lieu, mon centre, le lieu et au bout rien, au bout du lieu du centre, le centre de moi, c’est moi au lieu de rien, c’est le centre même, oui c’est moi qu’il y a dans ce rien-là ». Ce rien, à savoir cette place vacante et lisse où se gravent, se condensent et se fixent une multiplicité de paroles, dont on est plus ou moins conscient de la fixation/éclosion. Certes celle de la société, ou bien encore de la télévision, comme il l’avait déjà pleinement développé dans ses textes antérieurs, notamment Ecrans (VOIXéditions) : « je ne suis pas le même qui parle, je parle dans ma bouche mais je ne suis pas le même, on est jamais le même quand on est la télé », mais aussi celle qui contredit ces énoncés, et encore celle du père, de l’amante, de la mère, de l’ami, etc… Apparaît que la scène de la conscience intime et immanente est grouillante de sujets plus ou moins perceptibles et distincts qui, par contradiction et articulation, se fondent dans un seul élan. Et c’est là que s’éclaire par ce grossissement par le prisme littéraire, le caractère décousu ontologiquement de la conscience. Nous ne sommes conscience réflexive que dans le mouvement de ses boucles qui entrent en friction. Dès lors, si Alain a raison de dire, que la pensée authentique c’est celle qui se dit non, qui se contredit, parfois même sans savoir pourquoi, pour rien, il reste à comprendre que le non n’a pas pour origine seulement une conscience pleine et transparente à elle-même, qui serait résolue dans la vérité qui la détermine, mais que tout au contraire ce non, qui détermine la possibilité de la démarcation du sujet, est le jeu des différentes instances qui se créent en nous et qui par opposition, association, répulsion ou bien attirance, créent la synthèse d’un sens, d’une direction d’existence.

Ainsi, pour conclure, il est évident que Pennequin, par mon Binôme approfondit encore la voie d’une introspection ontologique du sujet humain. Retirant tout artifice de la représentation fictionnelle, condensant son écriture dans le seul flux immanent de la réflexivité de la conscience, il montre sans fard, sans recours au théorique, comment notre propre être est le cousu d’une multiplicité décousue et contradictoire, et en quel sens cette schiz fondamentale est ce qui anime originellement notre propre inquiétude d’être.