[Texte] extrait de Pan Cake, publié dans la revue La femelle du requin
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Continuum
Reprendre la vie comme si rien ne s’était passé, comme si j’ignorais ce qui s’est produit, regarder les autres et ne rien dire faire semblant de … Théâtre = à la fois être le corps de cet autre, être le corps à savoir être sa langue, l’incarner, dire au rythme d’un dire qui n’a jamais eu lieu ailleurs que dans la fiction faite d’une présence qui aurait pu être réelle & dire le texte qui est attendu déjà écrit. Théâtre = scène ici ouverte d’un texte qui se produit en improvisation, comme si la langue se répétait dans l’immédiateté de sa première venue, le théâtre est le lieu des comme si … Théâtre = schizophrénie une meute en moi, eux encore là présents indélébiles toujours le goût amer & salé du sperme dans ma bouche, toujours la brûlure dans mon anus, toujours l’odeur aigre de l’urine, toujours leurs rires toujours les ecchymoses de leurs coups toujours le vacarme de leur musique toujours leur visage collé contre mes yeux. Théâtre = aussi la scène du mensonge, puis-je lui dire, lui avouer, tirer dans ma bouche les mots du secret traverser la distance me relier rompre le différé sentir autre chose que la culpabilité. Théâtre = bouche + corps + lieu + mouvements + intrigues + regards dressés à regarder + bouche ouverte + respiration + yeux clos + portes claquées + apartés + didascalies + lèvres closes + répliques tirées vers l’ellipse + calcul des pas + la distance + mécanique intransigeante + secrets + secrets avoués + oui c’est certain les secrets se disent au théâtre c’est ce qu’on appelle le dénouement + corps masqué + immobilité + visage grimé + seconds rôles + fantômes + attente + articulations + gestes de la main qui traversent l’air pour gifler une figure + lettres anonymes + rebondissements + élasticité du temps + corps nus corrompus éreintés transpirants + face à face + dos à dos + rideau levé baissé levé baissé ce qu’on appelle les actes + la saccade des hésitations qui instaurent la connivence avec le spectacteur + le noir qui entoure la pupille lumineuse de la scène + les sourires + la tête baissée + la proximité + les cris les larmes les nerfs les drames les hurlements les insultes + le regard droit sans faille + le masque encore & toujours celui de la voix de la bouche qui articule en mot le crâne qui s’est travesti en l’altérité charnelle du fantôme + la profondeur épaisseur largeur longueur du lieu + les diagonales + les murs + la répétition … Impossible théâtre avec elle, impossible jeu le mensonge ne peut être que réel, savoir que durant nos étreintes elle touchera & enfoncera son index dans l’anus violé, qu’elle glissera sa langue dans la bouche qui a sucé des sexes anonymes, qu’elle avalera mon sperme mélangé aux leurs, qu’elle jouira de ma castration indépassable, qu’elle me dira des mots qui ne me feront pas oublier la haine déferlante de moi à moi, comment me cramponner au théâtre. Impossible théâtre car la durée n’a pas de recul n’a pas de répétition n’a pas d’entracte n’a pas de première & de finale n’est pas la combinatoire d’une mise en scène de boulevard qui s’achève dans un tout est bien qui finit bien. Théâtre du corps = lieu tragique de la souffrance réelle d’une effraction de moi à moi qui n’a de recul que la violence qui m’éperonne, le dégoût les clous qui transpercent les vertèbres & griffent jusqu’à l’abandon de soi la moelle. Théâtre de la présence se débattre sentir qu’on m’a mis un sac plastique sur la tête pour que j’étouffe mime seulement cris sans puissance qui ne franchissent pas la surface translucide; me débattre claustrophobie généralisée, un univers me comprime la cage thoracique prête à éclater ne plus pouvoir respirer. Mais là oui le trou dernier avatar du théâtre de mon corps le trou qui s’ouvre comme les ouïes des poissons, qui s’ouvre se dilate & absorbe l’air. Théâtre de la mutation, théâtre de la transgression, non plus théâtre mais peut-être cirque. Animal de cirque, je danse face aux autres, tais la douleur qui me permet de faire le numéro, tais les efforts qui m’ont conduit à ce naturel. Ne pas mentir,ne pas, ne pas me faire autre. Continuum = recoller le recto du 24 décembre & le verso du 26. Recoller cicatriser, abraser la trace. Qu’il n’y ait plus rien. Mais comment recoller, une chienne de douleur gratte dans mon crâne, fait suinter la blessure. Reprendre comme si rien ne s’était passé : formule absurde qui exigerait l’amnésie pour s’y tenir, formule liée à l’illusion de la mécanique. Reload. Mémoire effaçable. La douleur, elle vorace n’est pas de cet ordre. Savoir que leur présence poursuit son enracinement, que la présence que mon corps leur accorde est l’ineffaçable du corps lui-même, qu’on ne peut prétendre le calmer, qu’on ne veut pas cet effacement de toute façon, qu’ainsi pressé je n’ai que l’endurance pour espoir. Faire comme si, impossible schizophrénie, devenir autre & oublier cette signature du corps / je le découvre certaines expériences ne peuvent être réduites par le comme si. Il n’a pas la force de reboucher les entailles provoquées par le choc de l’existence. Fiction : faire comme si serait en finir avec l’idée de l’affect propre à la rencontre des choses, les aspérités propres aux expériences seraient toujours le jouet d’une loi fondamentale qui est celle de l’oubli. Comment faire comme si lorsque dans ma chair, je sens encore là dans le corps là de part & d’autre là dans ma bouche & mon cul leur membre. Comment faire alors que la monstruosité de ce corps aux multiples sexes emplit toujours ma vue & terrasse mes tympans par la stridence de son râle de jouissance, par le raclement de ses tréfonds au moment de la jouissance. Comment faire comme-si quand je sais par avance que ce viol fait partie intégrante de chacun de mes souffles. Le continuum ce qui se poursuit dure, résiste à toute réduction à une suite de moment, évinçable lors d’un revirement d’humeur. Continuum mon corps sur lequel s’est frotté l’abject d’une crasse inaltérable. Continuer à parler à penser. Continuer de la voir & ne rien dire. Continuer = devenir le clinicien de moi-même, m’examiner scruter les changements physiologiques observer le vieillissement de mon trou. Il n’y aura qu’elle qui saura. Acceptera-t-elle de coucher avec moi, d’embrasser la lisière de mon trou ? Tiendra-t-elle le secret ? Au théâtre le secret n’a jamais lieu, au théâtre il est toujours le prétexte pour être dit. Tout levé de rideau représente le secret trahi. Au théâtre comme si a un sens pas ici. Au théâtre, il y a la foule qui, comme s’il y avait connivence, partage le secret. Le théâtre du corps ne supporte pas la trahison, il est la mise en scène du secret comme l’indicible de ses actes. Continuer = réalisme cru & sans illusion sur le temps, iréversible il multiplie l’entropie & met en charpie toute prétention à la ligne droite, à l’intrigue linéaire. Elle ne devra pas répandre la nouvelle, cela me transformerait définitivement en animal de foire, objet de toutes spéculations pour les nouveaux monsieur loyal du cirque moderne. Elle devra garder pour elle ce qui n’aura pas de mots par ma bouche. Elle devra conserver précieusement, presque pieusement, cette anomalie sans qu’aucune phrase ne se dise. Me tenir pour invisible. Me regarder comme le secret lui-même. Je serai le secret de son existence .