Archive for December, 2014
December 27, 2014 · category article
« Signes de vie : la cruauté, le fanatisme, l’intolérance ; signe de décadence : l’aménité, la compréhension, l’indulgence »
Cioran, Précis de décomposition.
« Le monstre peut surgir de nous, nous pouvons avoir le visage du monstre. »
Ionesco, Entre la vie et le rêve.
« Au bout d’un siècle l’accroissement du bruit, l’accélération des mouvements et des cadences de travail, la puissance multipliée de l’éclairage artificiel ont peut-être atteint un seuil pathologique et déclenché des instincts de dévastation. »
Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue.
Le méchant est sans aucun doute celui qui une fois mort continue à hanter les esprits, au point qu’on ne veuille plus en entendre parler, même à mi mot ou à mots couverts. Le méchant celui au nom duquel on tait le nom, celui dont on veut effacer le nom porteur d’effroi, de regret, comme si… Cette logique du méchant a hanté la dernière oeuvre de Bernard-Marie Koltès : Roberto Zucco. De Succo, l’assassin réel, nous savons tous qu’il fut un vrai méchant, incontrôlable, « assassin automatique » comme aime à le rappeler Koltès, quatre morts à son actif, dont les exploits apparaissent d’ailleurs au maire de Chambéry de l’époque, M. Louis Besson, région où eurent lieu les crimes, telle « la sinistre chevauchée sanguinaire » d’un monstre. Effectivement, lorsqu’au début des années 1990, La pièce de Koltès sur Succo doit être programmée à Chambéry, le maire s’y oppose face aux pétitions dénonçant « la glorification d’un assassin ». Le méchant c’est celui qui appelle l’oubli, comme une hygiène, afin de préserver la consistance du familier, afin de conserver le retour de l’ordre qui marqua la fin du méchant, qui en fit la conséquence de sa chute, qui balaya l’angoisse que sa présence créa. Il incarne l’inhabituel imprescriptible, imprévisible qui ne concorde pas avec les exigences qui ordonnent l’espace politique, forcément bourreau, certes qui peut fasciner, mais cela en amenant à « méconnaître la souffrance des victimes » comme le rappel M. Louis Besson. Toutefois, est-ce que Koltès, malade, connaissant sa condamnation à mort, a seulement voulu faire le portrait d’un « méchant » ? Ou encore est-ce que Koltès, liant étroitement la mort à son théâtre comme le rappelle Anne Ubersfeld, n’aurait pas été seulement fasciné par ce tueur, au point de lui consacrer aveuglément l’espace d’une pièce ? Plus essentiellement, s’il est vrai au final que Roberto Zucco est bien un méchant, n’est-ce pas que cette méchanceté loin d’être seulement à repousser, à oublier, à faire disparaître de notre champ de perception, serait le témoignage d’une possibilité existentielle de l’homme permettant de découvrir autrement – par ailleurs, peut-être même à travers une certaine folie « région du silence », « néant de l’image » et de l’objectivité pour la rationalité et la moralité – l’être de l’homme et le sens de son existence en un monde déterminé ? Dés lors, est-ce que cette tentative pour montrer une source voilée au mal et à la violence de la part de Koltès, ne serait pas la tentative de construire un mythe, mythe peut-être de notre modernité ?
Roberto Zucco : « Je suis un tueur »
Ce qui caractérise le méchant selon Michaux ou Cioran, ce n’est pas tant un acte accompli, mais c’est le fond qui anime leur intentionnalité, la nature de leur élan par rapport aux autres. Alors que les hommes ordinaires, spectateurs et contempteurs du monde ambiant se sont recouverts des voiles symboliques du monde commun les amenant à n’être plus que cette apparence studieuse et régulière, « automatiques et minutieux, Des ouvriers silencieux » ; le méchant semble échapper à cette transparence ou à cet oubli de soi, il apparaît comme celui qui est hanté par une vie intérieure, en marge des lois en vigueur. Vie intérieure, vie dans les plis de son esprit, où les envies peuvent être satisfaites comme l’énonce Michaux, où dés que je le désire « je peux ( …) tuer deux fois, vingt fois et davantage » ceux qui m’entourent, qui s’esquissent en lisière de mon monde. Profil du méchant, pour reprendre Cioran : « l’esprit miné par l’effroi de la mort ne réagit plus aux sollicitations extérieures : il ébauche des actes et les laisse inachevés ; réfléchit sur l’honneur et le perd ». Le méchant est défini non pas seulement par ses actes, mais aussi au travers d’eux, comme ayant une nature déterminée, faisant que sa méchanceté n’est pas temporaire et ponctuelle, mais essentielle, marquée à même son esprit, le signant irréductiblement de son sceau de cruauté. Souffle qui lui dérobe tout autre rapport au monde. Coupé du monde, se posant sans cesse en court-circuit, il s’oriente selon ses propres repères selon sa propre lutte. Ses actes ne sont que le témoignage sporadique, sorte de clignotement convulsif, de son être. Il est avant tout en-dehors du symbolique, dia-bolique car insaisissable en cette intériorité plissée et inaccessible. « Madame, madame, des forces diaboliques viennent de traverser le Petit Chicago. (…) Madame, vous avez abrité le démon dans votre maison » crie la pute à sa patronne suite à l’assassinat de l’inspecteur par Roberto Zucco. Cet assassin n’appartient plus au régime régulier du monde, protégé par la police et obéissant à l’Un de l’Etat, il est hors-norme, il est sorti de la cadence de la grande machine, il a déraillé. « Malade, cinglé » « complètement dingue » « train qui a déraillé », il ne peut plus concorder avec « le clan des entubeurs, des tringleurs planqués, des vicieux impunis, froids calculateurs, techniques, le petit clan des salauds qui décident » tel que le décrit le narrateur de La nuit juste avant les forêts
.
Le méchant est le résultat d’un vice de forme, qui réagit de manière épileptique chez Koltès. Si d’un côté, il met en scène des méchants refoulés – en puissance – le méchant cependant doit s’incarner en acte, à savoir doit signer de son être le lieu et le temps où il s’incarne. Le méchant n’a pas de limite, de frontière, d’emblée et pleinement, il se situe en bordure du sens, à côté, silencieusement, imperceptiblement. « Pur vice », « Pur vice, je te dis ». Dans le théâtre de Koltès, Roberto Zucco n’est pas un cas à part, mais depuis ses premières tentatives d’écriture, datant du début des années soixante-dix, il semble mettre en scène des personnages envahis par une certaine forme de cruauté, de violence, annonçant la fin d’une période, la fin d’un ordre instauré. Ainsi dés Les Amertumes, le personnage central, Alexis , représente le témoin silencieux de l’ensemble de la pièce, témoin qui au final va renverser toutes les impressions qu’il a reçu, va les arrêter, briser cette cohorte de dialogues, la danse des mots, « comme l’acide sur le métal, comme la lumière dans une chambre noire, les amertumes se sont écrasées sur Alexis Pechkov ». Alexis Pechkov représente la différence par rapport aux autres, et toute action qu’il aura en définitive ne pourra apparaître que « révolte irrationnelle ». La méchanceté se déclare par celui qui se tient à côté des autres, en bordure d’institution symbolique. Ce silence d’Alexis sera repris et sublimé dans Quai Ouest, où Koltès pose comme centre absent Abad, ceci amenant, au sens de René Girard que le désir du spectateur de suivre le déroulement de la pièce, dialogue et action, vise en fait ce troisième terme absent, du fait de son silence, de son obscurité se mélangeant à l’obscurité de ce fin fond du West-end. Abad, inapparent, est pourtant celui qui va déchaîner les flammes de la violence la plus absurde, la plus inexplicable. Sans raison. Acte irrationnel car non inscrit dans le commerce régulier des autres personnages, qui en ces bas-fonds ont réussi à réinstaller un ordre symbolique de transaction et de relation. Tel que le dit Rodolfe à Abad, avant de lui donner la kalashnikov : « tu ne fais pas assez de bruit quand tu marches pour être régulier ». Abad, est la surface où les autres personnages projettent le mal, le dia-bolique. Cécile, la femme de Rodolfe s’adressant à Abad et parlant de sa race : « Vous nous portez malheur, avec l’odeur de vos crimes, de votre honte, de votre silence, de tout ce que vous cachez ». Le mal dans ce théâtre s’esquisse au travers des silences, des personnages posés en-dehors des conventions, lignes d’être autonomes, qui ne sont aucunement justifiées selon une logique, mais qui apparaissent abruptement, sans prévenir.
Toutefois la question qui s’impose est celle de la source de ce mal qui bouillonnant secrètement dans le corps des personnages de Koltès, Zucco, Abad ou encore Sallinger, surgit inexpliqué, comme irrémédiable, sans autre raison que celle de l’absurde. Est-ce que ce mal n’aurait pas pour origine une certaine forme de castration pour reprendre Freud, et delà ne serait pas la sublimation d’une pulsion refoulée ne pouvant s’incarner, se donner comme signifiant, qu’extra-linguistiquement, dans la convulsion meurtrière du corps ?
Corps et espace : La crise du corps
Albert Camus, à la fin de Le mythe de Sisyphe, demande « à la création absurde ce <qu’il exigeait> de la pensée, la révolte, la liberté et la diversité » devant s’appuyer sur « l’inutilité profonde de toute vie individuelle »
. Théâtre de l’absurde invité à la cruauté, Théâtre de la cruauté au sens de Artaud qui n’a de cesse de s’unir à l’absurde, parce que lié à « l’esprit d’anarchie profonde qui est à la base de toute poésie »
. Ces appels à l’absurde et à la cruauté, toutefois doivent être définis, ne pouvant être confondus avec l’usage actuel de la violence, telle celle par exemple dans le roman noir de James Ellroy. Le roman noir communément a rompu avec tout esprit d’anarchie, au sens où tout à l’inverse de nous poser face à une mise entre parenthèses des schèmes rationnels, il laisse le corps de son texte en être entouré, saisi. Ce qui dirige, le mal n’est pas en-dehors, mais appartient totalement au champ mesurable de la raison, ceci du fait que la cause du mal, et donc ce qui détermine la violence du méchant, ne se détermine qu’au niveau psychologique et social. James Ellroy symptômatiquement est le signe de cette rationalisation du mal. Ainsi comme le rappelle parfaitement Bernard Sichère dans ses Histoires du mal, ce que met littéralement en évidence Ellroy ce sont des circonstances historiques, « réalité sociale », qui sont les déclencheurs de l’abjection qui imperceptiblement s’est installée comme un dahlia noir dans l’individu selon son parcours psychologique personnel. Certes, le jeu du mal s’incarne dans une « polyphonie baroque, souvent incroyablement complexe » toutefois, il est saisissable rationnellement. Dans son irrémédiabilité actuelle, puisqu’il est le sceau d’une époque, il doit pouvoir ouvrir à l’espace d’une « rédemption ». Ceci amenant « le moment tragique », le « labyrinthe du mal »
à n’être qu’une étape, une figure dépassable dialectiquement, obéissant alors – comme déjà Hegel l’avait montré à travers Antigone – à la vérité de l ‘Aufhebung. Le mal, celui qui est méchant, se retrouve pris selon une telle logique dans l’horizon téléologique d’une résolution, d’une déchirure surmontée. Or, l’homme absurde, définitivement se détache de toute résolution, de toute valeur à atteindre. Il n’a pas d’autre horizon que l’endurance du non-sens dans lequel il agit et se débat, son « âme pour toujours délivrée de l’espoir »
. Cruauté infinie car sans fin, abyssale, ne pouvant placer le personnage absurde qu’à proximité de sa propre mort. « De toute façon il faut mourir ». Que cela soit Abad, Zucco ou le Rouquin dans Sallinger, tous les trois se présentent miroir de ce type de personnage. Abad, centre absent, pris dans une action qui n’est pas la sienne mais celle des autres, lorsqu’il agit finalement, ne peut être alors appréhendé, compris. Geste absurde, car incompréhensible, geste qui n’est que celui du corps, aucunement celui d’un esprit. En deçà de l’alternative, bien et mal, Abad tue, car cela représente pour lui le seul moyen de s’exprimer. Les tournoiements des autres, égarement ne sont que le reflet de cette tempête charnelle intérieure
. Et pourtant rien est à comprendre tout est à sentir et à voir. De même, Sallinger, fantôme parmi les vivants, qui n’a de cesse de hanter la scène, d’y revenir et de montrer sa hargne, sa méchanceté, son dégoût absolu de l’humanité occidentale, est le personnage absurde, celui qui au final
se suicide, ne laissant de lui qu’une incompréhension, qu’un « je-ne-sais-quoi », un « presque-rien » comme aurait pu le dire Jankélévitch, un « je-ne-sais-quoi » qui sera l’inépuisable sur lequel s’épuise les personnages de la pièce. Zucco ne peut être appréhendé selon une destinée mesurable, dépassable. Il représente celui qui tout au contraire a quitté toute saisie, il est le digne représentant de l’absurde, de ce théâtre qui se refuse à toute résolution finale. Et pourtant si la cruauté, la méchanceté apparaît, c’est bien qu’il doit y avoir une raison. Cependant comment la saisir si elle se dérobe à toute rationalité, à toute réduction psychologique ? Ne serait-ce pas en tentant de rencontrer ce qui justement s’est toujours refusé à la tradition métaphysique de la pensée, autrement dit en faisant l’expérience du corps, qui silencieusement travaille en-dessous de toute ratiocination ?
Le corps, la chair, comme le remarque Sollers en parcourant l’œuvre de Bataille « est ce que l’idée « d’homme » n’arrive pas à détruire ; il est ce qui crie muettement devant l’assurance de la raison et de la propriété. (…) Le corps est en nous ce qui est toujours « plus » que nous, ce qui tue en nous sa représentation et nous tue en silence »
. Le corps, c’est le lieu d’où surgit la pulsion, la cruauté pour Koltès : ce n’est pas de l’extériorité que surgit cet élan, ce qui est appréhendable et donc condamnable, soignable, mais c’est à l’intérieur que se constitue la violence et qu’elle s’apprête à rompre toute logique, tout attendu. Ainsi la Mère de Zucco le constate : « Je reconnais la forme de ton corps, ta taille, la couleur de tes cheveux, la couleur de tes yeux, la forme de tes mains »
et cependant un « abîme » le creuse, empêche de le comprendre, amène qu’elle se doit pour rester intégrée dans le système de l’oublier. Au nom de cet être se cache le secret de son corps et de son nom, de la possibilité de l’appeler. Ici Koltès entrelace dans sa pièce une problématique du nom au titre de ce comportement hors-norme. Le nom de Roberto est secret, inconnu, seule la gamine, qui est quant à son être dans une même posture que Zucco, peut le connaître et alors percevoir son corps, le secret sauf en deçà du nom, le secret qui porte au nom du corps le nom propre
. C’est du corps que sort la hargne, la méchanceté. Le narrateur de La Nuit juste avant les forêts en fait l’analyse lorsqu’il fait la différence de corps entre son interlocuteur silencieux et lui-même : d’un côté, celui qui provient de la mère, nerveux, épidermique, et qui cependant apparaît fragile, et de l’autre celui qui tient de la lignée du père : « parce que mon père, par contre, c’était du bien solide, c’était celui qui ne s’embrouille pas les nerfs à force de penser, que rien ne peut déranger, un homme tout en os, en muscles, un homme de sang, on aurait pu l’appeler : l’exécuteur, et moi aussi, on pourrait m’appeler : l’exécuteur »
. Cependant que ce narrateur en reste à l’imaginaire de l’action, sans doute n’étant pas assez épidermique, épileptique pour devenir de la dynamite, explosion dans l’ordre symbolique imposé par le Dispositif technique occidental, Roberto Zucco tient à la fois de la mère et du père, ou plutôt s’est affranchi de ce partage, les assassinant tous deux, ayant alors un corps lié seulement à son propre secret : nerfs et sang. C’est du corps que s’adresse la méchanceté, c’est du corps, à savoir de la pulsion qui est comme l’avait parfaitement souligné Nietzsche « la grande raison »
de l’homme amenant que l’on ne peut s’y dérober. Mais qu’est-ce qui irrite ce corps, qu’est-ce qui met les nerfs à fleur de peau, sans que l’homme ne puisse s’y dérober ? Ne sommes-nous pas obligé d’invoquer la thèse d’un mal radical qui serait la source de la cruauté de l’homme ?
Loin de vouloir poser la thèse d’un mal radical, et par là devenir symptomatique des courants sataniques qui irriguent cette fin de millénaire de leurs inepties, comme le souligne Bernard Sichère dans ses Histoires du mal, le surgissement de la pulsion du corps est lié à l’espace dans lequel sont enserrés les personnages de Koltès. L’espace est lieu concentrationnaire comme l’a remarqué à propos de Prologue Jean-Marc Lanteri : « On peut comprendre que certaines images de l’holocauste se profilent en surimpression dans le décor du hammam, fulgurantes métaphores des ghettos où agonise le quart-monde de l’Europe ». Colonie pénitencière, pour reprendre à la fois Strindberg dans Inferno et Kafka, l’espace est de partout clôturé, dirigé par l’appareil d’Etat : que cela soit à travers la figure des Etats-Unis dans Sallinger et Quai Ouest, ou que cela soit tout simplement l’Occident lui-même comme devenir mondial de l’humanité tel que cela est stigmatisé aussi bien dans La Nuit juste avant les forêts que Roberto Zucco. La terre a disparu au profit du seul déploiement de l’industrie technique, qui a pour volonté de massifier, de rendre l’homme animal de bétail, animal domestique, animal rampant. Cet emboîtement amène non seulement un isolement, à l’instar de ce que peut énoncer entre autres Sollers
, mais en plus créer un refoulement de la pulsion de vie, du corps qui veut se réaliser dans le non-encore-advenu, qui veut se réaliser comme non-encore-conscient. L’univers concentrationnaire est décrit par Koltès à travers le jeu d’emboîtement des espaces. Comme l’énonce June, confidente de Carole l’ancienne amie de Sallinger : « Tu sais, toi, où elle est la campagne ? Si tu prends le métro, et le train, que tu roules des jours et des jours, tu traverses New York, et toujours New York, la banlieue de New York, et la banlieue de la banlieue »
. « La ville est effrayante, le monde est effrayant »
, « l’on aura beau marcher, ce sera toujours des pavés (…) les pieds reposeront toujours sur un sol solide, sans mystère, entouré des mêmes gens et des choses pareilles »
. Espace d’enfermement sans fin ; à n’en point douter, c’est de ce terreau stérile que naît la convulsion du corps de Zucco. Il sait qu’il est impossible de fuir où que ce soit, que l’horizon de ce monde, si infini qu’il puisse paraître ne laisse aucune issue. Face à la mère de l’enfant qu’il a tué, au moment de partir en train, il explique cela : « Si on me prend, on m’enferme. Si on m’enferme, je deviens fou. D’ailleurs je deviens fou, maintenant. Il y a des flics partout, il y a des gens partout. Je suis déjà enfermé au milieu de ces gens »
. C’est pour cette raison qu’il renonce à quitter la ville. Ce qui déclenche cette cruauté, et de là l’élan de méchanceté meurtrière ce n’est pas une circonstance, c’est l’être humain en sa totalité tel qu’il se donne en sa vérité. Que cela soit pour Zucco ou pour Sallinger, les hommes sont devenus les organes, rats de laboratoire, de l’Inhumain le plus absolu, de la castration absolue du corps qui implique l’oubli même de cette castration. Sallinger : « tout mon effort porte sur cela : me garder de ces gens. Ce sont des rats. Et je ne supporte pas le regard d’un rat ; trouvez-vous cela supportable, vous ?… Même race, vous dis-je, même niveau d’existence, si vous me comprenez : les rats du pouvoir comme les rats de la populace, les rats blancs, rouges ou noirs, les rats esclaves et les rats maîtres »
. Zucco : « Ils sont comme des rats dans les cages de laboratoires. Ils ont envie de tuer, çà se voit à leur visage, ça se voit à leur démarche »
. Le seul monde possible pour ces gens, c’est le monde du laboratoire, de la réaction déclenchée, de la logique du stimulus. Ainsi, dans Quai Ouest, la famille de Rodolfe et de Cécile est le symbole de cette identification, se reconnaissant eux-mêmes rats, ils n’envisagent leur devenir qu’à travers l’espace mondain maîtrisé par la technique et l’économie, dont le trafic, le deal est l’image la plus crue. La cruauté vient de l’impossibilité de trouver une ligne de fuite, un devenir capable de préserver du venin qu’inocule l’espace public occidental. Elle est la position dévoilée d’un corps qui n’est plus face à l’extériorité que re-jet, rejet à interprété doublement à la fois rejet de ce corps par l’espace et rejet de la captation de cet espace par le corps
. Si effectivement, Jean-Yves Coquelin remarque parfaitement qu’il n’y a point de fuite à l’horizon
, reste qu’il n’y a point de ligne de fuite aussi verticalement, à savoir dans un devenir imperceptible, ou encore dans un dépassement. Si Sallinger « par-dessus tout au monde, aime lever la tête et regarder les étoiles »
, ayant une affinité seulement avec les oiseaux, pourtant il ne trouvera refuge que dans sa propre mort, incapable de sortir de lui-même, ne pouvant rendre effective la tension extrême de sa cruauté que sur lui-même, son propre corps. Le rejet se marque à même sa fragilité et sa différence, il se supprime. Roberto Zucco pour sa part dépasse cette limite propre à l’autisme latent du Rouquin, il n’a de cesse d’être hanté par la possibilité de s’enfuir verticalement, de sentir le revenant en lui d’Icare. « Il ne faut pas chercher à traverser les murs, parce que, au-delà des murs, il y a d’autres murs, il y a toujours la prison. Il faut s’échapper par les toits, vers le soleil. On ne mettra jamais un mur entre le soleil et la terre »
. Cependant, ce à quoi se confronte Roberto, ce n’est plus l’appareil d’Etat, mais la limite de sa capacité d’être, la limite propre à sa nature terrestre. Tentant de s’évader par les airs, il tombe et meurt.
L’espace est étouffement, car arraisonné, mis en boîte, découpé et géré par un dispositif symbolique qui n’a pour raison d’être que la négation du sans-fond de l’être de chaque homme. L’élan de violence, du surgissement corporel immédiatisable par l’espace symbolique provient de cette castration généralisée, amenant que l’homme, à l’image du client dans La Solitude dans les champs de coton, soit incapable de s’ouvrir autrement que selon la machination du dispositif dans lequel il est compris. La méchanceté et la cruauté qui lui est attribuée n’est pas ainsi une dé-viance, ou encore l’incarnation du mal radical, mais tout à l’inverse c’est la postulation d’une voie première et simple, car ancrée à même la chair, d’un élan qui en cette heure et en ce lieu, ne peut plus se réaliser pour soi, obligée alors de mordre la queue dans le tombeau du corps. La cruauté de Roberto vis à vis des autres, comme celle de Sallinger, est l’explosion qui succède à l’implosion imposée par l’extérieur. Cette méchanceté est la trace de la nécessité d’un geste singulier, enraciné non pas dans la routine de l’usinage, mais lié authentiquement à un élan irrépressible, ontologiquement plus essentiel que celui issu de la définition ambiante de soi. Combat de l’ipse contre l’idem, combat du soi contre l’habitude du même au sens de Blanchot ou de Ricoeur.
Dés lors si cette méchanceté est un geste de survie de la propriété de soi, quitte à en finir avec sa propre existence tel que le parcours de Sallinger peut le suggérer, ne pourrait-on pas percevoir la nature d’être du méchant comme étant fondamentalement plus profonde que celle « des rats » ? Si tel est le cas, ne pourrait-on pas faire apparaître dans le texte de Koltès d’autres formes de devenirs-animaux que celles symptomatiques des hommes aliénés, ceci permettant de comprendre plus exactement comment est envisagé l’élan du corps ?
Devenir animal : machine de guerre contre appareil d’Etat
L’homme-aliéné est identifié dans le théâtre de Koltès à certains types de devenirs-animaux comme nous l’avons souligné précédemment. Le devenir-animal n’est pas seulement métaphorique, mais il est réel, au sens où, à l’instar de ce qu’affirme Ionesco, « certaines mutations psychiques et biologiques peuvent parfois se produire qui bouleversent… »
. Comme l’analyseront Deleuze et Guattari : « Les devenirs animaux ne sont pas des rêves ni des fantasmes. Ils sont parfaitement réels ». « Chiens », « porcs », « singes » ou encore « rats », l’homme est découvert dans ces devenirs selon une certaine décadence, transfiguration monstrueuse, épidémique, amenant un oubli de son être. Le devenir-animal permet de sentir crûment, sans artifice – et c’est pour cela qu’il n’est ni métaphore ni analogie – le visage de l’humanité, en quel sens elle a renoncé à elle-même, en quel sens elle est plongée dans la nuit, éclairée par les lumières artificielles des réverbères. Le thème qui est suivi ici n’est plus la circonstance historique d’un monde, n’est plus la compréhension rationnelle de la perversion, du désir égocentrique de sa réussite dans une société tels les policiers corrompus de Ellroy, mais il est en deçà du rationnel mettant en question le destin de l’humanité comme déploiement de la rationalisation du monde. « La plus totale solitude, cette tragédie dont il ne cesse de nous parler, est inhérente à notre condition d’homme »
. Cette mise en question théâtrale de Koltès, cette mise en évidence des ténèbres, recoupe l’expérience ontologique issue de Heidegger. Celui-ci parlant du (Péril) Gefahr de l’Occident, de son enfermement explique que « la nuit du monde étend ses ténèbres ». Ces ténèbres sont le lieu où tout se confond, et refondu selon une autre nature, cette noirceur est le lieu où le devenir-animal de l’humanité se joue, se compose, trouve sa forme. Dans ces « lumières vulgaires »
, au cœur de « cette drôle de lumière », « cette saleté de lumière et la nuit qui encombre tout »
, le corps qui ressent sa pulsion de vie, veut se rapprocher du soleil, appartenant aux « lumières essentielles »
. Le soleil représente la lumière vraie, celle qui inondant de sa puissance le visage humain peut le révéler en sa propre nature
. Le client régulier, ce promeneur apeuré face au dealer, ne peut effectivement que s’en méfier, préférant rester docile, chien obéissant aux lumières artificielles des magasins qui fonctionnent aux heures homologuées
. Roberto, face à ces « lumières ordinaires »
, est pris dans le balancement d’un double devenir. Le premier est celui de l’imperceptible, de l’évasion, de la verticalité. Il entre en écho avec le soleil, il s’incarne implicitement dans un devenir-aigle, seul animal comme nous le révèle la tradition à pouvoir regarder l’astre en face. Toutefois, celui-ci est impossible tel que cela nous est apparu, c’est en ce sens qu’il se transforme en rhinocéros face au soleil. Dernier moment de la pièce : scène XV : Roberto au soleil : « Je suis fort, je suis solitaire, je suis un rhinocéros »
. Le devenir-animal de Roberto est celui de la bête monstrueuse, impassible au choc extérieur comme l’est l’hippopotame
. C’est celui du rhinocéros qui pourfend toute aire de sa cavalcade tonitruante, que rien ne peut repousser : « Quand j’avance, je fonce, je ne vois pas les obstacles, et, comme je ne les ai pas regardés, ils tombent tout seuls devant moi »
. C’est celui de la machine de guerre qui tente de ruer contre l’appareil d’Etat.
Cette transformation de soi de l’homme révolté, si elle est due au fait que l’on soit « border-line » pour reprendre l’expression de Julia Kristeva, s’accompagne toujours d’une métamorphose de soi. Pour Nietzsche par exemple, si un véritable devenir animal le hantait, reste que c’est dans la forme des objets de guerre et de combat, dans le champ lexical militaire, qu’il puisait ses métamorphoses personnelles. Laisser son corps exprimer son étouffement, c’est devenir un explosif : « Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite »
. Explosion qui vient faire la guerre dans la structure même de l’Etat, dans l’espace molaire qui s’agence autour de l’Unité qu’il incarne. Dans cette révolte, loin de vouloir passer inaperçu, il s’agit d’incarner l’abject pour l’Etat : la pulsion libérée, le corps non domestiqué, la chair vibrante des désirs qui naissent librement en elle. La « liberté signifie que les instincts virils, les instincts joyeux de guerre et de victoire, prédominent sur tous les autres instincts »
. Devenir machine de guerre, ce n’est pas incarner un état opposé à celui qui est en place, devenir le jouet d’une dialectique horizontale entre des idéologies, mais c’est revendiquer la possibilité pour sa pulsion la plus intérieure de se donner pour soi
. L’authenticité de son être doit pouvoir apparaître dans le champ de perception des autres, cette authenticité ne pouvant être que le mal. Roberto dés le commencement revient chez sa mère pour récupérer son treillis. Celui-ci est d’emblée perceptible comme le seuil de la transformation de Zucco en machine de guerre, ce qui est caractérisé par le refus absurde de la part de sa mère de lui donner « cette saloperie d’habit militaire »
. « Chemise kaki » et « pantalon de combat », armé d’un poignard, Roberto se fait nomade, mouvement qui se veut insaisissable et qui doit en finir avec les piliers de la morale. « Il faut tirer sur la morale »
! Assassinat du père, de la mère, du représentant symbolique de l’Etat, et du devenir de cet Etat : un enfant anonyme. Assassinats, non pas se donnant comme une fin, comme étant la vérité de l’acte, mais en tant que moment pour parvenir à entrevoir la pulsion qui l’anime. D’abord un oui à la vie. De sorte que Koltès aurait pu mettre cette formule de Nietzsche dans la bouche de Roberto : « un « oui », un « non », une ligne droite, un but… »
. S’il est devenu machine de guerre, c’est que le monde qui l’entoure l’a camisolé, a voulu lui imposer son sceau comme seul mode d’existence. Abjection de Roberto non pas en soi, comme s’il était le mal, mais en tant que le lieu où il s’incarne ne peut le supporter. Abject selon le regard d’autrui, méchant et arbitraire selon leur jugement. Or comme Roberto l’avoue : « j’écrase les autres animaux non pas par méchanceté mais parce que je ne les ai pas vus et que j’ai posé le pied dessus »
. La puissance propre du parcours de Roberto, n’exprime plus un délit de droit commun, le parcours subjectif d’une production issue des rouages de l’ensemble molaire de l’Etat, mais elle se révèle à partir d’une compréhension essentielle de la liberté humaine, à partir de sa libération. Au nom de Zucco, s’inscrit par esquisses, le hoquet d’une liberté qui ne peut trouver sa contrée de devenir. Au creux de son être se destine la parole du tragique moderne, celle de l’enfermement, de l’isolement, de la perte de vie
. Montrer cette force pour Koltès ce n’est plus montrer un méchant parmi tant d’autres, c’est au contraire tenter de montrer la vie
. La posture tragique de Roberto, sa mort absurde, désignent la souffrance de la vie, la convulsion du corps dans les terres décharnées de l’Occident. Ce que montre Koltès, n’est pas un symptôme de l’espace occidental, mais appartient à une intériorité que l’occident n’a eu de cesse de honnir, de mettre au ban, de condamner, et de ce fait de décréter « abject ». C’est cette puissance des nerfs, de la chair qui est repoussée, c’est la lignée de la terre, de la mère qui est refoulée. C’est ce que nous pouvons comprendre avec Julia Kristeva et ce qu’elle énonce de l’abjection propre au corps et aux pulsions du devenir animal : « L’abject nous confronte, d’une part, à ces états fragiles où l’homme erre dans les territoires de l’animal. (…) L’abject nous confronte d’autre part (…) à nos tentatives les plus anciennes de nous démarquer de l’entité maternelle ». Roberto représente l’abjection, le méchant, car sa mise en jeu se fait pour nous spectateur en rapport à des couches pulsionnelles profondes, premières, que nous avons bannies en nous réfugiant sous la protection symbolique du père, de l’Etat, et de l’arraisonnement qu’il effectue de nous : l’usine
. Roberto n’est impure que face aux préjugés ; considéré en lui-même, il « a une trajectoire d’une pureté incroyable »
. Certes en définitive, Koltès a bien une fascination pour ce personnage, mais ce n’est pas celle qui le relie à la mort comme l’a cru trop rapidement Anne Ubersfeld ou Colette Godard, mais c’est celle de l’irrémédiabilité d’une vie qui en lisière d’anéantissement n’a de cesse de crier sa vérité, l’élan inchoatif de sa pureté en devenir.
« Mythes de la vie humaine, sombres, et dénués d’espérance, mais non pas d’amitié et de tendresse : mythes qui ne sont pas renvoyés au passé, mais trouvent leur place dans le présent »
Anne Ubersfeld, Bernard-Marie Koltès.
L’abjection amène que l’on désire en finir avec le nom propre de celui qui est visé, que l’on décide d’effacer sa présence de toutes les ardoises du monde ambiant, refusant de le créditer d’une quelconque vérité par rapport au sens du monde humain. Toutefois, comme cela est apparu, dans cette lecture de Roberto Zucco de Koltès, au nom du méchant, peut s’inscrire en marge de tout attendu et en retrait de toute réticence, la vie nue, la vie non encore incisée par la herse de la colonie pénitencière, non encore ordonnée dans les archives de la mégapole occidentale. Faire ressortir le cri de vie et de liberté, revers d’une certaine définition de l’abject intramondain, revers qui pour lui-même demande à être inscrit comme élément d’explosion à même les surfaces et autres strictures agencées par l’Etat. Nom à oublier ; en contrebande : nom qu’il faut démarquer et exposer comme une provocation face aux normes, comme la nécessité de la reconnaissance d’une a-nomalie. Koltès n’avait d’autre but avec cette pièce, celle de graver ce nom, au nom duquel se joue un élan vital qui dépasse les ténèbres marécageuses des flux mondiaux, griffer de ce nom la membrane si hermétiquement close des préjugés qui définissent l’intentionnalité du regard des hommes
.
N’est-ce pas là alors offrir un mythe du méchant comme une vérité qui ne peut être énoncée rationnellement ? Le théâtre ne devient-il pas en cet instant la source d’une vérité qui n’est pas copiée sur le réel, mais qui s’inaugure comme réel par elle-même, en deçà de la dichotomie fiction/réalité spéculative ?
Définissant l’effort de la pensée absurde, Camus pose que « Le sort de <la pensée de l’homme> n’est plus de se renoncer mais de rebondir en images. Elle se joue – dans des mythes sans doute – mais des mythes sans autre profondeur que celle de la douleur humaine et comme elle inépuisable »
. Le mythe, antérieur en son dire, en sa phonè à toute spéculation logocentrique s’appuyant sur la graphè, devient le lieu du déploiement pour de nouvelles réalités, qui ne sont autres que le plus ancien qui se révèle. Toutefois, il ne s’agit pas de reprendre les personnages des anciennes tragédies, qui peut-être n’auront plus la force plastique nécessaire pour que nous ressentions la morsure de leur vérité, mais et là Artaud avait totalement conscience de cette nécessité, « autour de personnages fameux, de crimes atroces, de surhumains dévouements, nous essaierons de concentrer un spectacle qui, sans recourir aux images expirées des Vieux Mythes, se révèle capable d’extraire les forces qui s’agitent en eux »
. C’est ce qu’accomplit semble-t-il Koltès, dés lors qu’il tente d’extraire de sources mythiques anciennes le sens de Roberto S/Zucco : « Je trouve que c’est une trajectoire d’un héros antique fabuleuse »
. C’est ce qui le conduit dans la scène finale à le faire appeler « Goliath », puis « Samson ». Koltès ici ne renoue pas avec les mythes comme purent le faire Cocteau ou Anouilh, mais ils puisent dans les forces archaïques des récits fondamentaux pour en abreuver selon son visage même, le monde qui nous entoure. C’est dans cette nouvelle force plastique que la « mèchanique » de cet élan vital peut s’édifier nous bouleverser nous prenant dans l’oscillation d’un solécisme : à la fois fascination pour celui qui représente le héros tragique, et répulsion face à l’abject propre à ses actes. Ce que découvre Koltès, c’est une machination plus ancienne que celle qui a vaincu avec la méthode scientifique et l’ordre technologique, c’est une machination, dont la mécanique renvoie au sens archaïque grec : la mèchanè n’est pas issue de l’ordre, de ce qui est anticipable car maîtrisable, mais elle est tout à l’inverse, machine de guerre, machine de théâtre qui sert à créer les surprises, les courts-circuits qui interrompent l’action prévisible. Elle est le signe de la présence des forces dionysiaques. Cette mèchanè, corps de Roberto, s’inscrit ainsi contre l’appareil d’Etat, et elle extrait ses forces de ce fond abyssal du surgissement de l’humanité. La mort de Roberto elle-même est inscrite dans le destin de cette mécanique d’être : ce sont les forces cosmiques, vent et soleil qui le ramènent à sa limite d’homme, à l’impossibilité d’un autre devenir que celui de créature terrestre. Etymologie délirante, surgie d’une affinité phonétique, le méchant est le jouet d’une destinée qu’il ne contrôle pas, figure emblématique d’une errance qui jette son visage à la poussière. Il est le lieu de la mèchanè. Cependant, derrière cette étymologie monstrueuse se cache un lien étroit avec le véritable noyau étymologique du méchant : mescheoir : avoir mauvaise chance, et plus exactement tomber mal, n’être pas en phase avec le bon moment, le kairos. Le méchant c’est celui qui déroge dans son action, parce qu’il est le jouet d’un destin qui ne peut s’accomplir en ce lieu et ce temps qui sont les nôtres.
La dernière pièce de Koltès aura été celle sans doute qui montre le mieux le tragique de la vie libre, davantage que Sallinger, dont la mort est un suicide, ou encore La nuit juste avant les forêts, où le narrateur en reste à l’ordre fantasmatique de sa logorrhée. Retournant nos catégories, les prenant à leur propre jeu qui tourne autour de la répulsion face au mal, il a fait émerger, l’absurdité de l’existence en cette nuit du monde.
December 27, 2014 · category article
« Rester présent… L’avion, le pilote, le drapeau américain… »
La révolution électronique, Burroughs.
« Le fait que la guerre soit complètement recouverte par l’information, par la propagande et par les commentaires, qu’il y ait des opérateurs de cinéma dans les tanks en première ligne et que des correspondants de guerre meurent en héros, ainsi que le trouble mélange existant entre l’information manipulatoire dont bénéficie l’opinion publique et l’inconscience des actions menées — autant d’expressions traduisant un assèchement de l’expérience, un vide qui s’est creusé entre les hommes et la fatalité qui les entraîne, en quoi réside proprement la Fatalité. (…) Les hommes sont rabaissés au rôle d’acteurs dans un documentaire monstre, pour lequel il n’y a plus de spectateurs, car tous, jusqu’au dernier, ont leur place à tenir sur l’écran ».
Minima Moralia, Theodor W. Adorno.
Ici … Ici matraquage généralisé des médias. Ici matraquage généralisé des télévisions du monde de la guerre. Irak under attack d’aucune façon n’est. Irak under attack, et il s’agit d’un simple constat, ne se produit qu’à travers la représentation des médias. Médias, non pas compris selon une synthèse, mais comme dimension complexe obéissant quant aux interrelations à des lois précises. La guerre qui vient d’avoir lieu n’a eu et n’a d’existence, de présence, de prégnance qu’à partir des logiques de diffusions d’images, de sons et de textes. Ceux-ci ne sont pas reflets d’une guerre réelle, mais par la transformation ontologique de l’homme quant à sa représentation du réel, ceux-ci sont le réel de l’homme, sans qu’il n’y ait derrière d’autres réels. Le réel et son double. Irak under attack tire sa consistance pour les occidentaux que nous sommes de la profusion et de la confusion des diffusions du réel par les médias. Cette réalité toutefois n’est pas à comprendre selon la revendication des médias eux-mêmes. Si tel était le cas, en effet, nous serions les symptômes d’une manipulation. Certes cette dernière existe lorsqu’il y a absorption immédiate et non-réflexive à la fois des syntaxes structurant ce réel et des contenus (valeurs, symboles). Cette réalité n’est qu’une formation possible du réel. Ce qui caractérise l’œuvre médiatique et sa multiplicité, c’est que le réel ne correspond à aucun fond de vérité, ne repose pas sur une authenticité première, qui serait le principe et le critère d’un tri entre les informations. De fait, si l’homme n’a de connaissance et de représentation du monde et de son devenir qu’à partir des diffusions médiatiques, alors le sens du monde se compose comme un mille feuilles de Weltanschauung.
L’information, en tant que premier moment de la création de l’histoire de notre temps, n’a aucun autre principe de vérité que sa possibilité, affective, sensible, de fonctionner au niveau du récepteur, à savoir de lui donner une impression de vrai.
Ici matraquage. C’est dans cette volonté de convaincre et de s’imposer en tant que vérité de référence, et dès lors de permettre le jugement sur les autres énoncés touchant le même phénomène, que les médias usent de stratégie devant permettre une forme de manipulation de la conscience réceptrice. Virilio a en ce sens parfaitement perçu la question de la vitesse qui est propre au politique et à la société de l’information. De même Adorno dans Minima Moralia pouvant expliquer par rapport à l’information sur la guerre, que « le moulage, durci et réifié, des événements vient pour ainsi dire se substituer à eux ».
Face au déversement constant de ces flux, radio + télévision + journaux + bouche-à-oreille, de deux postures, par les War(Z) j’en ai choisi une qui se refuse tout retrait. Car face à cette spectacularisation à outrance du conflit irak under attack, il serait possible de se tenir en retrait. Non pas ne rien faire, mais tenir le retrait d’une autre langue, d’un autre souffle. Possibilité effective dans son actualisation. Possibilité d’une articulation du corps alors spécifique. La langue poétique devient alors le témoignage de la fracture sensible entre la production matérielle médiatique et la production matérielle poétique qui renvoie à une opacité fondamentale des choses et des êtres. Christian Prigent explique synthétisant les horizons de cette lignée que « Corps, comme réel (…) c’est alors l’un des mots dont les hommes usent pour désigner ce qui commence là où le sens articulé et pacifié de la langue s’obscurcit et s’évide : touche à l’insensé ». « Dit encore autrement : la poésie vise à nommer ce rien opaque (ce trou d’antimatière) qui s’ouvre dans le monde et qui ouvre le monde à chaque fois que la langue s’évertue à le dire ».
La volonté des WAR(Z) est de fonctionner selon les mêmes processus matériels et de diffusion que ceux des médias. Non pas dans un enchaînement des données qui leur serait propre, mais qui sont propres au transformateur de ma propre situation. Les War(Z) ont pour but de montrer un flux-nomade qui est le témoignage pragmatique d’une possibilité de composition de l’événement indépendant des médias et des représentations hégémoniques. Une sorte de dispositif poétique en résistance à l’apprentissage des logiques communes et institutionnalisées symboliquement. Le danger n’est pas tant les contenus appris dans une Novlangue, mais les syntaxes, l’ordre de composition de la pensée, de la causalité des phénomènes. Nietzsche, l’un des premiers l’avait compris. Face aux salves informationnelles : produire par soi-même une réalité, la réalité d’un vécu de sens autonomisé. Un transformateur implique toujours une résistance, une dureté.
Ce qui suit est en ce sens une mise en évidence des principes suivis par cette performance War(Z). Mise en évidence temporaire. Sorte de chantiers dans lequel je travaille.
Mais pour bien montrer ses principes, il sera nécessaire de resituer cette expérience en rapport à l’horizon des avant-gardes du XXème siècle. En aucun cas War(Z) ne revendique la nouveauté, la rupture générationnelle, mais elle se place dans un champ d’investigation de ce que peut-être l’impact d’une création ou d’une langue poétique qui pourrait commencer avec les Futuristes, Dada, se poursuivant/traversant/ se transformant avec les concrétistes et Fluxus, le mailing-art pour ensuite prendre une expansion par les recherches de l’e-criture de Bootz, Castellin, Donguy pour se poursuivre dans des recherches comme celle d’Espitallier, Fiat, Chaton, Hanna. Cette généalogie n’est bien sûr pas l’histoire de la poésie, n’est pas la revendication d’une poésie ayant mieux compris un temps et un lieu, ni même la prétention d’une poésie qui aurait davantage d’effets pragmatiques que celles issues de la recherche de la voix propre. Non… je laisse cela aux autres, aux contempteurs de l’histoire et de ses stratégies de domination et de reconnaissance. Cette ligne est généalogique, elle est une éthique de l’affinité qui unit selon certaines réflexions des générations successives. Qui les amène à se faire un signe de la main au cours de leur chemin. Il y en a d’autres, qui s’inscrivent comme j’y reviendrai selon d’autres considérations ontologiques de notre rapport au monde et par conséquent d’autres définitions de la matérialité et des compositions à opérer au niveau de la langue. Ici pas matraquage, mais tissage, ligne fragile, provisoire, non-exhaustive, d’une poésie-hacktion. Tissage qui sait qu’en lui s’effectue le dialogue, parfois la critique, avec d’autres lignes de consistance.
L’éthique du désespoir
L’espoir est la forme passive du désir. L’espoir, c’est ce qui pue dans certains lyrismes. Ca sent mauvais, ça sent la résignation, à attendre comme un Heidegger en interviews, un signe du divin. De l’être. L’espoir, attente que Beckett rejette totalement dans Godot, car eux au moins ils viennent absurdement tous les jours. L’espoir pue, car il agite une authenticité qui n’est pas, que ce soit celle du monde réel, que ce soit celle d’un sujet non phagocyté, que ce soit… Toujours avec un ce qui devrait être, angoissé face à ce qui est, et qui irrémédiablement ouvrira causalement à un futur qui obéira à un déterminisme phénoménal stricte. Non, c’est certain, il n’y a pas à avoir d’espoir face à la guerre. Être contre la guerre parce que cela devrait être autrement, c’est opposer une ontologie du polemos, à une onto-théologie de la pax humana. On ne peut être contre ce qui a lieu. On ne peut être que pris par ce qui a lieu. On ne peut que se refuser à ce qui a lieu, rompre avec les flux médiatiques. Les War(Z) Actualité ne portent en elles aucun espoir, elles ne projettent rien. Elles sont dedans.
Elles sont à comprendre comme la modalité éthique de représenter les flux du monde. Ethique, éthos : manière d’habiter. Manière de configurer, de bâtir, de penser l’habitation par la transformation des données phénoménales qui nous impactent. Car qu’est-ce que revendiquent pour la création les avant-gardes du XXème siècle au sens où l’ère technique semble prendre le pas sur l’ère de la raison, si ce n’est de se poser comme transformateur de flux. Dés les futuristes et la création de la musique bruitiste. Marinetti, champ de bataille, tranchées bulgares, « orchestre de la grande bataille »—« toutes les 5 secondes, les canons du siège éventraient l’espace d’un accord — TAM TUUUMB, mutinerie de cinq cents échos pour l’encorner, le pulvériser, l’éparpiller à l’infini ».
Transformateur de flux, donc nécessité de se situer, nécessité de se composer, nécessité d’une éthique de la contemporanéité phénoménale au monde. Certes, il n’est que de lire la plupart des positionnements littéraires ou artistiques pour comprendre que cette éthique a aussi pour vocation d’être ouverte à une possible révolution. Ici pour ma part je parlerai, au sens de Nietzsche, ou dernièrement de Franck Laroze et de moi-même, d’une ré-évaluation du sens du monde.
Car le désespoir, qui n’est pas le nihilisme, qui n’est pas le pessimisme, impose une éthique du désir, un souci de soi en tant que faisant partie d’une manière irréversible, et inexpugnable de la dimension complexe d’une représentation du monde. L’éthique du désespoir, celle qui abandonne toute eschatologie communautaire, toute révélation apocalyptique révolutionnaire, tout perspectivisme reposant sur la projection idéale d’un devenir authentique du sujet politique, ouvre à une réflexion sur soi en tant que partie intégrante du monde. L’éthique du désespoir est en ce sens martiale, machine de guerre civile, elle est la position dans l’entrelacs des flux intramondains, qui les bouleverse, les détourne, les brise en leur cohérence, les redistribue. Et ceci sans jamais les effacer, sans jamais non plus poser une suprématie de la singularité, mais en pensant l’émergence de la subjectivité comme concordance avec certaines lignes (généalogie) et non-concordance avec d’autres (l’histoire hégémonique).
Flux-nomade
La machine de guerre si elle n’est pas révolutionnaire, au sens où elle est éthique généalogique, manière d’habiter un monde irréversible, reconnaissant que sa matérialité elle la tire de ce monde-là, cependant ne peut être comprise comme symptomatique. Le transformateur/révélateur, par ses mouvements d’association qui lui sont propres, par ses combinaisons du matériel prédonné rompt la tautologie politique de la constitution du réel. La tautologie peut être court-circuiter de deux façons, pour résumer : soit en introduisant un bug dans le flux général des informations qui constituent le réel. Travail alors d’une expression étrangère, singulière, qui témoigne d’un autre horizon de constitution ontologique. Poésie d’un autre corps que celui galvanisé par les instances de pouvoir. Soit en considérant que nous pouvons constituer à partir de la matérialité même des énoncés intramondains et spécifiquement médiatiques, d’autre forme de composition logiques entre les données qui ont été précombinées. Cette recherche exige alors de ne pas exclure les langages hétérogènes de la représentation culturo-populaire de la poésie. Elle trouve sa source aussi bien déjà dans les pistes avancées par les Futuristes, que dans l’événement de la poésie concrète et du mouvement Fluxus et de la détermination de la densité intermédiatique qu’explique Dick Higgins.
En 1965, Dick Higgins, à la suite des recherches sur les événements et les projets en dimension multiples de Robert Watts introduit le terme d’intermedia. L’intermedia est « une situation entre les media artistiques en général et ceux de la vie ». L’intermedia vient briser la démarcation posée selon Higgins à partir de la Renaissance et qui prendra toute son ampleur avec le rationalisme : la division et la hiérarchie des arts. Et par conséquent la hiérarchie de leur matérialité. Dick Higgins montre ainsi dans Intermedia en 1965, que toute forme d’art qui se contente de l’univocité d’un medium, est un art fondé sur la rationalité analytique, sur une soumission aux frontières de démarcation, et donc qu’en ce sens ce type d’œuvre apparaît fixé à une pose qui l’empêche d’une part de déployer un réseau interrelationnel à partir de soi, et d’autre part d’entrer en interaction avec d’autres plans de consistance qui seraient même hétérogènes à l’art. C’est en ce sens qu’il rejoint les travaux de Philip Corner et John Cage « qui explorent l’intermedia entre musique et philosophie », Joe Jones « dont les instuments qui jouent tout seuls entrent dans l’intermedium entre musique et sculpture. » La démarche Fluxux selon Higgins se fonde sur « une nouvelle mentalité algébrique ». Celle-ci se constitue dans la possibilité de segmenter des plans de consistance matérielle hétérogène et de les faire interagir entre eux. La nouvelle mentalité algébrique revendique ainsi l’hybridation des plans et des mediums, composant ses analogies en relation à l’agronomie scientifique. La caractéristique de cette nouvelle mentalité algébrique n’est pas tant l’ordre des connections compris dans des liens géométriques, mais c’est à partir de la détermination de soi en tant que composition de l’ensemble des intercroisements de phénomènes, qu’il s’agit de comprendre d’une manière géométrique. Le sujet n’est pas un empire dans un empire selon Dick Higgins, il ne s’agit pas d’une ontologie du créateur comme authenticité qui serait retirée de l’intramondénité, mais « à un degré subjectif, elle se caractérise par une acceptation simultanée de soi, seulement par ses liens à des phénomènes extérieurs et par une nouvelle attention à prendre presque tout ce que dit quelqu’un d’autre plus sérieusement que tout ce que l’on dit soi-même ». Dick Higgins dans cette définition montre que le créateur ne peut aucunement se prévaloir non seulement d’apparaître en tant que créateur, mais en plus n’est pas fondé sur une identité qui serait extérieure aux jeux qui viennent constituer la réalité dans laquelle il est. Le créateur est constitué de significations et des matérialités qui proviennent de l’extérieur, et sa possibilité, c’est de les faire entrer dans de nouvelles configurations, dans de nouveaux rapports, dans de nouvelles figures. Les events Fluxus peuvent ainsi être perçus comme des assemblages de données provenant de flux matériels distincts, qui sont assemblés le temps éphémère de leur liaison.
Si ce qui est essentiel dans cette position, c’est la destitution du sujet créateur en tant que subjectivité pure, ce que je note tout d’abord c’est cet esprit géométrique qui se nourrit des intersections faites dans le sujet de plans distincts. Cette recherche trouve cependant l’une de ses premières origines chez les Futuristes italiens, au sens où leur revendication d’appartenir à un temps donné, impliquait d’être en relation avec les développements techniques qui caractérisent le début du XXème siècle. Et ce n’est pas pour rien que chez Fluxus comme chez les Futuristes, l’axe musical a pu prendre cette importance-là.
Ainsi, ce que nous indiquent ces premières lignées généalogiques, futuriste ou bien fluxus, c’est que la matérialité de l’œuvre n’est pas seulement dans les limites conventionnelles de ce que l’on appelle la matérialité des arts, mais la matérialité peut provenir de toute la dimension de réalité para-artistique, paralittéraire. L’art n’a pas à se nourrir seulement de ce qui canoniquement compose sa matérialité (les medium institutionnels), mais il doit s’ouvrir aux flux matériels qui composent la réalité. C’est pourquoi dès le début des années 60, George Maciunas, met en relation les recherches de Fluxux, la sortie de la logique de représentation des beaux-arts et les recherches concrétistes. En effet, les recherches concrétistes, en musique, ou en poésie, posent une effraction matérielle des codes prescrits par les beaux-arts. Les beaux-arts pour Maciunas se constituent à partir d’une illusion — et ceci très étrangement et comme en un impensé selon une perspective post-platonicienne — illusion de la différence entre la forme et le contenu, ou plus précisément entre la matérialité utilisée et son mode de représentation et d’autre part ce qui est représenté. Au point que la matérialité du medium s’évanouisse, le medium étant ainsi abstrait pouvant renvoyer à un contenu tout autre, nécessairement alors lié à la seule dimension spirituelle. « Les concrétistes, par opposition aux illusionnistes, préfèrent l’unité de forme et de contenu à leur séparation. Ils préfèrent le monde de la réalité concrète à l’abstraction artificielle de l’illusionnisme ».
Le poète transformateur/révélateur travaille ainsi comme transformateur de flux et révélateur au sens photographique du terme : il met en lumière à partir de la captation de flux, de nouvelles cartes, de nouveaux frayages, de nouvelles frontières, de nouveaux rapprochements, au sens de ce qu’explique Deleuze dans la transformation du boulanger, qu’il tire de la géométrie topologique. Donc ce parcours dans des matérialités linguistiques ou représentatives extérieures n’est d’aucune manière nouveau, et se pose en contradiction critique seulement face aux cours arriérés d’une poésie lyrique périmée, mais se situe dans l’axe généalogique propre aux recherches pragmatiques des avant-gardes du XXème siècle. Cette originalité, loin d’être nouvelle prend sa consistance et sa pertinence dans l’horizon spécifique des futuristes pour remonter jusqu’à nous. C’est elle de même qui caractérise, comme le rappelle parfaitement Philipe Castellin, une des pistes majeure de la recherche opérée dans la revue Doc(K)s et ceci dès sa création par Blaine, dans l’horizon concrétiste. Pour Castellin, il s’agit d’une poésie qui fonctionne par appropriation, importation, installation, dispositif, ingestion de données paralittéraires qui constituent l’homogénéité médiatique du monde. « Sous cet angle, un magazine, un journal, un roman, un prospectus, une photographie, une affiche, une saisie d’écran télé ou ordinateur sont à envisager pareillement » comme une matérialité à disposition d’un acte d’écriture qui est dés-écriture par rapport aux logiques sociales immédiates. Dés-écriture qui ne se compose pas dans l’acte de faire effraction du langage intramondain (ce qui amène que l’objet poésie apparaisse immédiatement en tant que cet objet-là) mais qui se joue des codifications matérielles exogènes en les intégrant dans une dés-écriture qui est refonte des processus syntaxique des combinatoires liant les matériaux paralittéraires.
Cette précision sur la nature de la matérialité de la matière poétique n’est pas gratuite pour comprendre la dynamique de performance comme War(Z).
Il n’aura échappé à personne que les War(Z) ActualitE tirent leur nom aussi de la zone WAREZ que l’on trouve sur internet. WAR-Z, 21 400 000 hits sous google. Réseau free, accélération garantie sur un plan non maîtrisé par une logique homologuée, qui témoigne de la sortie de toute ontologie fondée sur la grammaire grecque. Cette dimension permet la prolifération poétique au sens où elle ne prédétermine pas par avance les champs-récepteurs provoqués. La poésie-nomade ne peut nomadiser, à savoir frayer un mouvement non a-priori compris dans une dimension reconnue, que si elle investit des plans qui le lui permettent. Il est évident, que publier dans une revue de poésie, si c’est nécessaire selon d’autres formes stratégiques de diffusion, ici représente seulement une possibilité parmi d’autres. Internet, et les multiples mails que l’on peut trouver, ouvre un espace où il est possible de créer une cohérence, qu’il est possible de mettre en composition.
De plus dès lors que l’on considère que l’espace internet warez pose la possibilité de penser un espace et une présence qui rompt avec l’ontologie grecque du sujet politique (présence du corps, incarnation de la loi, géométrie de l’espace, temps unique et homogène répondant de la mesure), alors il est possible de penser le nomadisme comme flux multidimensionnel. Se surajoutant à cela les autres médiums de diffusion utilisés.
Cancer-theory
Les War(Z) ne développent aucun autre devenir que celui de la machine à trafiquer les flux, à les transformer, à les détourner de leur fin annoncée, de les combiner en falsifiant les principes d’association homologués. Le devenir dans la poésie qui ne se pose que dans la dimension pragmatique des productions paralittéraires des médias, est le devenir d’un média, mais média-nomade, média qui en tant que cellule de l’organisme commence à se développer selon une sorte d’autonomie d’expansion. Là est la différence majeure que j’entrevois avec Burroughs, plus que celle qui existe au niveau de la volonté révolutionnaire, car la révolution trouve sa fondation intentionnelle dans cette représentation d’une authenticité de soi posée dans le devenir corps-animal. Ma différence, qui est celle aussi que je pourrais ressentir avec aussi la forme d’avant-garde qui se pose en opposition au monde occidentalo-nihiliste en faveur d’une singularité détachée, retirée, cependant n’est pas un jugement hiérarchisant et donnant une plus grande valeur à une démarche ou à une autre. Non, car il est une chose que nous partageons c’est le ressenti nerveux de la représentation intramondaine du monde. Seulement, je ne crois pas qu’il y ait d’intériorité au sujet. Je n’ai pas d’intériorité, l’abîme insondable qui me travaille se tient dans le langage. La seule épreuve du jeu infini de moi est dans le dédoublement qui s’opère dans le développement d’ersatz de moi dans l’écriture. Christophe Fiat exprime cela parfaitement dans Bienvenus à Sexpol, il nomme cela clonage.
Les War(Z) sont en fait des productions cancéreuses dans le tissu social et culturel. Je ne suis pas un empire dans l’empire, je suis le résultat d’une production sociale, résultat qui excède en tant que fonctionnant sur le principe des médias, les règles de la combinatoire à laquelle obéissent les représentations médiatiques.
JE N’EST PAS UN VIRUS,
IL EST LE REJETON AMPLIFIÉ
D’UN MONDE LUI PRÉEXISTANT
Donc : rupture de la tautologie média/institution symbolique. Cancer, car par internet, des revues, des lectures, des postages, c’est tout une prolifération de cette séquence que je représente qui s’effectue. Mais génétiquement, je ne suis autre que corps-social, autre qu’inexorablement lié, attaché à cette réalité médiatiquement constituée. Car où , où irai-je ? Les War(Z) sont un cancer car leur matérialité génétique est purement propre à la société.
Trop rapide lecture peut-être, ou bien séduction imperceptible par l’expression de Burroughs. Je ne sais. Mais d’une manière certaine, il m’apparaît que la génération de la fin des années 90 qui revendique la théorie du virus reprend trop vite l’analogie épistémologique. Ce que développe en fait Hanna, ce serait davantage une théorie du Cancer. Mais il ne le peut, ne pouvant se dessaisir de la métaphysique du sujet, ayant nécessité de se poser comme poète, comme créateur qui vient parasiter. C’est là, que contre ce poète P’, des acteurs de l’avant-garde, pourtant se posant dans une réelle différence, comme Dick Higgins ou Prigent, semblent avoir davantage penser ce qu’était le fait de correspondre à un monde dans le lâcher-prise de la subjectivité.
Dick Higgins : refus de la notion de créateur, d’auto-suffisance.
Prigent : la négativité qui creuse le sujet, qui l’amène à lutter contre la Novlangue et le monde, ne le conduit pas à l’absolutisation de soi, mais tout à l’inverse à la reconnaissance de l’autre comme lui-même négativité et un positionnement démocratique, qui n’est paradoxal qu’en apparence.
D’un côté ne pas être selon les catégories de la définition de l’ipse capitaliste-bourgeoise, de l’autre la jonction à l’autre dans une éthique de l’absolu différenciation vis-à-vis de toute forme de particularisme ou communautarisme. Deux gestes qui évitent l’écueil auquel me semble se confronter Hanna : celui de se vouloir dedans et tout à la fois, sujet indemne, maître de son art, génétiquement étranger en tant que virus, du monde.
Or : de par sa réflexion sur le spin, tout à l’inverse, génétiquement la poésie qu’énonce Hanna, doit accepter de n’être que le développement métastasique et autonome à partir d’un matériel génétique commun à l’intramondénité. Ce qu’il manque, c’est que la cellule cancéreuse est transformatrice d’organisme, recompose le plan général (provoque la création de réseaux de vaisseaux sanguins, accélère certaine sédimentation, intervient sur la capacité immunitaire afin de ne pas être attaquée, etc…). Le cancer témoigne de la possibilité selon des conditions données du fonctionnement anomal d’une partie de l’organisme. Fonctionnement dangereux pour l’organisme car s’étendant, il peut toucher certains de ses centre-nerveux. — C’est pour cela que cette poésie-nomade est une machine de guerre civile. — Non. Non toujours pas de révolution. De guerre civile, de combat de rues, de combat selon les modes de composition des Flux.
Polydimensionnalité matérielle concrète
Utiliser l’informatique, si cela permet de créer l’objet, toutefois comme l’ont parfaitement perçu aussi bien des e-poètes comme Philippe Bootz, Jean-Pierre Balpe ou Philippe castellin, cela demande surtout de penser les potentialités matérielles de ce medium. C’est à partir de là que Philippe Bootz théorise son principe de la frustration. De la frustration, car tel qu’il l’explique ce qui va être développé spécifiquement en tant que poème lié à l’informatique ne pourra que déclencher une frustration chez le lecteur. Poème à lecture unique, lecture prise dans l’insaisissable d’une transcendance dans l’immanence, ses recherches se posent en rapport à la conception du lecteur, non pas comme recevant un texte-écrit, fixé sur papier, mais en tant qu’expérimentateur de flux. Le lecteur est une fonction. « Cette fonction est de nature temporelle et utilise notamment la frustration, la brisure ou l’oubli comme autant d’outils de construction d’une lecture individuelle et non informative ». Ce qu’il indique c’est que l’informatique dans son usage programmatique brise certains postulats relationnels entre l’auteur et le texte & le texte et le lecteur. La poésie informatique, dans sa forme programmatique — et pas seulement dans la video-poetry — introduit par la contingence provenant de la gestion aléatoire de la production du texte : l’irréversibilité d’un texte qui ne se reproduira plus jamais. L’incomplétude de toute intentionnalité magistrale du créateur (la partie texte-visible est toujours en hubris par rapport aux compositions que le créateur a lui-même créé ; de plus la codification matérielle n’est pas la même l’e-crivain écrit en langage informatique, et en ce sens il y a un glissement entre la structure latente et immergée <le programme> et de l’autre la forme révélée <la production issue du programme>). D’autre part pour le lecteur, l’impossibilité de revendiquer une vérité quant au texte-visible, au sens, où ce qu’il voit est unique, seulement pour lui, issu de sa seule position et de son interaction. De plus la frustration vient du fait de la dynamique propre au texte/image. Il est mobile, se déplace, empêche parfois par certaines saturations de pouvoir saisir instantanément la diversité matérielle produite sur l’écran.
L’écrit-nomade tire sa logique de prolifération cancéreuse de cette caractéristique, ne jouant cependant pas sur la même dynamique. Les War(Z) ne sont pas des actualités qui se renferment sur elles-mêmes, ne sont pas localement situables, ne sont pas assignés à résidence. Ses texte-images entrent en télescopage, en intersection, en interception avec la prolifération des autres flux médiatiques.
Il n’est pas possible de saisir et d’abstraire les War(Z) d’un contexte, mais par leur situation phénoménale et son mode de prolifération, ils entrent en écho, en superposition, en subordination, en contradiction, en échange symbolique, avec d’autres textualités médiatiques, d’autres images. Ici, l’expression de Christophe Hanna, exposant le dispositif pongien, me paraît tout à fait pertinente : « une mise en scène documentaire, dans la mesure où tout dispositif exhibe fortement le fonctionnement pragmatique originel de ses éléments ». La mise en scène documentaire est la possibilité pour un dispositif de présenter ses matériaux non pas dans l’espace d’une reconfiguration hétéronomique quant à ses principes constitutifs, mais de tout à l’inverse les surexposer, de les poser en surimpression. Christophe Hanna parle en ce sens d’implémentation. Une photographie d’actualité n’est rien d’autre qu’une photographie d’actualité. Écrire avec une telle conception de la matérialité paralittéraire, ce n’est pas déporter le matériel et le réaffecter, mais c’est en accepter la surdétermination, et utiliser, trafiquer, cette surdétermination représentationnelle et par là même sensationnelle. La mise en scène consiste alors, tel que poursuit Christophe Hanna, à créer une synthèse de perception de la mise en relation d’éléments conservés quant à leur logique de provenance. Ceci n’est rien d’autre en fait que le brouillage de Burroughs, à travers le cut-up : l’appropriation de séquences par enregistrement, arrachement, découpage, et le réagencer en une suite de micro-séquence qui crée un brouillage. Olivier Quintyn s’inscrit de même dans une telle pratique, lorsqu’il intervient par la distribution de flyers lors d’event. Il constitue selon une codification qu’il capte au niveau d’une dimension de représentation, une métastase médiatique qui par son programme vient faire effraction dans le cadre consensuel et impensé de la situation.
De plus, ce qui se produit c’est que chaque composition, en tant qu’elle recycle, recompose, court-circuite le plan institutionnel de la représentation, en arrive à créer des ramifications à elle, en arrive à une sorte de liaison qui ne répond pas des normes relationnelles établies médiatiquement. Liaison dangereuse — aussi certainement. En exagérant un peu, je dirai que les War(Z) ont une consistance qui inclut aussi bien la matérialité textuelle du transformateur/révélateur dont ils sont issus que des flux qui ne sont pas produits par celui-ci. Ils impliquent une écriture ouverte à plusieurs mains, qui sont dans l’ignorance de cette écriture. Parce que les War(Z) se présentent avec la matérialité de l’actualité, ils s’approprient les autres flux de même matérialité et les amène à n’être dévoilé que comme flux en interrelation.
La réflexion de Philippe Bootz conduit aussi à penser des dispositifs non simultanés de diffusion, et une fragmentation des supports, surfaces, lieux, sites, territoire de son nomadisme. Alors que le livre, la lecture publique, ou encore les sites internet, sont territorialisés dans une unité espace/temps de présentification, la cancerpoésie se déploie dans une multiplicité de matérialité et de vecteurs de diffusion.
- 1. le mail-bombing à fréquence irrégulière, par acoup nerveux du transformateur/révélateur. Mode typologique : le clignotement. Position de la source : inconnue.
- 2. le blog parallèle qui retranscrit des notes journalières. Mode typologique : la permanence. La construction labyrinthique. Position de la source inconnue : illocalisable.
- 3. la lecture publique ou l’installation publique, flux spontané non permanent. Mode typologique : le live instantané. Position de la source : visible et situable.
- 4. la lecture via réseau internet avec ou sans de projections multimédia. Flux live. Mode typologique : l’ubiquité de la source, l’interaction en deçà des modalités grecques de la définition du sujet politique.
- 5. la publication en revue de certains War(Z). Publications qui viennent rompre la logique linéaire du mail-bombing, où ils sont retirés de cette série pour être introduit dans une autre série. Cette modalité de diffusion vient de plus rompre tout continuum temps dans la première série, déportant à plus tard et par ailleurs la possibilité de constituer une chaîne des causale et temporelle des War(Z). c’est ainsi que les War(Z) n°14 & 15 qui ne sont publiés que dans le JAVA du printemps 2003, sortiront 3 mois après le mail-bombing de mars-avril dans lequel ils sont inclus selon la logique sérielle.
La matérialité ne répond pas d’une volonté esthétique, mais pragmatique, visant une fin spécifique. L’esthétique est produite, calculée, composée, à partir de cette donnée pragmatique. La polydimensionnalité matérielle est en conséquence issue des nécessités des médiums, de leur nature. Le principe de frustration est l’un de ses enjeux majeurs : rompre avec tous les attendus communs composant les rapports que nous avons à la production d’un texte et du sens. Il est enrichi, transformé, déplacé grâce à internet et ce que permet le réseau. Certes, il n’obéit pas au modalité programmatique que développe Philippe Bootz ou J.P Balpe, toutefois, les War(Z) utilisent en tant que tel les potentialités propres d’internet.
Spam-propagation
Toutefois, que ce soient ces expériences d’e-criture, ou bien le mode de diffusion de la littérature, contrairement au mode de prolifération médiatique, ils supposent l’effort volontaire d’un lecteur vers une œuvre. Supposent le rapport offre/demande. Combien de ventes pour votre livre ? Combien de diffusion ? Combien de connections ? Hits, Hits, Hits ! La cancerpoésie n’attend pas de demande, elle n’en désire point a-priori, même si elle ne dédaigne pas de coopérer avec une autre prolifération cancéreuse, et même avec des agglomérats viraux. La cancerpoésie se propage. Non, pas en se montrant comme travail. Mais en tant que cellulaire, en tant que métastase qui ne revendique aucunement d’être vu en tant qu’œuvre. Les expériences de Hanna et de Quintyn me paraissent totalement reliés à cette question. Ne pas attendre, mais présenter, imposer, faire effraction, cancériser. Lorsque Hanna installe sur des écrans de café ses travaux informationnels, qui défilent sous forme de fiches à impact cognitif, interprétatif, il n’y a pas attente de l’intentionnalité volonté du destinataire, mais il vient court-circuiter la position d’un anonyme qui est dans l’ignorance de la destination, et lui impose, le cas échéant, selon son attention, de devenir destinataire. Il utilise l’implantation stratégique de l’écran (obéissant à la volonté de la maximisation de l’effet) afin de créer une rupture dans le continuum cognitif du café. De même Quintyn, lorsqu’il distribue, par exemple dans Lyon en mars 2005, ses flyers, devenant le distributeur anonyme d’une information préconçue, il n’attend aucun effort réel de lecture de la part de ceux qui se saisissent de celui-ci, mais il inverse l’intentionnalité littéraire en venant couper la trajectoire régulière des individus.
<war-Z_data> : première semaine de la performance / aucun envoi signé / anonyme.
Seulement deux mails pour contact. Celui d’un destinateur, et celui d’un destinataire possible. War(Z) a surpris, et c’est peut-être pour cela qu’Annick Rivoire a écrit dessus dans Libération, parce que tout simplement, cet envoi n’avait véritablement aucun genre. Il était une sorte d’information, détournant de l’image, quoi que… détournant du discours, quoi que… détournant un média quoi que… War(Z) s’est imposé à un carnet d’adresses d’individus, dont les adresses ont été spamés, sorte d’inconnus, pas distants, mais impensables. Inconnus impossibilisant — n’ayant d’eux que cette signature-mail, que la plupart du temps je n’ai même jamais lu — toute forme de distance ou de proximité. Aucun désir de communauté, car en ce lieu celle-ci n’a plus aucun sens.
Le hacking véritable trouve sa forme concrète dans le piratage de système, de processus de communication. Se dire hacker et projeter pour toute diffusion son travail seulement dans des revues littéraires ou artistiques, naïve plaisanterie ! Hacking bourgeois de la zone de sécurité. Le hacker tout au contraire s’expose, prend un risque, comme fluffi bunni, arrêté début mai 2003 à Londres, se pose en illégalité. L’une des potentialités d’internet c’est la potentialité de pirater, de détourner les destinataires. Ici les éléments matériels sont importants. C’est ainsi que même si je reconnais tout le saisissement que j’ai eu face à la performance internet de David Christoffel durant quelques mois de 2002 à 2003 : ma news letter du dimanche, reste qu’il me semble que la matérialité spécifique au mail et au spam est celle de la mise en image/texte. Et même déjà en mouvement avec des animations flash. C’est que David Christoffel s’adresser à nous, selon la modalité d’une certaine intimité dés-écrite. Intimité du prénom personnel, intimité de ses mots chuchotés, de ces mots ni propres ni impropres, désacralisant tout secret. Il est évident que face à la guerre, aux médias de cette guerre, à leur flux, leur pornographie visuelle et textuelle, le flux War(Z) devait emprunter cette matérialité. Nulle superposition, seulement se laisser traverser par les images, les reportages, les shoots, les informations, les comptes rendus historiques, marqués à en être innervés, à en être excités, à en brouiller l’ordre d’association, à en bouleverser les connections logiques, à en induire des lignes de sens anomales et nomades par rapport aux axes idéologiques majoritaires. Information prise dans un devenir minoritaire. La matérialité : des milliers de photographies prises sur internet, seulement là, l’usage d’images non retouchées et d’images totalement montées. La matérialité des noms, des événements médiatiquement donnés, la matérialité des titres, de la mise en page au carré. Se laisser traverser tout en sachant qu’irrémédiablement une autonomie dans l’ordre des connections s’est faite en soi. Sachant que nerveusement rien ne semble plus ressenti comme la représentation médiatique le revendique, et comme les synthèses d’opinions tenteraient de le démontrer sociométriquement. La mise en page est faite pour constituer cette matérialité sous PAO et tout le traitement photographique pour les montages sous Photoshop. Ceci permettant de constituer des mises en page magazine, Web-zine, au sens où la page constituée s’ouvre directement et quasi en totalité sur l’écran du récepteur. La mise en page est une recherche de captation de l’attention. Il était ainsi important d’insister sur les séries de portraits, sur le traitement des visages, à savoir sur les icônes visuels de la médiatisation d’irak under attack.
Le piratage de l’attention du récepteur est en ce sens la reproduction détournée du mode de captation qu’utilisent les représentations hégémoniques. Processus de mise en crise de l’homogénéité signifiante hégémonique. Il est conçu afin de produire un effet nerveux. Quel qu’il soit, cela ne me regarde pas. Un effet nerveux du fait qu’il ait pour but d’introduire une représentation médiatique qui propose un autre ordre de connections à irak under attack. C’est pour cela que les War(Z) utilisent ce qu’a parfaitement aperçu Christophe Fiat : l’effet de ritournelle. La ritournelle — comme l’explique Fiat en s’appuyant sur Deleuze et aussi sur la question de la boucle et de la récurrence chez Burroughs — : « n’est pas esthétique, elle est pragmatique ». Sa répétition rythmique a pour but d’avoir un certain effet sur le lecteur. « Considérez le corps humain et le système nerveux comme des systèmes de décryptage » alors à force de boucles, de déplacement dans les boucles, de pick-up, « les éléments se décryptent irrésistiblement, imposant au sujet certains mots ou certaines images, qui à force, finissent par irriter certaines zones corporelles ou neurologiques ».
Ainsi le spaming ne peut se concevoir que dans l’attention que l’on porte d’une part à la matérialité propre à la création, et d’autre part à l’effet possible au niveau du récepteur. Le mode provocant de cette diffusion, venant ainsi s’insérer dans le mode de diffusion médiatique et pornographique, vient pour briser la tautologie qui amène que toute information provenant de la dimension médiatique y est tout de suite ramenée. Ce piratage permettant ensuite de potentielles excroissances non maîtrisées. Excroissances dont le sens n’appartient plus du tout au point de diffusion. Qui n’existent d’aucune façon pour lui.
War(Z) est bien une performance : perforation et intrusion dans la modalité d’expansion de la représentation hégémonique. Philippe Castellin : « Le hasard. Ou, informatique oblige, l’aléatoire et l’ensemble des procédures par lesquelles une place peut être accordée structurellement à des variables. Qu’il s’agisse d’éléments laissés au choix du "lecteur" (interactivité) – d’un aveugle tirage opéré par la machine au sein d’un ensemble de possibles, (par combinatoire et comme on voudra) – ou, qu’enfin, l’aléatoire renvoie à des aspects dont la maîtrise échappe à l’ auteur/initiateur comme à tous: ainsi dans le cas d’une performance où le contexte, les réactions des spectateurs etc. instillent du chaos dans la partition la plus préméditée, ceci faisant partie du jeu performatif et de son risque, le sans filet, le "direct" » . Performance car venant créer une possible entropie au niveau de la réception, dépendant du milieu où elle est reçue, pouvant entrer en interaction avec d’autres structures.
performance#hacktion
December 27, 2014 · category article
« Un jour on saura peut-être qu’il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine »
Le Clézio,
L’« art » une monnaie sans empreinte.
Le concept d’art semble être devenu un concept de démarcation, concept bourgeois de la valeur et de la reconnaissance. L’art est une catégorie bourgeoise qui se donne dans des institutions qui sont là pour garantir la pérennité de cette distinction bourgeoise. Il y a de l’art partout, dès les initiations au cours élémentaire, jusqu’aux arts plastiques aux lycées, et aux multiples écoles d’art qui fleurissent en région sous le nom de Beaux-Arts. L’art est vendu sur chaque chaîne de télévision, chaque station de radios, tant et si bien, que toute production pourrait prétendre sans grande difficulté à être de l’art, étiqueté et labellisé « art », comme s’il ne s’agissait plus que d’un alibi .
Cette neutralisation de l’art est due au fait d’une absorption et d’une neutralisation dialectique par le concept de culture. L’art n’est plus ce que pouvait encore y entendre Heidegger, ni encore ce qui apparaîtrait comme seulement technique. L’art est devenu synonyme de culture, de ce qui se cultive, de celui qui cultive, permet d’être ou de paraître cultivé. L’art ne semble avoir de substance que par la communication qui fonde la culture. Les mots en sont la véritable matière, et la culture le sanctuaire ou la serre. Les mots, qu’ils soient ceux du critique, ceux du journaliste, du spectateur à qui on a dit qu’il y avait là de l’art, et qui alors voit de l’art, voire même des artistes, sont le lieu même de sa révélation.
L’art est partout, Ben l’avait dit : « tout est art », mais l’art non pas en tant que vie, ce que désirait y voir Fluxus, mais en tant que valeur d’échange, de reconnaissance, principe de distinction, de subjectivation. Valeur, ne renvoyant qu’à la représentation, la possibilité de comparaison arithmétique en tant que valeur, valeur où la chose, ce qui se donne dans une expérience originale et singulière, est morte, annihilée dans la logique d’une égalisation par nivellement au plus petit dénominateur commun . De plus en plus, là, où on parle d’art, ne se succèdent plus que des projections de symboles qui viennent voiler ce qu’il y aurait à voir, écouter ou toucher.
Les majors, distributeurs de valeurs pour consommation de masse, ne s’y sont pas trompés, selon une telle logique de projection des catégories, rien de plus facile de substituer les choses ou les êtres. Les artistes devenant interchangeables, leur apparaître n’étant plus qu’en relation à la volonté de remplacement et de circulation de la valeur par les pouvoirs hégémoniques qui contrôlent et garantissent son cours.
« Art » : non seulement c’est un concept qui apparaît dans une diversité de sites culturels, mais en plus c’est un concept flou dans son emploi. Un concept que l’on pourrait facilement dire porteur, accordant de l’importance à ce à quoi il est attribué. C’est un qualitatif de connivence. Qui permet de parler avec aisance d’artistes, que cela soit des chanteurs, des graines de star, des peintres du dimanche, des passionnés de marionnettes, de n’importe quel créateur trafiquant un peu de matière, etc… Qualificatif qui permet de déterminer une identité, une égalité entre tous. Anne Cauquelin aurait en effet raison de dire dans L’art du lieu commun, alors que la doxa est partie liée à la notion d’art, au sens où sa logique d’inconstance, de variation, serait tout à fait adaptée au régime de variation de la valeur et de sa reproduction en différence.
L’hystérie ou la rage d’employer ce concept en a détruit le sens, en a émoussé la force. Si Deleuze a raison de dire que dans un concept, il y a du perceptif, alors ce concept d’ « art » ne permet plus rien de percevoir. Ce concept est brouillé, « art », comme l’artisan, « art » comme le brillant, le clinquant, comme ce qui ne sait même plus pourquoi on l’appelle « art ». Le concept, selon Deleuze et Guattari, devrait permettre de saisir des intensités de ce qui a lieu, au cœur du sensible, et en ce sens accueillir en lui des percepts, donner accès au monde. Or, si un concept comme celui d’ « art », n’est plus que la vague étiquette, irréfléchie, d’identités plaquées, le concept d’ « art » ne renvoie plus à rien, n’indique rien. Bâtard et sans intensité propre, il serait seulement l’instrument de logiques de représentations en vue de fins qui ne lui sont plus propres.
Ce qui se cache en contre-bande de cela n’est autre alors que la logique de production qui est à l’œuvre au coeur de la subjectivation bourgeoise, comme l’avait montré il y a déjà longtemps Marx.. Production de valeurs. De valeurs qui pour apparaître dans le champ de la culture doivent neutraliser tout ce qui serait considéré comme étranger aux règles qui déterminent la structuration légale de la culture. De sorte qu’au « nom des consommateurs, les responsables éliminent de la culture ce qui en elle dépasse l’immanence totale existante et ne laisse subsister que ce qui y remplit une fonction univoque. » (Theodor W. Adorno, Prismes). La fonction univoque dont parle Adorno ici, est celle de la reproduction/duplication de la production du bien appelé culturel, selon la nécessité de la reproduction du capital de cette production. La culture ne serait plus que ce qui trouve son identité symbolique dans la circularité ou la tautologie de l’économie se reproduisant par des médiations spécifiques, tel que l’art ici. C’est pourquoi, si consciemment, l’on croit que l’on parle d’art, si on manipule cette référence afin de se distinguer et donc pour posséder un critère de détermination de classe sociale (Bourdieu), cependant c’est au niveau de l’inconscient socio-économique que se structure la finalité de la production de la culture, tout ramener à elle-même. « C’est pourquoi, la culture des consommateurs peut se vanter de ne pas être un luxe, mais un simple prolongement de la production » (Adorno, idem).
Nietzsche a raison de dire dans Le livre du philosophe, que les concepts sont devenus en occident « des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal ». Il n’y a plus que le métal et plus l’empreinte, le touché qui a imprimé le métal. Le métal n’est plus que la valeur d’échange. On achète, ou vend de l’art comme une pure information, un pur énoncé vis-à-vis duquel ce qui a eu lieu n’est rien, est ce qui est vidé de sa singularité pour être neutralisé en vue d’une égalité de droit au niveau de sa diffusion, en vue « d’une identification du non identique ».
Oui à la vie :
Mais, est-ce que parce que l’art n’est plus que tenu institutionnellement dans le carcan de la spectacularisation de la production en tant que nécessaire médiation en vue de la duplication de cette dernière, il faut pour autant abandonner la possibilité de parler de la création, de la manœuvre qui œuvre et ne se soucie non pas du métal seulement, mais de l’empreinte imprimée sur le métal ? Est-ce que parce que l’art a été dévalorisé par la surinflation des productions qui revendiquent son crédit ou son alibi, il faudrait perdre la possibilité de réfléchir ce à quoi il pourrait se rattacher, au niveau de la question de la création ?
Non, car ce serait là, une démission face à tous les académismes qui revendiquent la notion d’art. Toutefois, réfléchir alors sur l’art exige de changer de critère, d’en interroger l’existence, de comprendre en quel sens il pourrait se définir autrement que dans le cercle tautologique du mouvement de production de valeurs. Il y a déjà longtemps que ce critère existe, et il n’est aucunement réductible à la question du nouveau, de l’invention, de l’inventeur, de l’innovation. Tout cela étant bien évidemment des attributs qui sont totalement produits par la production économique elle-même, en vue de maintenir voire attiser les désirs de consommateurs avides de nouveautés et d’exclusivités, des arts-bibelots, des arts-gadgets, de ce qui saura toujours leur accorder un critère de distinction. Il ne se donne pas non plus à travers une conception de médiation pour un universel qui se donnerait en vérité dans son savoir au niveau du concept et de l’Esprit. Oui, cela fait longtemps qu’un critère semble exister, mais, en ce temps et ce lieu où la logique de production généralisée ne revendique que sa duplication, il apparaît voilé, bien que parfois il réapparaisse, et vienne témoigner dans le discours de certains manœuvres : la vie.
Lorsque je dis que la vie serait un critère pour parler de l’art, je parle bien évidemment de la double dimension de la vie, son impact affectuel sur les choses, et d’autre part sa configuration perceptuelle. La vie en tant qu’elle vient, comme le disait avec élégance Bergson, jouer avec la nécessité, qu’elle vient la remettre en jeu en tant qu’incommensurable cause de l’imprévisibilité. Et ce critère n’est pas aléatoire, car ce qui est en œuvre dans toute captation effectuée par la tautologie de la production de valeur se constitue comme un vampirisme des forces vitales. Artaud, fut sans doute l’un des premiers énonciateurs de cette logique de vampirisation du système du libéralisme, et ceci magistralement dans Pour en finir avec le jugement de Dieu, où d’emblée il dénonce l’Occident américanisé, en tant que pour se reproduire, il est obligé de capitaliser/vampiriser le sperme des enfants américains. La vie est ce qui doit être digéré par les énoncés de la culture, ce qui n’a pas le droit d’être, dès lors que toute vie se développe en une immanence singulière.
La reproduction des valeurs est vampire, car en tant que culture, elle est inapte à se reproduire, elle ne peut se dupliquer, qu’en corrompant son hétérogène absolu, la vie, et de là en la transformant en son double, en sa propre essence de produits culturels, mis en circulation par neutralisation. « Le conquérant ne détruit pas le vaincu, il n’a pas intérêt à se débarrasser du vaincu mais à le pénétrer d’un venin propre jusqu’à ce que le semblable s’assimile au semblable en lui, et que le vaincu ne soit plus là mais son corps avec la conscience du seul vainqueur » (Artaud, O.C, XI) Comme toute égalisation, il y a une part de sacrifice de la différence.
La vie semblerait donc être ce qui s’échappe de la fixation/dilution de l’art dans la valeur et sa reproductibilité par effacement. Celui qui apparaît bien l’avoir compris, et non pas seulement dans une production, mais au niveau d’une éthique de vie, de la manière d’habiter ou d’exister sa vie, n’est autre que Filliou qui pouvait déclarer que « l’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante de l’art ». Filliou apparaît en effet comme l’un du groupe Fluxus qui a su le mieux mettre en évidence les positions du groupe, de ce qu’est se retrouver dans un flux, une immanence.
En jeu, et ceci par son expérience personnelle en rapport à la guerre et la mort, en liaison avec sa connaissance des cultures qui peuplent et signent le monde, la vie. Vie qui chez lui s’est donnée dans un bricolage, de bric et de broc, un bricolage où ce n’est pas le brillant, la technicité qui fait œuvre, mais l’imagination.
« La conscience c’est la vie. L’inconscience c’est la mort, entre les deux c’est la souffrance ».
Filliou a conscience que l’existence humaine se constitue dans cet écart entre vie et conscience, dans cette différence, dans ce qui n’a de cesse de s’arracher de la vie et de différer de la mort. Filliou a conscience, et ceci parce qu’il a connu la souffrance comme mode d’existence, que la souffrance, et donc le degré pathologique ressenti dans le corps et le la conscience, est moteur du développement de vie en soi. Donc, qu’il ne peut y avoir de vie, si la vie ne s’affronte constamment à sa négation, au Todestrieb, qui la pousse à vivre. L’un des premiers a thématisé cette perspective, certes fut Nietzsche, mais au niveau de formulations concrètes associées à des œuvres plastiques, ce fut Prinzhorn dans les années 20, psychiatre, qui réunit le premier la plus grande collection d’art de la folie, d’art brut. Pour celui-ci, comme il l’explique dans L’expression de la folie, le résultat de la pathologie, résultat pictural n’est pas un acte délirant, mais l’expression de la possibilité d’une compréhension structurée pour l’aliéné. Le fou semblerait développer alors selon sa propre spécificité un cosmos qui lui est propre, qui lui permet de recevoir et de s’exprimer dans un monde. Anomalie du fou qui n’est plus signe d’une anormalité destructurée, mais d’une déterritorialisation de tout nomos constitutif de la société, en vue de son propre cosmos. Chaque élément symbolique produit, ne valant que dans sa propre cosmogonie. Ce processus n’allons pas l’imaginer comme volontaire, au sens d’un libre-arbitre, ni même involontaire au sens d’une inconscience totale. Ce processus de déterritorialisation n’est autre que l’expression d’une nécessité, qui se donne comme excitation, agitation du sang et des nerfs. La vie est l’imprévisible qui nous anime, et la production sait la capter, par hypnotisme de ces énoncés et de ces dispositifs.
J’ai toujours été sensible au fait que Nietzsche rapproche l’artiste et la folie, comme deux visages d’un seul être, deux énoncés se rejoignant tout en partant de points opposés : la reconnaissance/l’effacement (cf. Foucault, L’histoire de la folie à l’âge classique, et la question de l’enfermement). Chez Nietzsche, il y a cette constance à relier l’expression, la production de sens, les traits de la conscience, à des états nerveux. Il sait ce que c’est qu’être psycho-somato-pathologue, lui qui vers la fin de son œuvre se revendique psychologue des symptômes qui atténuent la grande raison du corps : la volonté de puissance.
L’ouvrage créé, l’œuvre ne serait plus le signe d’une volonté qui veut créer, mais d’un corps (tout à la fois spontanément et simultanément psychique et somatique) qui ne peut faire autrement pour ne périr que de transformer la matérialité qui vient le rencontrer. Corps qui se propage, qui se répand, qui s’étend dans une déterritorialisation-reterritorialisation constante de ce qui lui est imposé. S’il lui était impossible d’y parvenir, s’il y a une résistance absolue en lui, à pouvoir faire une synthèse du donné extérieur, alors il ne lui resterait que l’autisme. La prostration. Mais celui que l’on appelle ici l’artiste, le manœuvre, n’est pas autiste, et ne peut acquiescer au principe de réalité qui est imposé par la diversité des pouvoirs qui ont l’hégémonie sur la conception du monde. Le manœuvre est toujours déjà l’acte d’une main, qui perçoit, touche, résiste et travaille. Il y a de la manie dans le fait de devoir s’échapper d’un plan de consistance, tout en en reconstruisant pour éviter l’abîme de l’angoisse.
L’artiste est un malade, et aucun maquillage, aucune retouche médiatique ne changera ce caractère monstrueux propre à toute donation esthétique qui fonctionne par déterritorialisation-reterritorialisation. L’esthétique de la création artistique est toujours à analyser selon ce degré psycho-somato-pathologique d’un corps et de sa souffrance à exister. A savoir dans le rapport étroit entre la vie et la mort.
C’est pourquoi chez Filliou, pour poursuivre en sa compagnie, la vie est formulation concrète non de mécaniques ou de techniques, mais de l’imagination. Non du brillant qui obéit au critère de reconnaissance des institutions qui règles les logiques de productions, mais de l’imagination qui est corrélative de l’intensité de vie. L’imagination, à savoir au sens même de Bachelard, la faculté sans maîtrise de déformer les images, les notions, les concepts, tout ce qui dans une société de contrôle des valeurs est inexorablement donnés comme pré-déterminés, répondant à une axiomatique de signification. « une intuition des œuvres peuvent être créées aussi vite que le cerveau les conçoit. (…) En fin de compte, plus de travail manuel dans le sens de la perfection technique reconnue comme critère de la création : un Art qui a des ailes, comme l’imagination a des ailes. » (Filliou, Une proposition, un problème, un danger, une intuition, 1967).
« Le but de l’art, avec les moyens du matériau, c’est d’arracher le percept aux perceptions d’objet et aux états d’un sujet percevant, d’arracher l’affect aux affections comme passage d’un état à un autre » (Deleuze Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?).
Mais si comme le dit aussi Artaud, la conscience qui se réveille à elle-même, qui affronte la douleur de sa vampirisation, « volée par le vampire, revient comme le cœur de celle à qui elle fut volée et le vampire est damné » (O.C, XIX), est-ce que la conscience qui ressent cettte déperdition irrémédiable de sa vie par la vampirisation ne devrait pas en contre-coup, comme s’il s’agissait d’une guérilla, en venir à réinsuffler la vie dans la perte inéluctable de vie de la production ?
Configuration affectuelle du monde : une esthétique de la cancérisation
Vampiriser à notre tour, ou se cancériser, retrouver la vie dans l’espace concentrationnaire de la production des valeurs, serait alors accepter dans son entièreté les impacts de ce monde de culture et se laisser devenir le transformateur/révélateur de notre vie à travers la re-configuration de ce qui nous est imposé. Dick Higgins de Fluxus ouvrait la voie en énonçant la notion d’intermédia. L’intermédia pensé par Higgins dans les années 60, est la possibilité de créer des œuvres qui sont hybrides, qui investissent des domaines et des champs divers, en s’interrogeant sur la matière concrète qui constitue ses champs (les médias). C’est pourquoi, engagée dans une perspective concrétiste, l’intermédiation apparaît être la nécessité d’un corps qui ne peut plus dissocier les matérialités, qui en a besoin pour exprimer son possible topos. Vampiriser à notre tour, ceci dans la nécessité même de ce qui se produit comme vie par nous. Sentir la corruption qui nous envahit, et dès lors utiliser cette corruption comme notre propre matière. Le projet de Fluxus n’était pas de créer des objets nouveaux, ou de se faire valoir comme extra-ordinaire, mais d’investir et de reconfigurer par le flux les relations et les associations opérées par l’égalisation sociale.
Si Burroughs par exemple a compris par le cut’up, en quel sens la matérialité à l’œuvre était issue des institutions qui produisent de la culture, cependant, contrairement au Fluxus, il en reste encore la revendication d’une généticité extérieure de l’art, de l’être de l’artiste. C’est pourquoi il revendique, le cut’up comme un art viral. Qui vient proliférer et gangrener le plan mondain de la culture. S’il perçoit parfaitement la nécessité de la lutte armée, celle-ci se fait à partir et en direction d’une extériorité : « Un nouveau langage peut permettre de forger une arme biologique de portée extrêmement puissante » (Burroughs, La révolution électronique), cette extériorité est celle du corps animal, du corps enfant, scatologique, du corps pulsionnel. Avec Fluxus et la question de la fin du statut de l’artiste défendu par Maciunas par exemple, et la fin de l’œuvre en tant qu’œuvre (donc désoumise de toute tautologie culturelle), tout surgissement de flux concret devient la prolifération cancéreuse d’une cellule de la société au cœur de celle-ci. « Les objectifs de Fluxus sont sociaux (non esthétiques) (…) une élimination progressive des beaux-arts. (…) Deuxièmement Fluxus est contre l’art comme médium ou véhicule promouvant l’ego de l’artiste » (Maciunas, Lettre à Thomas Schmitt, 1964). Ce que décrit Maciunas, dans cette programmatique, c’est la possibilité d’imprégner une société, en vue d’une transformation. Ce qu’il décrit, c’est comment des individus socialement déterminés développent un plan autonome d’intégration de la société. Cela implique un caractère de détournement des forces corruptrices afin que s’exprime le flux, donc la vie (« Par conséquent les gens de Fluxus ne doivent pas vivre de leur activité Fluxus, mais trouver une profession (comme les arts appliqués) avec laquelle ils feront une meilleure activité Fluxus » (idem).
Ce n’est pas pour rien qu’au XXème siècle ait pu naître le ready-made, qui de Duchamp à Joël Hubaut actuellement, traduit le mouvement de la vie au cœur des choses mortes placardées en tant que simplement valeurs marchandes issues de la production. Le ready-made c’est lorsque la vie s’approprie la matière morte symbolique et lui réinsuffle de la présence. Cette réappropriation n’est pas le résultat d’un choix, car chercher à imaginer, à créer des liaisons est inutile si les seules règles qui se sont imprimées sont celles des modes de productions hégémoniques. La réappropriation survient, sans que la conscience rationnelle sache pourquoi, car elle est le résultat psycho-somatique du rapport monde-homme.
Certes, on me dira par exemple que Hubaut parle de l’épidémiK. Toutefois, ce qu’il traduit parfaitement, notamment dans son dernier livre, Lissez les couleurs, à ras l’fanion, c’est que de propre, d’indemne, il n’y a jamais, que nous ne sommes qu’à partir de l’acceptation de notre propre matérialité comme issue et engrossée de l’impropre du monde. De sorte que si notre matérialité vivante, transit de la vitalité pathogène de notre organisme, est épidémiK, ce sera davantage au sens de la cancérisation. On peut constater cela dans ses installations que l’on peut rattacher au processus d’Autruisme cher à Filliou. Avant certaines installations epidemiK, il appelle les gens de la ville à contribuer, à lui amener des objets, souvent associés à une couleur. Puis il agence en machines à transformation de flux, donc transformation de vie par le choc psychique (affect) de ce qui est donné esthétiquement (percept). « Le PsyClom-Clom installation faite aux abattoirs de Toulouse – avril 2001 août 2001 est une installation vive prétexte à des manoeuvres évolutives (…). Le public migrateur empruntant les plates-formes et les passerelles sera invité à découvrir des espaces particuliers très ouverts et quelques cabines plus isolées. Il pourra dériver selon des trajectoires probables aménagées et déambuler dans le psyclom-clom épidémik en s’égarant un peu comme s’il se promenait sur le pont d’un navire customisé en se déplaçant d’un niveau à un autre par un effet de «psycho-tangage» dans le flou monochromik vertigineux jusqu’à d’indicibles points de vue centrifugés ». Joël Hubaut ainsi remédie les biens de consommation issues de la production, au sens où il introduit dans ce qui n’a plus de prégnance symbolique, ce qui n’est plus que résiduel, une nouvelle vie.
Oui disons le, contre tous les contempteurs de critères esthétiques : tout art est dégénéré. Les oeuvres s’inscrivent dans les interstices des genres, en décomposent les règles et les ordres, dé-génèrent pour retrouver leur propre généalogie.
December 27, 2014 · category article
(article co-écrit avec F.Laroze)
Au mois de février sortait aux Etats-Unis la Passion du Christ de Mel Gibson, film qui fit couler beaucoup d’encre autour du fait de savoir s’il avait un caractère antisémite ou si sa reconstitution, issue d’une volonté historique, ne trahissait pas le côté allégorique de la Passion décrite dans les Evangiles. Ces analyses qui nous semblent manquer ce qui ressort du scandale des sévices exercés tant en Irak qu’à Guantanamo, à savoir le rapport entre, d’un côté, cette exaltation pour la compassion telle qu’elle a été revendiquée par les défenseurs du film de Gibson et un large public américain, et, de l’autre, la tendance à certaines exactions accomplies par les Etats-Unis au nom du «bien».
On s’étonne des sévices exercés à la prison d’Abou Gharib, près de Bagdad. Mais notre étonnement devrait être d’autant plus marqué qu’il y a peu nous avons pu suivre, à travers de multiples reportages et témoignages, la compassion partagée par les Américains autour du film de Mel Gibson. Ainsi les interviewés américains expliquaient-ils que ce film, par sa violence, permet de partager la souffrance du Christ, de ressentir sa douleur et, dès lors, de comprendre sa propre foi. Etrange retournement, trois mois plus tard, lorsque l’on sait que les sévices commis par les Américains militaires et civils , loin d’être isolés ou dus à l’arbitraire de quelques soldats, sembleraient provenir d’ordres issus de la hiérarchie militaire et du commandement des renseignements militaires, comme le dévoile le CICR ou l’avoue la soldate Sandra Harman. Etrange paradoxe, que nous ne pouvons que relever et qui demande de repenser aussi bien le film de Gibson que la logique des sévices.
La Passion du Christ a sans cesse été compris dans le sens de la compassion, et non pas de la possibilité de se constituer en tant que victime légitime de la part des Américains. En effet, tel que cela a pu être dit, le film renvoie à une souffrance des Américains qui leur a permis aussi de communier autour de la douleur injuste qu’ils ont subie avec les attentats du 11 septembre, le «juste» étant persécuté sans raison. Le film n’est pas qu’un renvoi historique à la Judée, mais il se présente comme représentation compassionnelle de la propre situation des Etats-Unis en tant que victimes d’une violence injuste, celle du terrorisme international. Et en ce sens, il appelle non seulement à s’unir en tant que communauté fondée politico-théologiquement, mais en plus à revendiquer la possibilité de se défendre, et cela aussi bien intérieurement, à travers la défense du deuxième amendement, qu’extérieurement, en tant que les Etats-Unis revendiquent un droit d’action au nom de leur propre sécurité, fût-il contraire au droit international défendu par le Conseil de sécurité de l’ONU ou le Tribunal pénal international.
Dès lors, si nous considérons que la logique américaine n’est pas de l’ordre du bien civil mais obéit à une volonté théologico-politique, qui se pose comme le bien absolu (et nous ne reviendrons pas sur la distinction manichéenne de George W. Bush entre axe du bien et axe du mal), nous pouvons comprendre que la violence employée en amont des tortures dorénavant révélées (combien de civils morts dans les bombardements ou tués dans des attaques américaines en zone urbaine, sans parler des scandaleuses conditions d’internement des prisonniers dans la base de Guantanamo Bay ?) porte avec elle-même sa propre légitimité, du fait qu’elle soit accomplie au nom du «bien». Car ces tortures-là n’ont pas été perpétrées au nom du mal, selon eux, mais afin d’obtenir des informations qui permettraient de lutter contre le mal. Or, depuis Machiavel, nous savons que, politiquement, la fin justifie les moyens, et ce d’autant plus lorsqu’on légitime cette fin comme un bien nécessaire.
Nous nous étonnons et nous scandalisons de ces tortures, alors que tout dans cette manière de se représenter le politique semble impliquer la possibilité de telles exactions et leur légitimation implicite. Pourtant, une politique qui repose sur des principes liés à la religion, et donc théologiques Rousseau nous avait déjà prévenus Ñ encourt toujours le risque de tomber dans un certain fanatisme d’Etat, au sens où «devenant exclusive et tyrannique, elle rend un peuple sanguinaire et intolérant ; […] en sorte qu’il croit faire une action sainte en tuant quiconque n’admet pas ses dieux» (Du contrat social). Et arguer que ce rapport religieux au politique et à la violence d’Etat ne serait qu’inhérent à «l’engagement chrétien» musclé de Bush (dont on avait pu avoir un aperçu dans sa façon de gouverner le Texas et de «gérer» le rythme des exécutions capitales à Huntsville) paraît maintenant un peu court : ici, il semble qu’on touche à un point crucial de l’inconscient collectif américain, constitutif de la genèse d’un Etat fondé sur le religieux dès ses origines, et qui, sous le coup d’un de ses plus grands chocs historiques, s’est insidieusement réveillé pour se métamorphoser comme l’on sait…
Nous nous étonnons donc, mais il s’agirait plutôt de penser en quel sens les Etats-Unis, tout en disant vouloir lutter pour la démocratie et leur propre sécurité, reprennent cependant dans leur manière d’opérer des processus et des logiques d’action qui ne sont pas étrangers à ceux de leurs propres ennemis, et qui ne sont que les conséquences inéluctables de toute théologisation du pouvoir politique et de la volonté de résoudre les conflits selon de tels principes. La «Vieille Europe» a mis plusieurs siècles à comprendre qu’il fallait «laïciser» le politique : de quelles hécatombes et ignominies, de quelles «passions» auront encore besoin les Américains pour en faire de même ?
December 27, 2014 · category article
« l’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité »
Nietzsche
Deleuze nous aura prévenu, la philosophie n’est pas le sens commun, n’est jamais le bon sens, « mais le paradoxe ». « Le paradoxe est le pathos ou la passion de la philosophie ». Et la question de l’art n’est certainement pas la moins paradoxale pour la philosophie, au sens, où elle semble être l’un des lieux où elle se confronte à ses propres limites, où elle rencontre l’immanence d’un plan de consistance pour son propre langage, vis-à-vis duquel il lui est difficile d’éviter la crise. Car comment juger d’une œuvre dès lors que toute œuvre prétend se poser comme un monde en soi, comme une différence immanente, ligne singulière, qui tout en étant différence est bien aussi la répétition d’une mêmeté : celle de l’art, qui nous pousse à dire que là il y a de l’art.
Si la philosophie deleuzienne est une philosophie de la vie, de cette vie qui s’invente dans un plan d’immanence qui ne répond d’aucune essence réduisant a-priori la différence, c’est qu’elle tire sa force de cette réflexion sur l’art, sur ses productions, de la littérature à la peinture en passant par le cinéma. Ce n’est pas pour rien que Deleuze se sera intéressé à Joyce, Bacon, Eisenstein, et tant d’autres, pas pour rien, à savoir pas pour reconduire ces œuvres à l’identité évidente d’un concept, à la totalité vidifiante d’un principe qui a subsumé la différence dans l’identité du concept de différence comme chez Hegel.
Non, l’art, pour lui aura été ce lieu même de l’immanence qui fait effraction dans la philosophie, l’interpellant, et la sommant de répondre de ses architectures de concept, et cela de Platon à Hegel, puis à Nietzsche. L’art, en tant qu’il est lieu du surgissement de bloc de sensation, s’il est évident que Deleuze a tenté d’en témoigner à partir de la création de concept, cependant est aussi et surtout à définir à partir de l’impact affectuel qu’il produit sur la philosophie. C’est bien ce à quoi ouvrait Nietzsche et que poursuivra à sa manière Deleuze : la compréhension des modalités d’appréhension, de fondement des concepts philosophiques en rapport à la différence, au multiple, au singulier, et ceci non pas dans la volonté d‘une légitimation-rectification, mais de la possibilité d’introduire — et ceci épistémologiquement, comme éthiquement — un nouvel accueil de l’œuvre, une nouvelle manière de la penser.
C’est pourquoi, si je tenterai de mettre dans un deuxième temps en évidence, ce qu’a pu produire l’art sur la formation philosophico-linguistique de Deleuze, c’est bien d’abord une mise en question de la difficulté de la philosophie face aux œuvres d’art que je voudrai interroger.
La difficulté de la philosophie face à l’art apparaît à travers la contrariété qu’éprouve le concept vis-à-vis de l’affirmation de différence immédiate de chaque œuvre, cet infini dans le fini composé. En effet, et se présente là, l’une des lignes suivies par Deleuze dans Différence et répétition, l’art n’est pas seulement le paradigme de la différence qui vient mettre en porte-à-faux la tentative de réduction au concept de la philosophie, mais se poserait, du point de vue de l’existence humaine, comme ce surgissement qui interdit tout dire visant la synthèse traditionnelle du donné dans la donnée conceptuelle, plaçant l’esprit face au jeu ironique du simulacre. Le premier temps de cette réflexion va porter alors non pas seulement sur les difficultés de saisie de la philosophie face à l’art, mais sur les torsions conceptuelles entraînées au cœur de la philosophie par sa rencontre des œuvres d’art. Car c’est à partir de cette approche que nous pourrons comprendre dans une certaine mesure, en quel sens il y a une nécessité de création de concept pour Deleuze, en quel sens la création de concept, n’est pas un geste autonome de la philosophie, la réification de son identité, mais la reconnaissance non-voilée d’une déchirure interne, qui laisse apparaître la différence comme le cœur même de la philosophie, de sa capacité à construire ses concepts.
Bifurcation#1 : Platon et le bord philosophique :
C’est par Platon que Deleuze commence son analyse critique de la réduction à l’identité. Il tente de comprendre de quelle manière, la formation linguistique de cette philosophie, et de celles qui lui seront ultérieures, s’inscrit dans cette nécessité de neutralisation de la différence en tant que différence, au profit d’une différence qui serait le résultat de séries constituées à partir d’un modèle. Toutefois Platon, s’il initie cette lignée, représente tout à la fois la limite qui détermine le commencement philosophique, et la limite extérieure, celle qui entend encore le bouillonnement héraclitéen en elle.
Ici, l’analyse de Deleuze est fort judicieuse, pour comprendre ce qui se joue en rapport à l‘art, car il est bien évident que Platon n’y a pas été insensible, que sa philosophie, tout à la fois ironique, et construite sur l’art même de la formation des mythes témoignent simultanément de la différence de l’œuvre et d’autre part de la nécessité du même, de l’identité, de l’archétype qui tétanise toute différence, la faisant imploser dans son identité de principe.
Selon Deleuze, Platon ne recherche pas tant à fonder qu’à poser la possibilité d’un partage, d’une sélection d’un tri entre les prétendants à la vérité. Comme il l’analyse, il ne faut pas lire Platon à la lumière de la critique aristotélicienne, mais selon le projet platonicien de la sélection. « Il ne s’agit pas du tout d’une méthode de spécification, mais de sélection ». Et c’est dans cette distance que se creuse le rapport entre d’un côté chemin dialectique qui remonte vers le fondement et de l’autre le mythe comme lieu du fondement, le mythe en tant que non pas condensation abstraite du vrai, mais en tant que cette trace d’un fondement qui par lui-même n’apparaît pas, ne peut pas apparaître, se dérobant à chaque fois de la voie dialectique, ou la rejouant, et ainsi la déjouant, la montrant comme incapable de donner à voir ce qui en tant que fond est en différence par rapport à toute saisie concrète du concept.
Deleuze montre que si avec Platon, il y a volonté d’accaparer l’autorité du point de vue de la définition de la chose-même (l’Idée), cependant, cette volonté s’affrontant à l’impossible mise à nue en tant que telle du fond (il est l’imparticipable), se joue alors par l’ironie d’un fond dévoilé dans la fiction, et la possibilité de celle-ci de marquer, de se démarquer de toute autre parole revendiquant l’autorité.
Mais plus que cela, ce qu’indique Deleuze, c’est de quelle manière, Platon rencontrant cette question de la différence, se sent obligé de quitter la ligne dialectique, de constituer un autre plan de consistance de la vérité que celle dialogique de l’argumentation, reposant davantage sur la croyance : le mythe.
C’est en ce sens que Platon — qui met en critique le simulacre de l’art et de la poésie, en tant que lieu même de la subversion de la vérité (lieu de mélange, d’indiscernable, de perte du principe de partage), comme cause possible d’une méprise sur les principes qui constituent le réel, pourtant pour ce qui est de définir les Idées intelligibles — en vient à sortir de la distinction logico-conceptuelle, pour utiliser des récits, auxquels une personne sensée ne peut apporter son crédit.
Ce qui s’esquisse ici, c’est à quel point Platon a ressenti, et témoigner de cette difficulté de la parole philosophique face à la vérité mais aussi aux œuvres qui se revendiquent d’elle, mimant seulement sa forme ou bien ses principes. C’est pourquoi sa relation à l’art tient du paradoxe, à la fois impressionné et prêt à remettre les lauriers, et d’autre part insistant sur la nécessité de rejeter l’artiste, à la fois mauvais rapport au vrai et de l’autre au cœur même de son articulation de la vérité.
Platon représente ainsi celui qui inaugure selon ces deux lignes, le rapport de la philosophie à l’œuvre d’art ou bien les créations qui prennent leur source dans la sensibilité. Il est le premier moment d’une philosophie qui s’hypostasant dans l’intelligible, pourtant face à la sensibilité et à ces concrétions (discours, peintures, etc…) est obligé de s’ouvrir, de remettre en jeu son propre langage, celui-ci pouvant même en emprunter les atours, les stratégies, inviter à cette ouverture d’une tension infinie dans la figure finie d’un mythe.
Bifurcation#2 : l’art comme limite au concept (Kant)
Mais, étrangement c’est Kant qui semble, dans son œuvre tardive de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, nous avoir enseigné le plus cette friction du philosophique avec l’esthétique, et par conséquent cette tension d’impuissance du langage philosophique face à l’art. En effet, le concept a manqué, manque et manquera toujours ce type de phénoménalité, celle qui apparaît par l’œuvre d’art, qui au titre de la liberté qu’il définit parfaitement dans sa pure événementialité au cœur de la 3ème antinomie de la Critique de la raison pure, n’a d’autre cause que de se montrer entièrement dans son apparaître comme cause indépendante de toute antériorité.
Certes Kant apparaît souvent comme le penseur du transcendantal, de la force de l’entendement, toutefois, c’est oublier, à quel point, dès 1790, par sa mise en évidence de la différence entre jugement réfléchissant et jugement déterminant, il établit que la donation esthétique ne se constitue pas sous l’autorité du concept, mais de l’imagination.
C’est pourquoi, il analyse, dans l’Anthropologie, le fait que les sens ne trompent pas, mais que toute duperie dans la représentation est issue « de la faute de l’entendement » qui « juge avec précipitation ». Au contraire tel qu’il y insiste « c’est plutôt un mérite de la sensibilité d’avoir fourni à l’entendement un riche matériel en face duquel les concepts abstraits de l’entendement ne sont souvent que de scintillantes misères ». Ce riche matériel pouvant être la poésie ou l’art.
Si Kant, tel que l’indique Deleuze, s’en tient à la recognition, de sens commun lié à la raison, c’est donc qu’il traduit justement, ici face à la donation esthétique et sensible de la poésie ou de l’art, la limite même de l’identité, ou encore le fait que toute prétention de réduction du donné esthétique à une identité conceptuelle serait une illusoire. Car, si le reproche de Deleuze est pertinent, il n’en faut pas moins souligner cette acuité de Kant vis-à-vis de son projet philosophique. Kant, certes, tente de circonscrire la question de l’art et ceci de ses Observations sur le sentiment de beau et de sublime, jusqu’à la 3ème critique, toutefois, il marque aussi la limite de sa saisie, à quel point, toute captation philosophique de cette donation, est en porte-à-faux, ne peut prétendre clore cette événementialité que par l’illusion de la neutralisation conceptuelle, qui n’est que « scintillante misère ».
Kant l’avait réalisé, l’art conduit la philosophie au cœur de la sensibilité, de l’imagination, du jugement réfléchissant et non-déterminant, et de là la convoque à forger ses propres concepts. Mais Kant, réalisant cette donation en excès, toutefois ne s’est pas ouvert, ne pouvait pas s’ouvrir, car « loin de renverser la forme du sens commun, Kant l’a donc seulement multiplié (…). Partout le modèle variable de la recogniton fixe le bon usage, dans une concorde des facultés déterminée par une faculté dominante sous un sens commun »
Et c’est bien ce que Deleuze a aussi compris avec la lecture de Nietzsche, avec son appel à un une inversion du platonisme, puis au passage à de nouvelles tables de la loi, qui passe par une transvaluation des valeurs. Ne pas aller vers la neutralisation de la multiplicité fourmillante de l’œuvre, mais penser quelle peut être la modalité pour la philosophie de témoigner de la sensibilité de l’œuvre, de sa différence. Car, pour Nietzsche c’est ce qu’exprime l’art, cette force sensible qui s’est donnée dans une composition, qu’elle soit musicale ou textuelle, il exprime la vie. La représentation ainsi pour Nietzsche est force sensible, l’image ou le verbe « la puissance affirmative de la vie ».
Bifurcation#3 : affect et percept
Ce qui pose cette résistance pour la philosophie, et impose de se méfier de cette méfiance philosophique, de considérer cette méfiance comme méfait, provient de ce qui constitue une œuvre au niveau de sa donation. La donation de l’œuvre ne suppose pas de fond, ne suppose pas d’être la répétition d’un modèle intelligible, ou bien d’une vérité qui lui précèderait. Justement, l’œuvre se pose comme la répétition de la différence propre à toute œuvre, et ceci parce qu’elle se constitue ni abstraitement, ni techniquement. Mais la composition qui est esthétique « est le travail de la sensation ».
L’art se constitue comme une composition, une architecture, un jeu de délimitation dans le plan infini des possibles, et comme ouvrant (à) ce plan dans son infinité. C’est pour cela que s’il y a bien une question d’incarnation qui est vue par la phénoménologie (et ceci par la réversibilité du voyant et de la chose vue), cependant celle-ci semble encore vouloir happer le différentiel dans l’identité phénoménale de la chair du monde, dans la réification, comme l’aperçoit Deleuze, d’une certaine forme de piété. La chair phénoménologique, celle définie par Merleau-Ponty, se définit pas comme un principe d’identité de la chose, mais se constitue comme « l’être de la sensation », tout en la posant non pas seulement en liaison à cette chose vue, cette chose aperçue qu’est cette œuvre, mais en tant que transcendance renvoyant à un monde en général, à l’être en tant que tel. La chair, si elle déborde les concepts classiques de l’identité intelligible, ouvrant un horizon sensualiste, toutefois mène à une forme de religiosité phénoménologique — que l’on concevra parfaitement en lisant le dernier Heidegger — où la différence devient le concept de différence en tant que fond ontologique de la variation des étants qui se donnent comme lieu de cette expérience de pensée de la différence. « C’est un curieux Carnisme qui inspire ce dernier avatar de la phénoménologie et la précipite dans le mystère de l’incarnation ; c’est une notion pieuse et sensuelle à la fois, un mélange de sensualité et de religion, sans lequel la chair, peut-être ne tiendrait pas debout toute seule ».
Pour Deleuze, il s’agit de se détourner pour une part de cette chair, pour comprendre dans le croisement de deux autres lignes comment se donne une oeuvre : la composition/architecture et d’autre part son plan immanent d’émergence/consistance. Ce qui se structure en tant que territorialisation, fixation de plans, de lignes, de pans, se constitue dans l’espace d’une déterritorialisation absolue, qui toujours est là comme support, lieu de différenciation.
Et ce qui révèle cette tension entre le lieu familier de la représentation articulée (ce qu’il nomme maison) et de l’autre l’infamilier du plan de consistance, c’est la sensation, qui se révèle selon un percept, qui affectant, ne pose pas un repli, mais ouvre aux lignes infinies de la réception.
« L’art veut créer du fini qui redonne l’infini », cet infini se déroule dans les séries impliquées et redistribuées selon l’immanence de la composition qui vient s’incarner au cœur du plan d’immanence du virtuel. C’est parce qu’une œuvre articule ainsi le composé qui crée le percept, que l’affect lié est unique, ne peut être saisi dans une Urdoxa qui en délivrerait le sens ou la signification. Par l’affect et le percept du bloc de sensation qui se donne dans une composition, le plan d’immanence n’est pas exclu, n’est pas abstrait et neutralisé à travers une substitution (celle du langage, comme par ailleurs Foucault l’avait comprise dans Les mots et les choses) mais tout au contraire, il est toujours présent comme ce à partir de quoi, l’infini s’exprime dans l’œuvre, suspend l’œuvre dans l’impossibilité d’être close, réductible à un sens donné. « L’artiste rapporte du chaos des variétés qui ne constituent plus une reproduction du sensible dans l’organe, mais dressent un être du sensible, un être de la sensation, sur un plan de composition anorganique capable de redonner l’infini ».
De là, l’impossibilité de poser la question de l’œuvre d’art à partir de la recherche de la vérité qu’elle soit celle de la science, de la morale ou bien de la métaphysique. Chaque œuvre, par la singularité de sa composition affectuelle, se conserve en soi, en tant que critère de soi. Juger de l’œuvre ne peut être la transporter dans l’allée des concepts vassaux de l’identité, mais doit être perçu dans sa tension visible, dans sa force de composition et d’ébranlement quant à notre réception. De là, donc, la nécessité d’une nouvelle forme de jugement.
Bifurcation#4 : nouvelle image de la pensée
Si l’art est affect et percept, alors s’intéresser à lui, n’est plus comme nous l’avons indiqué, le poser en relation à une vérité du concept, mais il est nécessaire de trouver un autre rapport à lui, non pas selon l’intentionnalité d’un partage entre vrai/faux, apparence/être, permanence/immanence, mais selon la question même des intensités qui s’y expriment. C’est ce que comprend Deleuze en relisant Nietzsche, et en tentant de mettre en lumière quel est le critère du jugement Nietzschéen. « L’élément de la pensée est le sens et la valeur (…) le noble et le vil, le haut et le bas, d’après la nature des forces qui s’emparent de la pensée elle-même ». Penser l’art demande d’avoir une autre image de la pensée, qui doit alors s’éprouver dans le travail à l’œuvre de l’œuvre, à savoir dans l’ouverture de la pensée à l’invention de ces compositions. Une pensée qui a d’autres valeurs que celles de la philosophie, et consécutivement une autre forme d’approche.
La pensée n’a pas à avoir une méthode préétablie à ce qu’elle tente de penser, mais c’est dans le rapport à ce qu’elle pense qu’elle doit se former et s’articuler. La pensée doit interpréter selon sa propre puissance de pensée. C’est précisément ici que l’influence de Nietzsche se fait sentir : c’est selon la puissance de vie, et sa possibilité de confrontation critique au monde et aux choses qui se donnent selon des lieux et modalités distinctes, que se crée le jugement. S’ouvrir aux blocs de sensation de l’art, en effet ne pouvait poser que des problèmes pour ceux qui avaient établis a priori la dévalorisation du sensible, ou bien sa subordination à l’esprit. Ne pouvait que poser une impossibilité de saisie par le concept, les concepts utilisés renvoyant à autre chose que le bloc de création, étant construit selon une intentionnalité même hétérogène aux percepts et aux affects qui constituent l’œuvre. C’est sans doute pour cela que Zarathoustra pouvait dire que son expression tenait davantage de la poésie que de la dureté gelée du philosophique. La nouvelle approche de la pensée, impliquant une nouvelle ouverture en langage de celle-ci.
Bifurcation#5 : Ce qui émerge de l’art : la brèche
Le bloc de sensation, où se condensent affects et percepts, ouvre donc au plan d’immanence où se constitue les territorialisations d’œuvre. La philosophie justement découvre cette brèche dans l’homogénéité du cercle conceptuel, celui-ci ne se referme pas sur lui-même, car cette brèche ouvre, creuse toute pensée, sans jamais pouvoir être subsumée sous le principe de l’identité ou bien du concept de différence. « Si la philosophie commence avec la création de concepts, le plan d’immanence doit être considéré comme pré-philosophique. Il est présupposé, non pas à la manière dont un concept peut renvoyer à d’autres mais dont les concepts renvoient eux-mêmes à une compréhension non-conceptuelle ». La philosophie que met en critique Deleuze, s’est toujours attachée à réintroduire face à l’émergence de cette immanence de l’œuvre une certaine forme de transcendance (y compris par le transcendantal), afin d’éviter le chaos, afin d’éviter l’apeiron, afin d’exorciser son impuissance par le concept à se saisir de cette donation qui se fait esthétiquement.
C’est que le bloc de sensation, s’il est impact esthétique d’affect, il n’en ouvre pas moins une brèche, une béance pour la conscience, il l’ouvre à un nouveau plan d’immanence que devra traverser et endurer la pensée, sans autre recul que la nouveauté qui se présente là. La brèche qui s’ouvre pour la pensée se constitue dans ce rapport à la forme finie ouverte à l’infini que présente sans fond l’œuvre.
L’apparence de l’œuvre se présente en tant que différence insurmontable, seulement effaçable par un jeu de dévitalisation de son intensité singulière d’affection. Par l’œuvre d’art, la différence se montre justement au cœur d’une répétition : celle de la différence.
C’est cette différence tenue et postulée dans la répétition, de celle de la création, qui vient forcer la philosophie à s’arracher, même contre la volonté poursuivie par l’auteur, à une pure entreprise tautologique et mécanique de constitution. C’est par cette différence, qui se présente entre autre avec l’art, qu’elle découvre en elle de nouvelles lignes d’intensités dont il faut qu’elle se saisissent à travers une création de concept.
bifurcation#6 : la création de concept
Nous l’aurons compris, l’art est cette rencontre par laquelle, l’observateur, pour se saisir d’un sens à l’œuvre, est obligé d’accepter de se placer sur le plan d’immanence, non pas de la représentation, mais de la vie à partir de laquelle se joue, se plie et déplie la représentation. Ainsi l’art n’est pas l’expression de la différence, mais c’est la différence qui s’exprime dans l’art, en tant qu’il est cette trace de l’immanence, cette trace de la différence qui n’a de cesse de différer au cœur de la trace.
Pour la philosophie alors, tentant de capter les tensions qui se constituent par le composé de l’œuvre, il ne s’agit plus véritablement de se prémunir contre ce à quoi ouvre l’œuvre, mais de saisir dans le concept, la turbulence silencieuse de l’œuvre, le chaos qui est toujours déjà émergeant dans l’effort du composé esthétique, et qui se révèle dans la dimension du plan d’immanence. Et les concepts de la philosophie doivent alors être le résultat d’une création. « Le problème de la philosophie est d’acquérir une consistance, sans perdre l’infini dans lequel la pensée plonge (le chaos à cet égard a une existence mentale autant que physique ».
Car le concept, n’est pas une fonction, n’est pas seulement un référent, une pièce usée, dont on ne voit plus l’empreinte pour ne considérer que le métal pour reprendre Nietzsche. Le concept est création de part en part, il est invention d’intensités qui se composant dans le mot, se démultiplie en ligne infinie qui renvoie à des expériences possibles, des vécus de sens. « Le concept philosophique ne se réfère pas au vécu, par compensation, mais consiste, par sa propre création, à dresser un événement qui survole tout vécu, non moins que tout état de chose ».
Et, nous le savons, c’est précisément la posture philosophique qu’a adopté Deleuze. Créateur de concept, seul, à deux ou en dialogue. Créateur de concept, en tant que c’est là la sédimentation/stratification philosophique de l’intensité de l’existence et de ses expériences.
Dès lors, il est nécessaire de reconnaître, que les concepts philosophiques créés, tiennent davantage de la nature du simulacre au sens où l’entend Deleuze, qu’à des identités vraies et impératives, simulacre au sens où ils mettent en jeu une différence qui les empêche de n’être qu’en référence à des principes fixes et absolus. « Par simulacre, nous ne devons pas entendre une simple imitation, mais bien plutôt l’acte par lequel l’idée même d’un modèle ou d’une position privilégiée se trouve contestée, renversée. Le simulacre est l’instance qui comprend une différence en soi, comme (au moins) deux séries divergentes sur lesquelles il joue, toute ressemblance abolie, sans qu’on puisse alors indiquer l’existence d’un original et d’une copie ». Le concept philosophique au sens deleuzien, tout en se donnant apparemment comme relié à une vérité qui le déterminerait, introduit à contrario une autre forme d’intensité qui lui est propre, qui vient en définir sa propre affirmation, en tant qu’il se s’auto-constitue, qu’il trouve son autonomie tout en étant le signe d’une répétition.
December 27, 2014 · category article
Serait-ce là, la vérité, au-delà de toute morale : à savoir que la catastrophe aura été pour les Etats-Unis, mais aussi pour un ensemble de nations, la vitrine humanitaire devant permettre, premièrement le renforcement de leur image et deuxièmement, le vecteur privilégié de relations économico-stratégiques avec l’Asie du Sud-Est ?
Florence Aubenas et Miguel Benasayag ont évoqué dans la Fabrication de l’information (1), les enjeux qui se constituent ici. En effet, selon les deux auteurs, le dispositif médiatique, et surtout télévisuel, plus que d’être le lieu réel d’une culture et d’une transmission de connaissances, s’est transformé en un miroir égocentrique pour toutes les subjectivités, miroir sans doute aux alouettes pour beaucoup, au sens où cela s’incarne à travers la télé-réalité, mais miroir stratégiquement manipulable pour les politiques et les gouvernements. L’important n’étant pas ce qui est fait, mais de montrer qu’on le fait, qu’on est actif, qu’on compatit, qu’on est solidaire : «Il est presque impossible pour nos contemporains d’ordonner leur vie d’après autre chose que cette promesse de visibilité.» Ainsi, ils racontent comment, une femme venant de perdre son enfant, se plaignait de ne pas être passée à la télévision, au sens où «quand même le petit méritait bien de passer au journal».
La catastrophe présente, par conséquent, l’opportunité de se constituer une identité, d’en redorer le blason si c’est nécessaire. Et manquer cette opportunité, ou bien en être décalé, ouvrant la possibilité d’une vindicte populaire et même médiatique. Il n’y a qu’à se souvenir du scandale face à la canicule qu’eut à affronter le gouvernement Raffarin lors de l’été 2003. Ainsi, alors que la France se déshydratait et commençait à compter des milliers de morts, nous pûmes voir en polo le ministre de la Santé de l’époque, Jean-François Mattei, ne point s’alarmer, ou encore constater que le président de la République, loin d’intervenir, poursuivait avec tranquillité ses vacances. Pour le premier, cela lui coûta son poste, pour le second et l’ensemble du gouvernement, cela fit chuter leur cote de popularité.
Il est évident, que derrière le scandale de la déclaration de Condoleezza Rice se cache une vérité ultime et médiatique, que le président des Etats-Unis a bien comprise dès les événements du World Trade Center, centrant une grande partie de sa possible réélection autour du thème de la catastrophe et de son action. Le terrorisme n’étant plus rejeté, mais devenant une médiation quasi nécessaire quant à la représentation de lui-même, au point de jouer sans cesse sur de possibles alertes, de potentiels dangers qui pourraient survenir, ceci venant corrélativement voiler le bilan plus que mitigé de son action gouvernementale, aussi bien au niveau de la politique intérieure (sociale et économique) qu’extérieure (déficit budgétaire et crise de la diplomatie internationale).
Ce qui se révèle alors, c’est à quel point le politique adopte les valeurs d’un cynisme qui n’a même plus besoin de se cacher, qui devient même, en tant que visible, une quasi-cause d’admiration. Et ici, le cas de Sarkozy et de son show médiatique permanent en tant que ministre d’Etat en était pour la France la preuve magistrale. De même que ce qui ressort des déclarations de Renaud Dutreil, ministre de la Fonction publique, quand il parle des fonctionnaires et qu’il peut les dénigrer, sans peur de se voir blâmer, dans l’espoir tout au contraire de se faire respecter, voire admirer, par une part de son électorat, notamment celui qui suit le baron Seillière au Medef.
Epoque du cynisme, et dès lors d’une réelle dislocation du lien entre la société et ses dirigeants. Car en effet, comment s’étonner de la désaffection, qui s’étend dans toutes les républiques et les démocraties face aux élections, si l’on fait le constat que les politiciens instrumentalisant les médias, peuvent ouvertement dénigrer une partie de la population, mimer des affects que l’ensemble de leurs actions viendront contredire quelques mois, voire quelques semaines plus tard ?
Ainsi, par cette déclaration de Condoleezza Rice, il y a bien une vérité cruelle qui se révèle: la douleur humaine, la situation de ceux qui sont exclus de la sphère visible des médias, n’est aucunement le réel enjeu de ceux qui cherchent à s’assurer le pouvoir. Mais est-ce là une véritable découverte ? Machiavel ne reconnaissait-il pas déjà, dès le XVIe siècle, et ceci à travers le portrait d’un César Borgia, que le seul but du politique était de conserver le pouvoir, et ceci en utilisant toutes les stratégies possibles, y compris la douleur humaine ou bien la peur ?
(1) La journaliste de Libération et Miguel Benasayag ont cosigné cet essai en 1999, éd. La Découverte.
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