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L’art : une invitation à la création de concepts

« l’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité » 

Nietzsche

 

 

 

Deleuze nous aura prévenu, la philosophie n’est pas le sens commun, n’est jamais le bon sens, « mais le paradoxe ». « Le paradoxe est le pathos ou la passion de la philosophie ». Et la question de l’art n’est certainement pas la moins paradoxale pour la philosophie, au sens, où elle semble être l’un des lieux où elle se confronte à ses propres limites, où elle rencontre l’immanence d’un plan de consistance pour son propre langage, vis-à-vis duquel il lui est difficile d’éviter la crise. Car comment juger d’une œuvre dès lors que toute œuvre prétend se poser comme un monde en soi, comme une différence immanente, ligne singulière, qui tout en étant différence est bien aussi la répétition d’une mêmeté : celle de l’art, qui nous pousse à dire que il y a de l’art.

Si la philosophie deleuzienne est une philosophie de la vie, de cette vie qui s’invente dans un plan d’immanence qui ne répond d’aucune essence réduisant a-priori la différence, c’est qu’elle tire sa force de cette réflexion sur l’art, sur ses productions, de la littérature à la peinture en passant par le cinéma. Ce n’est pas pour rien que Deleuze se sera intéressé à Joyce, Bacon, Eisenstein, et tant d’autres, pas pour rien, à savoir pas pour reconduire ces œuvres à l’identité évidente d’un concept, à la totalité vidifiante d’un principe qui a subsumé la différence dans l’identité du concept de différence comme chez Hegel. 

Non, l’art, pour lui aura été ce lieu même de l’immanence qui fait effraction dans la philosophie, l’interpellant, et la sommant de répondre de ses architectures de concept, et cela de Platon à Hegel, puis à Nietzsche. L’art, en tant qu’il est lieu du surgissement de bloc de sensation, s’il est évident que Deleuze a tenté d’en témoigner à  partir de la création de concept, cependant est aussi et surtout à définir à partir de l’impact affectuel qu’il produit sur la philosophie. C’est bien ce à quoi ouvrait Nietzsche et que poursuivra à sa manière Deleuze : la compréhension des modalités d’appréhension, de fondement des concepts philosophiques en rapport à la différence, au multiple, au singulier, et ceci non pas dans la volonté d‘une légitimation-rectification, mais de la possibilité d’introduire — et ceci épistémologiquement, comme éthiquement — un nouvel accueil de l’œuvre, une nouvelle manière de la penser. 

C’est pourquoi, si je tenterai de mettre dans un deuxième temps en évidence, ce qu’a pu produire l’art sur la formation philosophico-linguistique de Deleuze, c’est bien d’abord une mise en question de la difficulté de la philosophie face aux œuvres d’art que je voudrai interroger. 

La difficulté de la philosophie face à l’art apparaît à travers la contrariété qu’éprouve le concept vis-à-vis de l’affirmation de différence immédiate de chaque œuvre, cet infini dans le fini composé. En effet, et se présente là, l’une des lignes suivies par Deleuze dans Différence et répétition, l’art n’est pas seulement le paradigme de la différence qui vient mettre en porte-à-faux la tentative de réduction au concept de la philosophie, mais se poserait, du point de vue de l’existence humaine, comme ce surgissement qui interdit tout dire visant la synthèse traditionnelle du donné dans la donnée conceptuelle, plaçant l’esprit face au jeu ironique du simulacre. Le premier temps de cette réflexion va porter alors non pas seulement sur les difficultés de saisie de la philosophie face à l’art, mais sur les torsions conceptuelles entraînées au cœur de la philosophie par sa rencontre des œuvres d’art. Car c’est à partir de cette approche que nous pourrons comprendre dans une certaine mesure, en quel sens il y a une nécessité de création de concept pour Deleuze, en quel sens la création de concept, n’est pas un geste autonome de la philosophie, la réification de son identité, mais la reconnaissance non-voilée d’une déchirure interne, qui laisse apparaître la différence comme le cœur même de la philosophie, de sa capacité à construire ses concepts. 

 

Bifurcation#1 : Platon et le bord philosophique : 

C’est par Platon que Deleuze commence son analyse critique de la réduction à l’identité. Il tente de comprendre de quelle manière, la formation linguistique de cette philosophie, et de celles qui lui seront ultérieures, s’inscrit dans cette nécessité de neutralisation de la différence en tant que différence, au profit d’une différence qui serait le résultat de séries constituées à partir d’un modèle. Toutefois Platon, s’il initie cette lignée, représente tout à la fois la limite qui détermine le commencement philosophique, et la limite extérieure, celle qui entend encore le bouillonnement héraclitéen en elle.

Ici, l’analyse de Deleuze est fort judicieuse, pour comprendre ce qui se joue en rapport à l‘art, car il est bien évident que Platon n’y a pas été insensible, que sa philosophie, tout à la fois ironique, et construite sur l’art même de la formation des mythes témoignent simultanément de la différence de l’œuvre et d’autre part de la nécessité du même, de l’identité, de l’archétype qui tétanise toute différence, la faisant imploser dans son identité de principe.

Selon Deleuze, Platon ne recherche pas tant à fonder qu’à poser la possibilité d’un partage, d’une sélection d’un tri entre les prétendants à la vérité. Comme il l’analyse, il ne faut pas lire Platon à la lumière de la critique aristotélicienne, mais selon le projet platonicien de la sélection. « Il ne s’agit pas du tout d’une méthode de spécification, mais de sélection ». Et c’est dans cette distance que se creuse le rapport entre d’un côté chemin dialectique qui remonte vers le fondement et de l’autre le mythe comme lieu du fondement, le mythe en tant que non pas condensation abstraite du vrai, mais en tant que cette trace d’un fondement qui par lui-même n’apparaît pas, ne peut pas apparaître, se  dérobant à chaque fois de la voie dialectique, ou la rejouant, et ainsi la déjouant, la montrant comme incapable de donner à voir ce qui en tant que fond est en différence par rapport à toute saisie concrète du concept. 

Deleuze montre que si avec Platon, il y a volonté d’accaparer l’autorité du point de vue de la définition de la chose-même (l’Idée), cependant, cette volonté s’affrontant à l’impossible mise à nue en tant que telle du fond (il est l’imparticipable), se joue alors par l’ironie d’un fond dévoilé dans la fiction, et la possibilité de celle-ci de marquer, de se démarquer de toute autre parole revendiquant l’autorité. 

Mais plus que cela, ce qu’indique Deleuze, c’est de quelle manière, Platon rencontrant cette question de la différence, se sent obligé de quitter la ligne dialectique, de constituer un autre plan de consistance de la vérité que celle dialogique de l’argumentation, reposant davantage sur la croyance : le mythe. 

C’est en ce sens que Platon — qui met en critique le simulacre de l’art et de la poésie, en tant que lieu même de la subversion de la vérité (lieu de mélange, d’indiscernable, de perte du principe de partage), comme cause possible d’une méprise sur les principes qui constituent le réel, pourtant pour ce qui est de définir les Idées intelligibles — en vient à sortir de la distinction logico-conceptuelle, pour utiliser des récits, auxquels une personne sensée ne peut apporter son crédit.

Ce qui s’esquisse ici, c’est à quel point Platon a ressenti, et témoigner de cette difficulté de la parole philosophique face à la vérité mais aussi aux œuvres qui se revendiquent d’elle, mimant seulement sa forme ou bien ses principes. C’est pourquoi sa relation à l’art tient du paradoxe, à la fois impressionné et prêt à remettre les lauriers, et d’autre part insistant sur la nécessité de rejeter l’artiste, à la fois mauvais rapport au vrai et de l’autre au cœur même de son articulation de la vérité.

Platon représente ainsi celui qui inaugure selon ces deux lignes, le rapport de la philosophie à l’œuvre d’art ou bien les créations qui prennent leur source dans la sensibilité. Il est le premier moment d’une philosophie qui s’hypostasant dans l’intelligible, pourtant face à la sensibilité et à ces concrétions (discours, peintures, etc…) est obligé de s’ouvrir, de remettre en jeu son propre langage, celui-ci pouvant même en emprunter les atours, les stratégies, inviter à cette ouverture d’une tension infinie dans  la figure  finie d’un mythe.

 

Bifurcation#2 : l’art comme limite au concept (Kant)

Mais, étrangement c’est Kant qui semble, dans son œuvre tardive de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, nous avoir enseigné le plus cette friction du philosophique avec l’esthétique, et par conséquent cette tension d’impuissance du langage philosophique face à l’art. En effet, le concept a manqué, manque et manquera toujours ce type de phénoménalité, celle qui apparaît par l’œuvre d’art, qui au titre de la liberté qu’il définit parfaitement dans sa pure événementialité au cœur de la 3ème antinomie de la Critique de la raison pure, n’a d’autre cause que de se montrer entièrement dans son apparaître comme cause indépendante de toute antériorité.

Certes Kant apparaît souvent comme le penseur du transcendantal, de la force de l’entendement, toutefois, c’est oublier, à quel point, dès 1790, par sa mise en évidence de la différence entre jugement réfléchissant et jugement déterminant, il établit que la donation esthétique ne se constitue pas sous l’autorité du concept, mais de l’imagination. 

C’est pourquoi, il analyse, dans l’Anthropologie, le fait que les sens ne trompent pas, mais que toute duperie dans la représentation est issue « de la faute de  l’entendement » qui « juge avec précipitation ». Au contraire tel qu’il y insiste « c’est plutôt un mérite de la sensibilité d’avoir fourni à l’entendement un riche matériel en face duquel les concepts abstraits de l’entendement ne sont souvent que de scintillantes misères ». Ce riche matériel pouvant être la poésie ou l’art.

Si Kant, tel que l’indique Deleuze, s’en tient à la recognition, de sens commun lié à la raison, c’est donc qu’il traduit justement, ici face à la donation esthétique et sensible de la poésie ou de l’art, la limite même de l’identité, ou encore le fait que toute prétention de réduction du donné esthétique à une identité conceptuelle serait une illusoire. Car, si le reproche de Deleuze est pertinent, il n’en faut pas moins souligner cette acuité de Kant vis-à-vis de son projet philosophique. Kant, certes, tente de circonscrire la question de l’art et ceci de ses Observations sur le sentiment de beau et de sublime, jusqu’à la 3ème critique, toutefois, il marque aussi la limite de sa saisie, à quel point, toute captation philosophique de cette donation, est en porte-à-faux, ne peut prétendre clore cette événementialité que par l’illusion de la neutralisation conceptuelle, qui n’est que « scintillante misère ».

Kant l’avait réalisé, l’art conduit la philosophie au cœur de la sensibilité, de l’imagination, du jugement réfléchissant et non-déterminant, et de là la convoque à forger ses propres concepts. Mais Kant, réalisant cette donation en excès, toutefois ne s’est pas ouvert, ne pouvait pas s’ouvrir, car « loin de renverser la forme du sens commun, Kant l’a donc seulement multiplié (…). Partout le modèle variable de la recogniton fixe le bon usage, dans une concorde des facultés déterminée par une faculté dominante sous un sens commun »

Et c’est bien ce que Deleuze a aussi compris avec la lecture de Nietzsche, avec son appel à un une inversion du platonisme, puis au passage à de nouvelles tables de la loi, qui passe par une transvaluation des valeurs. Ne pas aller vers la neutralisation de la multiplicité fourmillante de l’œuvre, mais penser quelle peut être la modalité pour la philosophie de témoigner de la sensibilité de l’œuvre, de sa différence. Car, pour Nietzsche c’est ce qu’exprime l’art, cette force sensible qui s’est donnée dans une composition, qu’elle soit musicale ou textuelle, il exprime la vie. La représentation ainsi pour Nietzsche est force sensible, l’image ou le verbe « la puissance affirmative de la vie ».

 

Bifurcation#3 : affect et percept

Ce qui pose cette résistance pour la philosophie, et impose de se méfier de cette méfiance philosophique, de considérer cette méfiance comme méfait, provient de ce qui constitue une œuvre au niveau de sa donation. La donation de l’œuvre ne suppose pas de fond, ne suppose pas d’être la répétition d’un modèle intelligible, ou bien d’une vérité qui lui précèderait. Justement, l’œuvre se pose comme la répétition de la différence propre à toute œuvre, et ceci parce qu’elle se constitue ni abstraitement, ni techniquement. Mais la composition qui est esthétique « est le travail de la sensation ».

L’art se constitue comme une composition, une architecture, un jeu de délimitation dans le plan infini des possibles, et comme ouvrant (à) ce plan dans son infinité. C’est pour cela que s’il y a bien une question d’incarnation qui est vue par la phénoménologie (et ceci par la réversibilité du voyant et de la chose vue), cependant celle-ci semble encore vouloir happer le différentiel dans l’identité phénoménale de la chair du monde, dans la réification, comme l’aperçoit Deleuze, d’une certaine forme de piété. La chair phénoménologique, celle définie par Merleau-Ponty, se définit pas comme un principe d’identité de la chose, mais se constitue comme « l’être de la sensation », tout en la posant non pas seulement en liaison à cette chose vue, cette chose aperçue qu’est cette œuvre, mais en tant que transcendance renvoyant à un monde en général, à l’être en tant que tel. La chair, si elle déborde les concepts classiques de l’identité intelligible, ouvrant un horizon sensualiste, toutefois mène à une forme de religiosité phénoménologique — que l’on concevra parfaitement en lisant le dernier Heidegger — où la différence devient le concept de différence en tant que fond ontologique de la variation des étants qui se donnent comme lieu de cette expérience de pensée de la différence. « C’est un curieux Carnisme qui inspire ce dernier avatar de la phénoménologie et la précipite dans le mystère de l’incarnation ; c’est une notion pieuse et sensuelle à la fois, un mélange de sensualité et de religion, sans lequel la chair, peut-être ne tiendrait pas debout toute seule ». 

Pour Deleuze, il s’agit de se détourner pour une part de cette chair, pour comprendre dans le croisement de deux autres lignes comment se donne une oeuvre : la composition/architecture et d’autre part son plan immanent d’émergence/consistance. Ce qui se structure en tant que territorialisation, fixation de plans, de lignes, de pans, se constitue dans l’espace d’une déterritorialisation absolue, qui toujours est là comme support, lieu de différenciation. 

Et ce qui révèle cette tension entre le lieu familier de la représentation articulée (ce qu’il nomme maison) et de l’autre l’infamilier du plan de consistance, c’est la sensation, qui se révèle selon un percept, qui affectant, ne pose pas un repli, mais ouvre aux lignes infinies de la réception.

« L’art veut créer du fini qui redonne l’infini », cet infini se déroule dans les séries impliquées et redistribuées selon l’immanence de la composition qui vient s’incarner au cœur du plan d’immanence du virtuel. C’est parce qu’une œuvre articule ainsi le composé qui crée le percept, que l’affect lié est unique, ne peut être saisi dans une Urdoxa qui en délivrerait le sens ou la signification. Par l’affect et le percept du bloc de sensation qui se donne dans une composition, le plan d’immanence n’est pas exclu, n’est pas abstrait et neutralisé à travers une substitution (celle du langage, comme par ailleurs Foucault l’avait comprise dans Les mots et les choses) mais tout au contraire, il est toujours présent comme ce à partir de quoi, l’infini s’exprime dans l’œuvre, suspend l’œuvre dans l’impossibilité d’être close, réductible à un sens donné. « L’artiste rapporte du chaos des variétés qui ne constituent plus une reproduction du sensible dans l’organe, mais dressent un être du sensible, un être de la sensation, sur un plan de composition anorganique capable de redonner l’infini ».

De là, l’impossibilité de poser la question de l’œuvre d’art à partir de la recherche de la vérité qu’elle soit celle de la science, de la morale ou bien de la métaphysique. Chaque œuvre, par la singularité de sa composition affectuelle, se conserve en soi, en tant que critère de soi. Juger de l’œuvre ne peut être la transporter dans l’allée des concepts vassaux de l’identité, mais doit être perçu dans sa tension visible, dans sa force de composition et d’ébranlement quant à notre réception. De là, donc, la nécessité d’une nouvelle forme de jugement.

 

Bifurcation#4 : nouvelle image de la pensée

Si l’art est affect et percept, alors s’intéresser à lui, n’est plus comme nous l’avons indiqué, le poser en relation à une vérité du concept, mais il est nécessaire de trouver un autre rapport à lui, non pas selon l’intentionnalité d’un partage entre vrai/faux, apparence/être, permanence/immanence, mais selon la question même des intensités qui s’y expriment. C’est ce que comprend Deleuze en relisant Nietzsche, et en tentant de mettre en lumière quel est le critère du jugement Nietzschéen. « L’élément de la pensée est le sens et la valeur (…) le noble et le vil, le haut et le bas, d’après la nature des forces qui s’emparent de la pensée elle-même ». Penser l’art demande d’avoir une autre image de la pensée, qui doit alors s’éprouver dans le travail à l’œuvre de l’œuvre, à savoir dans l’ouverture de la pensée à l’invention de ces compositions. Une pensée qui a d’autres valeurs que celles de la philosophie, et consécutivement une autre forme d’approche.

La pensée n’a pas à avoir une méthode préétablie à ce qu’elle tente de penser, mais c’est dans le rapport à ce qu’elle pense qu’elle doit se former et s’articuler. La pensée doit interpréter selon sa propre puissance de pensée. C’est précisément ici que l’influence de Nietzsche se fait sentir : c’est selon la puissance de vie, et sa possibilité de confrontation critique au monde et aux choses qui se donnent selon des lieux et modalités distinctes, que se crée le jugement. S’ouvrir aux blocs de sensation de l’art, en effet ne pouvait poser que des problèmes pour ceux qui avaient établis a priori la dévalorisation du sensible, ou bien sa subordination à l’esprit. Ne pouvait que poser une impossibilité de saisie par le concept, les concepts utilisés renvoyant à autre chose que le bloc de création, étant construit selon une intentionnalité même hétérogène aux percepts et aux affects qui constituent l’œuvre. C’est sans doute pour cela que Zarathoustra pouvait dire que son expression tenait davantage de la poésie que de la dureté gelée du philosophique. La nouvelle approche de la pensée, impliquant une nouvelle ouverture en langage de celle-ci.

 

Bifurcation#5 : Ce qui émerge de l’art : la brèche 

Le bloc de sensation, où se condensent affects et percepts, ouvre donc au plan d’immanence où se constitue les territorialisations d’œuvre. La philosophie justement découvre cette brèche dans l’homogénéité du cercle conceptuel, celui-ci ne se referme pas sur lui-même, car cette brèche ouvre, creuse toute pensée, sans jamais pouvoir être subsumée sous le principe de l’identité ou bien du concept de différence. « Si la philosophie commence avec la création de concepts, le plan d’immanence doit être considéré comme pré-philosophique. Il est présupposé, non pas à la manière dont un concept peut renvoyer à d’autres mais dont les concepts renvoient eux-mêmes à une compréhension non-conceptuelle ». La philosophie que met en critique Deleuze, s’est toujours attachée à réintroduire face à l’émergence de cette immanence de l’œuvre une certaine forme de transcendance (y compris par le transcendantal), afin d’éviter le chaos, afin d’éviter l’apeiron, afin d’exorciser son impuissance par le concept à se saisir de cette donation qui se fait esthétiquement. 

C’est que le bloc de sensation, s’il est impact esthétique d’affect, il n’en ouvre pas moins une brèche, une béance pour la conscience, il l’ouvre à un nouveau plan d’immanence que devra traverser et endurer la pensée, sans autre recul que la nouveauté qui se présente là. La brèche qui s’ouvre pour la pensée se constitue dans ce rapport à la forme finie ouverte à l’infini que présente sans fond l’œuvre. 

L’apparence de l’œuvre se présente en tant que différence insurmontable, seulement effaçable par un jeu de dévitalisation de son intensité singulière d’affection. Par l’œuvre d’art, la différence se montre justement au cœur d’une répétition : celle de la différence. 

C’est cette différence tenue et postulée dans la répétition, de celle de la création, qui vient forcer la philosophie à s’arracher, même contre la volonté poursuivie par l’auteur, à une pure entreprise tautologique et mécanique de constitution. C’est par cette différence, qui se présente entre autre avec l’art, qu’elle découvre en elle de nouvelles lignes d’intensités dont il faut qu’elle se saisissent à travers une création de concept.

bifurcation#6 : la création de concept

Nous l’aurons compris, l’art est cette rencontre par laquelle, l’observateur, pour se saisir d’un sens à l’œuvre, est obligé d’accepter de se placer sur le plan d’immanence, non pas de la représentation, mais de la vie à partir de laquelle se joue, se plie et déplie la représentation. Ainsi l’art n’est pas l’expression de la différence, mais c’est la différence qui s’exprime dans l’art, en tant qu’il est cette trace de l’immanence, cette trace de la différence qui n’a de cesse de différer au cœur de la trace. 

Pour la philosophie alors, tentant de capter les tensions qui se constituent par le composé de l’œuvre, il ne s’agit plus véritablement de se prémunir contre ce à quoi ouvre l’œuvre, mais de saisir dans le concept, la turbulence silencieuse de l’œuvre, le chaos qui est toujours déjà émergeant dans l’effort du composé esthétique, et qui se révèle dans la dimension du plan d’immanence. Et les concepts de la philosophie doivent alors être le résultat d’une création. « Le problème de la philosophie est d’acquérir une consistance, sans perdre l’infini dans lequel la pensée plonge (le chaos à cet égard a une existence mentale autant que physique ». 

Car le concept, n’est pas une fonction, n’est pas seulement un référent, une pièce usée, dont on ne voit plus l’empreinte pour ne considérer que le métal pour reprendre Nietzsche. Le concept est création de part en part, il est invention d’intensités qui se composant dans le mot, se démultiplie en ligne infinie qui renvoie à des expériences possibles, des vécus de sens. « Le concept philosophique ne se réfère pas au vécu, par compensation, mais consiste, par sa propre création, à dresser un événement qui survole tout vécu, non moins que tout état de chose ». 

Et, nous le savons, c’est précisément la posture philosophique qu’a adopté Deleuze. Créateur de concept, seul, à deux ou en dialogue. Créateur de concept, en tant que c’est là la sédimentation/stratification philosophique de l’intensité de l’existence et de ses expériences. 

Dès lors, il est nécessaire de reconnaître, que les concepts philosophiques créés, tiennent davantage de la nature du simulacre au sens où l’entend Deleuze, qu’à des identités vraies et impératives, simulacre au sens où ils mettent en jeu une différence qui les empêche de n’être qu’en référence à des principes fixes et absolus. « Par simulacre, nous ne devons pas entendre une simple imitation, mais bien plutôt l’acte par lequel l’idée même d’un modèle ou d’une position privilégiée se trouve contestée, renversée. Le simulacre est l’instance qui comprend une différence en soi, comme (au moins) deux séries divergentes sur lesquelles il joue, toute ressemblance abolie, sans qu’on puisse alors indiquer l’existence d’un original et d’une copie ». Le concept philosophique au sens deleuzien, tout en se donnant apparemment comme relié à une vérité qui le déterminerait, introduit à contrario une autre forme d’intensité qui lui est propre, qui vient en définir sa propre affirmation, en tant qu’il se s’auto-constitue, qu’il trouve son autonomie tout en étant le signe d’une répétition.