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Archive for April, 2017

Théâtralité de l’implosion du corps social (Le philosophoire n°10 – 2000)

  Théâtralité de l’implosion

 

 du corps social




« De quoi parle le théâtre, sinon de l’état de l’Etat, de l’état de la société, de l’état de la révolution, de l’état des consciences relativement à l’Etat, à la société, à la révolution, à la politique ? »

Alain Badiou, Rhapsodie pour le théâtre


« Théâtre, je t’appelle par ton nom de théâtre

Théâtre je t’invoque d’un vin renversé

Qui t’a donc inventé seuil de moi-même

Beau domaine d’enfer où je n’en finis plus de me damner

Je reviens je reviens sur les lieux du forfait »

 

Aragon, Théâtre/Roman


« Hortense. – Mais j’ai jamais volé personne, moi !

Fausto. – La Société !

Hortense. – La société ? mais enfin, quelle société ?

Fausto. – La Société avec un S majuscule, la Société à laquelle nous appartenons tous, la Société des hommes et des femmes ! »

Pierr-Yves Millot, La comédie de l’emploi.


Badiou lorsqu’il s’interroge sur la fonction du théâtre, montre en quel sens la scène de cette pratique est éminemment en relation avec le politique, au point qu’il puisse dire que « de tous les arts, le théâtre est celui qui jouxte (ou suppose) la politique de la façon la plus insistante ». Cette représentation du théâtre le conduisant par ailleurs à mettre en texte ce rapport à travers les aventures de Ahmed  philosophe. Le théâtre en effet semble depuis La poétiqued’Aristote, définissant la représentation tragique, sans cesse lieu où se rencontre le politique, où celui-ci se donne à percevoir non plus tel qu’il se définit mais tel qu’il peut apparaître par ailleurs de son propre appareillage, selon la :0Πmystérieuse du simulacre et des jeux de scène d’un espace dont les règles sont étrangères à la réalité politique, puisque fonctionnant par excellence à partir de l’illusion, du faux-semblant et du masque. Ainsi le théâtre semble toucher au politique, le mettre en cause, le questionner aussi bien au niveau de son auto-constitution que de ce qu’il implique au niveau des consciences qui y sont soumises. De la position d’Antigone, dirigée par le secret d’un (Ξ<λ, qui l’amène à s’affronter à Créon son Oncle pour faire respecter une loi étrangère à l’ordre coutumier de la cité,  à Roberto Zuccode Bernard-Marie Koltès, où à travers le mythe de l’assassin automatique est mis en lumière de quelle manière le corps singulier est phagocyté par l’espace publique, à chaque fois dans ce jeu est présenté la représentationissue de l’Etat, à chaque fois le théâtre donne à voir la manière de percevoir de l’Etat. Le théâtre apparaît en jonction avec la société, il en est à la fois l’une des productions et l’un des abîmes, dés lors que loin de seulement s’y soumettre il la re-présente, à savoir la dévoile selon une autre lumière que celle qui est produite par les institutions propres au corps politique. A n’en point douter, les anciennes condamnations qui ont pesé sur lui que cela soit chez Platon ou Tertulien, les comités de censure des monarchies, ou encore la logique de dévitalisation du théâtre de la société du spectacle que décrit Guy Debord, ne sont pas fortuits, au sens où le théâtre porte toujours en lui le germe d’une révolution, d’une réversibilité de ce qui est explicitement visible, d’une acuité de derrière, s’infiltrant sur la scène du politique au moyen du simulacre. Le théâtre se présente alors tout contrel’Etat, il en fait état et en signale l’état. S’insinuant en lui, il s’en absente le temps de sa représentation, afin dans cette parenthèse, de montrer sa propre réalité. Fondamentalement, il est épochède la société.     

Toutefois, si le théâtre se déclare témoin de son temps, inéluctablement il est considéré comme diabolique, comme dangereux, lieu de critique, d’ouverture, et de là de crise du politique ou encore de la politique en crise. Il est alors normal de percevoir dés l’avènement de l’affirmation des systèmes d’Etat totalitaire, à savoir dés Platon un refus du théâtre, au sens où le seul théâtre qui est autorisé, n’est point celui de ce lieu de la fiction, mais celui de la Cité. Tel que l’énonce Christian Meier, ce qui est à l’oeuvre dans la scène tragique sert «  peu à la propagande d’Athènes, s’attachant beaucoup plus à questionner, à mettre en lumière et à exposer ce qui fait problème, à critiquer », de sorte que pour Platon, qui pense l’Etat comme imitateur, et non simulateur des Lois, la seule tragédie admissible au niveau de la Cité est celle de l’existence et de la vie politique, « car chez nous la politéia tout entière consiste en l’imitation (::0Φ4λ) de l’existence la plus belle et la plus excellente, et c’est justement là ce que nous disons, nous, être réellement la tragédie la plus vraie ». La société effectivement, dés lors qu’elle est formée par le lien de l’Etat, comme chez Platon, ou encore selon la volonté générale comme chez Rousseau, tend à penser le citoyen en-dehors de toute vie nue, de toute possibilité d’être pensé en-dehors du corps politique, et donc l’assimile immédiatement à un être de droit. Le politique tend à se définir comme la propre scène de sa représentation et de la représentation du corps des citoyens. Le politique, en tant que règlement des mouvements et des productions propres à la société, impose corrélativement l’évacuation de toute extériorité du dedans, de toute possibilité de la production d’une machine de guerre, révolutionnaire, dans son corps. Le politique revendique la disparition du théâtre car il est reflet dia-bolique, reflet qui ne correspond pas à son institution symbolique, mais qui en son intensité se détermine comme mouvement de traverser du corps politique et de saisie de sa représentation au risque de la dénonciation de ses rouages, de la mise en évidence de sa logique de capture du corps singulier des citoyens. 

De ce fait, si comme l’analyse Steiner dans Le Château de Barbe Bleu, lorsqu’il montre l’enfermement de l’homme occidental dans le dispositif de son monde technique et culturel, « il est prouvé que les êtres humains sont mal faits pour vivre dans l’étouffante densité de la ruche industrielle urbaine » au point qu’au « bout d’un siècle l’accroissement du bruit, l’accélération des mouvements et des cadences de travail, la puissance multipliée de l’éclairage artificiel ont peut-être atteint un seuil pathologique et déclenché des instincts de dévastation », il paraît nécessaire de s’interroger sur la possible mise en scène de cet « instinct » dans le théâtre, au sens où il est le lieu privilégié où se dévoile le corps et sa crauté comme l’avait magnifiquement montré Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double. Comment alors, le théâtre représente-t-il cette capture du corps singulier de l’homme par la société dominée par ce que nous définirons la technologie politique ? Davantage, de quelle manière cette re-présentation de la présentation sociale du corps interroge l’oubli du singulier, et de là indique peut-être l’horizon tragique de la constitution de l’ipséité dans la société ? Au final, en quel sens se confronter au théâtre pourrait être se placer face à une herméneutique en acte de la société, herméneutique nous posant face au péril (Gefahr) – rassemblement de toutes les directions dans un dispositif au sens de Heidegger – qui enserre notre propre ouverture au monde ?   


La Colonie pénitencière

Notre société, loin d’obéir en son état à la simple définition que l’on pourrait établir à partir soit de l’étymologie, soit de la philosophie politique classique, en tant que rassemblement en une histoire, des volontés autour d’une volonté générale, se détermine exemplairement comme lieu d’enfermement, lieu où se trame l’oubli de toute extériorité. Elle est le lieu de la surveillance, comme l’avait noté Foucault à travers l’analyse des projets architecturaux de Bentham (le panopticum), lieu d’une Liberté télésurveilléetel que l’inaugurait il y a peu Denis Hanot. L’espace social, l’espace urbain n’est plus que le lieu de l’exposition marchande du corps, de l’effacement de son être authentique, de sa vie nue, il est le lieu où est bannie toute présence singulière au profit des caractères autorisés par la convention, c’est-à-dire qui correspondent au droit, à l’être qui n’a de présence que  selon le droit de cité. Cette multiplication de la catégorisation du corps humain dans l’espace social est établi sur les principes mêmes de l’identité de soi comme être politique, à savoir non pas vie (zoè), mais en tant que bios politikos, qui est attesté par l’article 1de notre déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mais surtout et aussi, ce qui est peu connu par les profanes, par l’article 4 du Code civil, à savoir qu’il est impossible à un juge de ne pas rendre son jugement, par peur de dénie de justice, ce qui est strictement interdit. C’est en ce sens que Philippe Sollers a parfaitement raison de stigmatiser l’espace urbain comme lieu d’emprisonnement de la singularité de toute vie : « c’est une accumulation de boîtes superposées et même roulantes où se perpétue la séparation corporelle et comme mise en scène généralisée de l’isolation ». La société ainsi décrite quant à son fond politique, n’est plus alors l’espace où l’individu tend à être reconnu pour soi, mais il doit se déterminer selon les attributs du système social, il est pris dans le tissu des inter-relations dirigées par la loi. Ce que montre au XXème siècle exemplairement les systèmes totalitaires. Et c’est là, il nous semble ce que dénonçait dans sa définition du tragique moderne Hölderlin, lorsqu’il écrivait à Bölhendorf que « c’est là le tragique chez nous que nous quittions tout doucement le monde des vivants empaquetés dans une simple boîte ». Ainsi, la société dans son incarnation empirique – la ville – serait tentaculaire, Léviathan dévoreur de corps, amenant celui-ci à n’être plus que ce qui répond de catégorie, à savoir il serait sans cesse accusé d’être ceci et cela à la lumière de l’espace publique. Or si le théâtre a pour vocation de montrer l’état de l’Etat, il semble qu’il soit le lieu privilégié où peut apparaître – non pas objectivement mais selon ses artifices propres qui en constituent sa réalité et sa chair – cette annexion du corps singulier, du corps sauvage et de son aorgisme, au profit du corps organisé, du corps politique.

Dés Sophocle et Antigoneapparaît la mise en évidence d’une distinction entre la présence du corps au niveau politique, sa définition, et le corps nu, tel qu’il est posé sacré par Antigone. Ainsi, c’est « par  édit » que Créon interdit la sépulture de Polynice, au sens où celui-ci est déterminé comme corps étranger, comme corps abjecte, rebelle à la loi, de telle sorte « que quiconque préfère à sa patrie un être cher est pour<lui> comme s’il n’était pas ». Polynice était banni, et Antigone veut le recouvrir selon les liens du sang, et non pas selon la loi de la cité. C’est pourquoi le Coryphée dit au quatrième épisode : « prenant ta loi en toi-même, vivante, ô destin inouï, tu vas descendre chez Hadès ». Elle est condamnée car elle n’obéit pas à une conscience politique, mais elle obéit à l’élan d’un destin du corps et d’une filiation secrète et souterraine par rapport à la lumière des décrets publiques. Ce qui ressort d’une telle décision d’Antigone que sa sœur Ismène ne put percevoir, c’est la force intérieure de la pulsion qui loin de pouvoir être maîtrisée par l’impératif catégorique de l’édicte royal vient en briser le sceau. Cette résistance du corps pulsionnel face aux catégories et aux lois promulguées dans la société de même apparaît parfaitement dans la tragédie classique élisabéthaine, par exemple dans le magnifique Roméo et Juliettede Shakespeare. Inutile de rappeler ici l’intrigue, nous voudrions, seulement montrer en quel sens, se pose la question de la résistance du corps pulsionnel face à l’institution dans cette histoire. A l’acte II, scène 2, Juliette après avoir vu Roméo durant le balle des Capulet, commence, seule, à parler de lui, or, dans son énonciation, il va apparaître à quel point la scène shakespearienne stigmatise le retrait de la pulsion par rapport à l’ordre symbolique imposée par la société qui est le conflit Capulet/Montague. Juliette : « O Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom(…) Ton nom seul est mon ennemi. Tu n’es pas un Montague, tu es toi-même ». Appert ici que le nom propre, le nom du Père au sens de la société est l’ennemi de l’Amour, c’est-à-dire d’Eros. Ainsi elle invoque la possibilité qu’il puisse renier son Père, ab-diquerson nom. Or, ab-diquerle nom c’est le mettre de côté, mais plus exactement comme nous pouvons le comprendre avec le latin ab-dicatio, c’est rejeter au plus loin « la déclaration qu’on veut être citoyen d’une ville ». L’abdication de son nom se détermine comme la décision d’effacer son appartenance au monde ambiant de la mégapole, où le nom est fixé dans les grandes archives publiques. Et cela passe par le re-niement, la répétition d’une première négation, première négation qui est inscrite en tant que trace non formulée en langage dans la passion elle-même. Abandonner son nom selon cette architrace de la passion c’est se mettre au ban de la société, suivre une autre voie, qui exige d’en finir avec le principe de réalité constituant le monde. La passion, en tant qu’elle résiste à la capture de l’ordre social, en vient à se répéter sur la scène, dans le texte, par l’exigence de la perte du nom.  

Ainsi cette première approche du théâtre tragique montre en quel sens, alors que la société tente d’être coercitive, il y existe des ruptures, des anfractuosités singulières qui n’obéissent pas à cette hégémonie et qui rejettent cet ordre. Il met en lumière des zones d’ombre qui sont aplanies par l’ordre institutionnel, à savoir par la diction de la justice. 

Le théâtre est le lieu de l’étrangeté c’est-à-dire le lieu où l’étranger de la société est mis en scène. A n’en point douter, c’est ce que veut montrer au final Badiou lorsqu’il met en scène Ahmed, c’est ce dont voulait de même témoigner Sartre lorsqu’il montait La P… respectueuse,  et la traque du Nègre, meurtrier de rien, mais seulement accusé d’être le noir, le point d’obscurité d’une société de blanc organisé autour du droitou encore Genet dans sa pièce Les nègres. Le « Nègre » comme l’indique Sylvie Chalage a toujours eu une place prépondérante, comme élément discriminant au théâtre, surtout au XXème siècle, où il est utilisé pour montré de quelle manière la société n’accepte pas l’étrangeté, sa part maudite. Il est élément d’Angoisse : effondrement des repères qu’il est nécessaire de biffer de l’espace de représentation sociale (le ghetto). Mais celui qui n’a eu de cesse dans tout son théâtre d’utiliser cette étrangeté du « noir » , c’est Bernard-Marie Koltès, en tant qu’il représente la pulsion inarticulable et inassimilable par la structure sociale. Nous pouvons voir cela exemplairement dans Combat de nègre et de chiens. Koltès explique en janvier 1986 à Alain Prique : « il me semble que<les noirs> seront, inévitablement, présents jusqu’à la fin, dans tout cequej’écris ». Le personnage qui hante toute la pièce est Alboury, sorte de chaman, qui se dérobe à toute prescription, se tenant en retrait, qui s’échappe du champ concentrationnaire symbolisé dans la pièce par le camp entouré de barbelé et de miradors. Il est le représentant d’une lignée qui vient chercher le corps d’un de ses frères qui a été assassiné. Nous avons une dramaturgie similaire à celle d’Antigone. Il représente une réalité corporelle qui échappe à la représentation des blancs. Ainsi, Horn, le chef du chantier explique : « Vous êtes trop obscur pour moi ; j’aime les choses claires ». Il représente le corps banni de toute réalité sociale constituée autour de l’axe transcendant du Père, de la loi, du Dieu : « on dit que vos cheveux sont entortillés et noirs parce que les ancêtres des nègres, abandonné par Dieu puis par tous les hommes, se retrouva seul avec le diable, abandonné lui aussi de tous, qui alors caressa la tête en signe d’amitié, et c’est comme cela que vos cheveux ont brûlé ». Le noir se dévoile au niveau de l’espace social pour Koltès comme corps étranger qui permet de percevoir comment la société est elle-même structurée. Isaach de Bankolé, l’un des meilleurs amis de l’auteur en témoigne : « L’étranger, c’était son propre miroir. Et Bernard avait besoin de ce reflet extérieur parce qu’il se sentait à l’étroit. Par rapport à ses origines, à la société ». Ici nous retrouvons analogiquement ce que pouvait déclarer Genet à propos de ce qu’il faisait exprimer à ses Nègres, lorsqu’on lui reprochait de les faire articuler des idées qu’ils ne pouvaient avoir : « J’ai cherché à faire entendre une voix profonde que ne pouvaient prononcer les Noirs et les êtres aliénés. Il faut savoir entendre ce qui est informulé ». Le noir se présente dans le théâtre comme la part maudite de l’Occident qui tente de s’auto-attester dans son ordre, mais non pas seulement montrée pour elle-même, mais en tant qu’élément qui permet par différence de dévoiler les stratégies d’aliénation. 

Se précise par cette analyse alors que le théâtre est le lieu où se creuse la scission entre l’identité sociale projetée par le dispositif de mainmise du corps et de l’autre le corps sauvage, le corps pulsionnel. C’est en ce sens, que le nom ne peut que s’effondrer, ou encore que le corps ne peut apparaître qu’à la lumière d’une étrangeté. L’effacement du nom est l’effacement de l’aliénation linguistique du corps, au sens où comme Karl Abraham a pu le dire il « agit de façon contraignante sur celui qui le porte » au point qu’il « sollicite certaines réactions psychiques (oppositions, orgueil, honte) », et la mise en lumière du noir, est le court-circuit de la normalité esthétique du corps (le blanc) non pas en vue de l’anormalité, mais en vue de l’anomalitéau niveau du champ de consistance sociale. Koltès a eu en vue cela lorsqu’il met en scène Abad dans Quai Ouest, Abad qui bien entendu est un moricaud. Ainsi, il lui est lancé au visage : « Avec vous, venus ici ans père, ni mère, ni race, ni nombril, ni langue, ni nom, ni dieu, ni visa, est venu le temps des malheurs les uns après les autres(…) le commencement des maladies piquées dans notre sang par les mouches qui se cachent dans vos cheveux ». Koltès, sur la scène du quai ouest, théâtre dans le théâtre, dévoile la part cachée de la société, met en présence ce que sa représentation tend à cacher, à mettre en parenthèse afin de se constituer. 

Alors, loin de légitimer la définition d’une conscience régie sous la catégorie de l’identité, est-ce que montrer cette part obscure sous le corps monnayée de la société, ne serait pas accomplir pour le théâtre cette séparation entre le soi et le même tel que Blanchot ou Paul Ricoeur ont pu l’opérer, tous les deux en distinguant l’idem du soi-même et l’ipse, en stigmatisant la structure de la mêmeté comme structure d’aliénation du moi ? Ainsi, est-ce que le théâtre ne tente pas, plus que de seulement critiquer la société, ce à quoi s’arrête par exemple le théâtre de Molière, à l’exception du Dom Juan, de montrer in concreto, dans la fiction du temps de son action et des corps qu’il entremêle, ce qu’est justement la vie nue, vie souterraine qui est en résistance par rapport à la captation des dispositifs sociaux ?



Rhizome du corps sauvage : le théâtre comme mise en scène des intensités castrées.

Lorsque l’on regarde le théâtre antérieur au théâtre expressioniste de Strinberg, et au théâtre de l’absurde de Ionesco ou de Beckett, nous pouvons remarquer que même si la scène est le lieu de la mise à nu du corps dans son rapport à la société, reste que cette mise à nue correspond encore à un principe d’identité. Ainsi que cela soit Antigone, pour qui Polynice renvoie à la lignée, ou encore Roméo, qui s’il est visé en deçà des rivalités inscrites au niveau politique entre les Capulet et les Montague, est pensé selon l’identité de l’être aimé ; s’il y a bien mise entre parenthèse de l’inscription sociale et de sa corrélative prescription, néanmoins dans l’écriture même du théâtre le corps nu est encore pensé selon l’unicité d’une identité qui peut être montrée pour elle-même sans équivocité. Ce qui fait la grandeur des déchirements, l’acte tragique classique lui-même.  Cependant si le corps nu se voit phagocyté à l’extrême avec l’avènement de la société moderne, corps qui se tient dans l’oubli même de sa source aorgique, alors le découvrement du fond sauvage qui sous-tend le corps social ne sera plus dévoilé selon une identité, mais il ne pourra plus être que recherché à tâtons, dans l’obscurité de la nuit de l’Occident, nuit qui métaphoriquement hante nombres de pièces contemporaines. Ne sera plus montré l’ouverture de l’élan unifié en sa plénitude d’un corps, la grande passion ou la lutte d’un sujet, mais sera mis en scène la déchirure même du sujet, l’inchoativité phénoménale de la possibilité de se déterminer sous le sceau de l’identité.    

C’est avec l’Intima Theaternde Strindbergqu’apparaît l’effondrement radical du sujet social, du sujet pouvant tomber sous le principe d’identité. Alors que le théâtre est influencé par le naturalisme, et que Strindberg put s’y prêter comme dans La danse des morts, il va briser cette scène, où ce qui est visé est « la vérité »montrée nue, de l’art et de la société à travers la postulation d’une identité réelle de l’homme, et mettre en scène la parcellisation de la conscience à travers le jeu du monde. Le théâtre ne montre plus seulement des personnages et leur fond, il montre comment ce qu’on appelle le sujet est insaisissable, déchiré par son fond car celui-ci n’est pas homogène, mais il est constitué d’archipels qui n’entretiennent pas forcément de rapports entre eux. Au lieu de montrer le personnage de l’extérieur, il le montre de l’intérieur transformant la scène en lieu des angoisses et des vicissitudes de la conscience. Tel que pouvait le déclarer Kafka, admiratif de Strinberg : « Là où le théâtre devient plus fort, c’est quand il rend réelles des choses irréelles. Le plateau devient alors un périscope de l’âme, il éclaire la réalité par l’intérieur ». Cette déchirure du sujet est celle que l’on perçoit exemplairement dans La sonate des spectres, où les fantômes qui viennent hanter l’intérieur de la demeure, sortant du placard, ne sont autres que la trace de l’impossible saisie des personnages, de l’impossible emprise du spectateur sur eux. Cette rupture du sujet s’accomplit surtout avec la perte du nom, au sens où la nomination est l’ancrage dans l’archivage de la mégapole. Dans le Chemin de Damas, nous voyons le partage avorté de la parole entre L’inconnuet la dame. Alors que comme chez Ibsen, par lequel il est influencé, les drames chez Strindberg semblent appartenir au quotidien, il efface les noms pour faire ressortir les corps, il restreint l’espace pour mieux exposer l’intériorité voilée. La scène du Théâtre-Intimen’est plus celle d’un rapport objectif au monde, ni même celle de l’intersubjectivité, mais se déploie et court-circuite toute autre entreprise, elle devient  la scène de l’intrasubjectivité, le théâtre intérieur d’un corps qui est fragmenté et qui est mis en scène : en fait celui de Strindberg lui-même.  Théâtralité de sa vie dans le lieu de suspension de la scène. L’anonymat des personnages comme ouverture et effraction du réel dans le lequel il est pris. Cet effacement du nom au XXème siècle et surtout avec le théâtre de l’absurde des années 50 va se généraliser au point de devenir l’une des mises en crise majeure de ce type de théâtre : Ionesco comme Beckett, respectivement dans L’homme aux Valiseset Acte sans Paroles I, identifie leur personnage à la non-identité, l’appelant du nom générique « homme » s’inspirant alors peut-être du personnage central de Ingende Svend Borberg de 1920, qui nommé « Ingen » est à traduire comme « personne » en français. Le nom n’est plus que l’indice du manque de constance, de l’impossible identification, à savoir de l’implosion de toute catégorie pour la mainmise du sujet. Le nom lui-même lorsqu’il apparaît, n’est plus le signe d’un caractère, mais il est la marque de la perte de l’individu, de sa désincarnation, de l’oubli de soi : M. et Mme Martin qui malgré leur nom similaire, malgré qu’ils soient mariés,  ceci étant attesté par leur nom, ne peuvent cependant se retrouver que dans la recherche d’eux-mêmes, du fond perdu. Le nom n’est plus signe de rien au niveau de la singularité, il est la trace de l’aliénation sociale, car la société accorde une fonction au nom d’un  homme, provoque toute humanité grâce à ce référentiel égotique pour reprendre le terme de Russel. Ionesco écrit : « maintenant ce qui est ennuyeux dans la société c’est que (…) la personne est tentée de s’identifier totalement avec la fonction ; ce n’est pas la fonction qui prend un visage, c’est un homme qui perd son visage qui se déshumanise ». Ionesco ainsi joue avec le nom pour démasquer le processus de capture qui se joue par le nom, mais surtout pour que les personnages eux-mêmes soient mis à nu dans leur insaisissabilité, dans leur ambiguïté, au sens où ils ne répondent plus à une identification de la part de la société. Le théâtre ainsi ne fait pas que présenter la représentation de la société, il en montre les dispositifs secrets, sécrétés pour une aliénation au corps politique qui repose sur l’efficace de sa loi, à savoir du titre de sa lettre et de son cachet. 

Le corps ainsi montré en sa friabilité sous le nom, en deçà du titre de sa lignée ou de la consistance d’une identité dépendant d’une catégorie, n’est plus alors qu’un corps errant, un corps qui ne peut que s’éreinter dans la fuite infinie du lieu de son existence en direction non pas d’un autre lieu, mais en quête de l’identité de son propre être. Le corps dans le théâtre de ce siècle est déraciné, non pas en tant que ce serait une psychopathologie qui a des causes endogènes, mais en tant que la surface étouffante de la société ne permet plus d’autre alternative. Strindberg dans son Chemin de Damasne s’y était pas trompé, l’Inconnu change constamment de lieu, se perd, pour enfin se retrouver au lieu de son départ, mais non pas au sens d’une circum-navigation comme chez Homère où Ulysse sera défini en vérité, mais au sens de l’impossible quête de son identité. Pèlerin sans identité, il restera accroché à ce nom d’inconnu, non pas pour autrui, mais de par lui-même. De même chez Beckett, dans En attendant Godot, Vladimir et Estragon, propulsés sur le lieu d’une scène où ils échappent à toute compréhension, n’étant rien en dehors de l’attente, sont dans le vertige de l’errance dans l’immobilité d’une position sur un chemin. Le lieu de leur errance est celle d’un dire pour rien, puisque tout ce qu’il y aurait à dire ne pourrait apparaître que si Godot surgissait. Les personnages sont à la dérive, car les repères mêmes qui leur sont proposés ne correspondent plus qu’au lieu de l’enfermement, de l’emboîtement infini d’un espace où seule l’identité régulière, liée à l’archivage politique a le droit de paraître. 

Koltès n’a eu de cesse de percevoir cela dans ses mises en scène, de travailler sur l’espace social à la fois comme espace coercitif et comme espace d’égarement et de fuite. L’espace social dans son théâtre marque son sceau au nom même des personnages. Que l’on repense à Retour au désert, où les noms des acolytes d’Adrien, le frère de Mathilde rentrant d’Algérie, Plantières, Borny et Sablon, qui tous ont une identité sociale et institutionnelle respectivement celle de préfet, d’avocat et de préfet de département, ne sont rien d’autre que les noms de quartier de Metz, lieu réel où se passe l’action. Cela amenant Mathilde à être dans la nécessité de partir alors qu’elle vient de revenir, car telle qu’elle le dit elle n’a pas de lieu familier où être, où se reposer, elle est assolée fondamentalement, en déterritorialisation constante dans un monde qui ne procure de territorialité qu’aliéner pour l’homme : 

Mathilde. – Mes racines ? Quelles racines ? Je ne suis pas une salade ; j’ai des pieds et ils ne sont pas faits pour s’enfoncer dans le sol. 

Mathilde. – Quelle patrie ai-je moi ? Ma terre, à moi, où est-elle ? Où est-elle la terre sur laquelle je pourrais me coucher ? (…) Est-ce que la patrie, c’est l’endroit où l’on n’est pas ?

Mais ce personnage de Koltès n’est pas le seul à supporter l’errance, tous semblent témoigner de cette impossibilité de sédimentation de son être en un monde, leur immanence n’étant plus que la constance d’un tourner en rond, puisque quelque soit le lieu où ils se projettent celui-ci appartient à la macrostructure aliénante du monde Occidental. Que cela soit le narrateur de La nuit juste avant les forêts, que cela soit les personnages de Quai Ouest, ou encore ceux de Sallinger, tous étouffent de l’espace symbolique et de l’impossibilité de fuir car « Si tu prends le métro, et le train, que tu roules des jours et des jours, tu traverses New-York, et toujours New-York, la banlieue de New-York, et la banlieue de la banlieue ». Cependant le personnage qui exprime le mieux cette nécessité de la fuite et de son impossible destination, à savoir de l’errance est Roberto Zucco.  Roberto Zucco se définit en dehors de toute compréhension réelle de la part de la société et de ces membres, il est un « train qui a déraillé » y compris pour sa mère qui se définit par son attache au corps politique. Roberto Zucco, assassin automatique, tente tout au long de cette tragédie moderne, pour reprendre les mots de Koltès lui-même, de s’échapper de l’espace cadenassé de la ville. Mais celle-ci ne semble pouvoir laisser apparaître de lignes de fuite, car ce n’est pas sa réalité matérielle qui détermine son enfermement, mais c’est l’ensemble même des strates qu’elles constituent, strates symboliques qui empêchent la réalisation de sa pulsion dia-bolique. C’est ce dont il témoigne lorsqu’il explique en quel sens il se sent enfermer dans cette extériorité du monde : « Si on me prend on m’enferme. Si on m’enferme, je deviens fou. D’ailleurs je deviens fou maintenant. Il y a des flics partout, il y a des gens partout. Je suis déjà enfermé au milieu des gens ». Roberto Zucco fuyant ainsi, ne se définit plus par son nom, il n’est plus reconnaissable selon les traits caractéristiques de l’humain donné en droit. Il est dia-bolique, tel qu’il est décrit par la pute qui a assisté à l’assassinat de l’inspecteur de police : « Madame, madame, des forces diaboliques, viennent de traverser le Petit Chicago. (…) Madame, vous avez abrité le démon dans votre maison. (…) C’était le diable que vous aviez abrité sous votre toit, madame ». Zucco est dia-bolique, c’est-à-dire qu’il ne peut être réduit à une figure (bolè), à l’unité d’une trajectoire que l’on maîtrise (ΦΛ:∃≅ : ce qui est ajusté, emboîté ; ce qui amène que cela tombe sous le contrat : ΦΛ:84λ). Diabolique, il ne peut lui-même se définir en une identité, selon une détermination, il n’est que mouvement, ligne de fuite et machine de guerre sans fond de consistance. Par cette analyse, apparaît que le théâtre est le  lieu du dévoilement de la nature ontologique de l’homme pris dans la société. Tel que l’énonce Bernard Sichère en introduction à son histoire du mal : « la littérature comme écriture et sublimation du point d’horreur et du point d’angoisse »qui est masqué par la société du spectacle, par le dispositif de contrôle des masses. Cette sublimation s’effectue par la mise en scène des forces obscures qui invisiblement et inchoativement constituent la part obscure, la part maudite de la société. Cette « écriture et sublimation » apparaissent selon cette perspective avec l’avènement du contrôle juridique et rationnel de cette extériorité du dedans qui creuse le corps, et donc s’établissent dans « la profonde discordance(…) entre le règne d’une raison nouvelle qui prétend réguler dans l’espace de la loi et du droit les forces de destruction à l’œuvre dans l’homme, et une subjectivité rebelle qui n’a guère trouvé pour se dire que l’espace de la littérature, à la fois symptôme d’un désir en souffrance et insistance d’une inquiétante étrangeté ». Le théâtre se dévoile dans sa dimension ontologique lieu de la mise en lumière de la réduction symbolique de l’homme.

Ce faisant le théâtre dévoile au XXème siècle, non seulement l’absurde de l’ouverture de l’homme au monde publique, mais aussi sa destruction, et en quel sens il ne peut lui-même se reconstituer en un noyau consistant lui permettant d’assumer un destin. La société se révèle par là même comme le lieu de l’impossible, où le corps ne peut plus se convulser que comme un phénomène sauvage sans sens, en proie à une souffrance qu’il ne peut projeter vers un devenir libre, un devenir posé dans un espace de concrétion. C’est en ce sens que corrélativement à l’errance, au déracinement radical, à la perte de soi dans l’éclatement de son noyau d’intimité, le corps devient furieux, force dévastatrice, non pas pour constituer un horizon de transcendance lui permettant de se libérer mais à vide, dans le tournoiement de lui-même au sein de la société. Ceci fut révélé dans tout son tragique par Ionesco avec Rhinocéroset la dernière tirade de Bérenger : « Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixés les têtes de rhinocéros, tout en criant) Contre tout le monde je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas » (Acte III). De même le personnage de Roberto Zucco, n’est autre que cette crise du corps qui explose en retour de la servilité qui lui est imposée. Dans ces gestes aucun autre motif que de libérer le corps, de témoigner de son dernier spasme face à la zone de sécurité dressée par la société. Le théâtre devient le lieu non plus seulement du langage, mais de la syntaxe du corps, qui ne sont autres que les hiéroglyphes spontanés de la souffrance et du déchaînement de la cruauté en tant qu’effet. Comme nous l’indiquait Steiner lors de notre introduction :  « au bout d’un siècle l’accroissement du bruit, l’accélération des mouvements et des cadences de travail, la puissance multipliée de l’éclairage artificiel ont peut-être atteint un seuil pathologique et déclenché des instincts de dévastation ». Cet instinct est celui d’une crise anté-linguistique, qui se détermine comme élan phénoménal sauvage qui n’appartient plus au rationnel, mais qui est irrationnel. Et cette irrationalité là, loin d’être (ra)battue vers la normalisation et son traitement, loin de servir à constituer le cercle anthropologique comme l’analysait Foucault en conclusion de L’Histoire de la folie à l’âge classique, est montrée à nue, comme des nerfs à vif qui ne sont pas jugés. Le corps sur la scène de théâtre qui témoigne de cette crise, de cette déchirure du Je, n’est plus un maillon de la structure sociale, il n’est plus un noyau identifiable, il n’est plus corps politique, il est rhizomatique au sens de Deleuze/Guattari, fourmillement incristallisable en une détermination à porter de main. Il s’échappe de toute compréhension, tout jugement devenant l’après-coup d’une raison en porte-à-faux. Le théâtre, lieu de crise, car il est le lieu du risque le plus absolu pour la raison : lieu d’un tribunal, où elle n’est pas jugée selon sa possible conformité, mais où elle est jugée selon son efficace, le monde qu’elle a constitué en tant que société. Toute pièce de théâtre est un procès verbal au titre du corps et dont le verbe s’échappe de la raison elle-même. 

En conséquence, le théâtre contemporain non seulement a insisté sur le corps, mais aussi sur l’effondrement de toutes les catégories de la communication, qui sont les outils de l’emprise du social aussi bien au niveau intersubjectif, qu’au niveau intrasubjectif. Cet effondrement de la parole, n’est pas seulement l’apparition du silence sur la scène, mais c’est l’impossibilité aussi bien de parler à l’autre que de se comprendre soi-même, de savoir ce que l’on dit. Le langage est porté à sa limite, et se révèle absurde pour mieux stigmatiser qu’il est l’élément par excellence de l’aliénation sociale. Lorsque Ionesco écrit La cantatrice chauve, il met en scène selon ses propres mots : « la tragédie du langage », mais aussi en notre sens la tragédie du corps. Tout le dialogue de M et Mme Martin représente ce double trait tragique. Les corps ne se reconnaissent plus, seul l’épuisement de l’ordre apophantique permet de découvrir qu’ils sont mari et femme. De même, les principes logiques inscrits depuis Aristote eux-mêmes sont évincés : que cela soit le principe de contradiction, ou encore le principe du tiers exclu, les personnages lorsqu’ils se parlent ne tiennent plus compte de ce qui fut dit, ou de la nécessité de l’affirmation ou la négation. Comme amnésique, lorsqu’ils s’adressent à l’autre, non seulement il n’y a plus d’objet commun à partir duquel se schématise le dialogue, mais en plus il n’y a plus d’unité intuitive originaire commune des mots à partir duquel il pourrait y avoir communion autour d’un signifié vide d’objet. Beckett, de même a insisté sur cette perte du langage dans l’effondrement de ses personnages, tous atteints de difformité, de cécité, ou encore d’amnésie. Ainsi Clov dit à Hamm dans Fin de partie : « J’emploie les mots que tu m’as appris. S’ils ne veulent plus rien dire apprends m’en d’autres. Ou laisse-moi me taire ». Beckett comme l’a parfaitement expliqué Deleuze dans L’épuisé, a pensé l’épuisement non seulement de la présence des corps sur une scène, mais aussi du langage, en faisant tourner les mots que ce soit dans ses textes ou ses pièces jusqu’à en montrer la perte du sens, le seul écho d’un son qui ne renvoie plus à rien. Se « manifeste à travers l’apparente dislocation du langage », à l’instar de ce qu’énonce Ionesco à partir de Adamov et Beckett, « une réalité très nue » : l’aliénation du corps, de l’homme dans la société, sa souffrance et sa solitude. De fait alors, ce théâtre du XXème siècle est la composition de monologues juxtaposés, monologues où se crient la solitude et la perte de soi et qui entraînent vers la mort, à l’image de Bérenger dans Rhinocéros, ou encore de Abaddans Quai Ouest, ou Roberto Zucco. Le monologue qu’il soit long ou court compris dans des pseudo-dialogues, n’obéit plus à la loi du théâtre classique : la tirade où se dévoile le fond du personnage tragique, son âme mis en lumière en sa vérité pour le spectateur. Tout au contraire : il dévoile l’impossibilité du fond, il conduit vers la fin de soi en tant qu’unité, il est le signe de la parcellisation de soi en tant qu’être. 

Au final, le théâtre au XXème siècle, lorsqu’il se fait lieu de la représentation de la société montre l’anéantissement de la singularité humaine et sa mutilation. Ainsi, si nous reprenons synthétiquement les trois existentiaux fondamentaux de Heidegger dans Etre et Temps, nous pouvons nous apercevoir en quel sens est dénoncée non pas explicitement, mais in concreto à travers le jeu des corps et du langage le court-circuit voire même la déconstruction de ceux-ci pour le Dasein. Que cela soit le jettementau monde, le projetou bien encore la parole, ces trois dispositions fondamentales ontologiques de l’homme sont happées par la société. Le corps s’il s’ouvre au monde, il explose ne peut se réunir en un projet. Autrement il implose sur lui-même se précipitant vers la mort accomplissant son propre suicide. Aucun projet ne peut se poser comme possible, les personnages étant pris dans une angoisse, un rétrécissement des possibles existentiels, qui ne se résout aucunement dans une ligne de fuite, une décision résolue, celles-ci étant absorbées dans la logique de contrôle de la société. Et la parole, ultime contrée de la révélation du sens de son être et de l’être en général, est elle-même épuisée, éreintée comme possibilité insigne. Adamov ne s’y était pas trompé lorsqu’il énonçait dans l’Aveuque : « Cette époque est marquée par la mort. Les mots succombent à la loi commune. Il est lugubre de penser au sort dénaturé de la plupart des mots, à l’effroyable déperdition de sens qu’ils ont subie. Privées de l’influx de forces qui les faisait resplendir autrefois, ils ne sont plus que les fantômes d’eux-mêmes. La déchéance du langage à notre époque est la mesure de notre ignominie ». Le théâtre découvre la scène de l’enfermement de l’homme dans un monde où la vie est épurée, sacrifiée. Il est le creuset où s’esquisse en chair et en os le réel, où par le travestissement de ses masques est découvert ce qui restait intimement travesti par la société : le corps nu et sa chair de vie.   



Ce que nous énoncions à partir d’Alain Badiou dans notre préliminaire se confirme, le théâtre, lorsqu’il se fait écoute du politique, de la société présente la représentation de l’homme dans ce milieu. Et même davantage, il met en évidence l’impensé de cette société à travers la mise en scène du corps nu : il est découvrement ontologique . Si cette époque est celle du désert qui croît comme l’énonçait Nietzsche, époque de détresse, où l’homme avoisine le plus grand péril, le théâtre devient comme le poète la vigile de l’oubli de l’être, des forces telluriques qui sont castrées dans l’homme, mais aussi de cet être-là en tant qu’homme. C’est pourquoi, le théâtre loin de ne plus être tragique, comme le défend  Georges Steiner dans La mort de la tragédie, en expliquant que « la tragédie ne peut se produire que lorsque la réalité n’a pas été disciplinée par la raison et la conscience sociale », nous semble assumer le tragique moderne au sens où nous l’avons indiqué avec Hölderlin. C’est un tragique non plus face à un réel qui serait extérieur à l’homme, comme chez les grecs, mais c’est un tragique d’une réalité inhérente à l’homme, qui en est son fond, son être : la vie comme phénomène sauvage qui est phagocytée et qui ne peut se recondenser, obligée alors de périr. En ce sens, même si nous suivons sur de nombreux points l’herméneutique du théâtre d’Alain Badiou, nous nous plaçons en différence par rapport à lui lorsqu’il dit « Pour l’instant, il n’y a pas de tragédie moderne », justifiant cela en replaçant la compréhension du tragique en relation à la tragédie classique. Il apparaît que c’est éviter, le cœur même d’une déchirure, qui n’est plus à comprendre en relation avec une transcendance, un destin, mais qui est à saisir comme la nuit obscure de l’occident, la perte du sens et de la vérité, l’étouffement même du corps comme sens de l’existence. Le tragique du théâtre actuel, pourtant répond des exigences posées par cet auteur : « une tragédie moderne devrait inéluctablement nous convoquer à penser le non-sens du droit ». Le théâtre tragique contemporain, relié à l’absurde, expose l’effondrement du droit dans la singularité de personnages qui ne peuvent plus s’atteindre en leur ipséité, ni en leur mêmeté reliée au corps social. Il est mise en lumière d’une suspension de l’être, d’une époque qui est celle du nihilisme accompli, et de l’impossibilité de tracer des lignes de fuite vers un par ailleurs. Pierre-Yves Millot, dans La comédie de l’emploi, indique cela parfaitement à travers la relation entre Marie et Fausto : tour à tour en deux actes, les personnages inversent leur rôle devenant respectivement le recruteur et le demandeur d’emploi. L’auteur montre l’impossible entente, l’absurde du langage et de la possibilité de s’identifier soi-même dans cette société. Ce qui conduit au troisième acte à assassiner la mémoire, à devenir assassin en faveur de l’amnésie, ce qui est symbolisé par le meurtre de Hortense, vieille dame qui a traversé le siècle et qui a encore une identité et qui doit périr au profit de ce qu’exige la Société, c’est-à-dire la destruction de toute singularité, de toute identité. Ainsi le théâtre montre comment l’homme habite le monde, il est la fiction révélante de la modalité d’habiter de la part de l’homme, à savoir de son être-en-société.      

Violence et littérature (Le Philosophoire n°13 – 2001)

 

(notes singulières sur un cas de différend)

 


Hypothèse de lecture 1 : le signifiant “ violence ” tire son sens actuel de la sphère médiatique ou encore des mythes qui irriguent l’imaginaire politique et populaire. Violence des banlieues, violence économique, violence politique, violence morale, etc… La violence, signifiant qui renvoie à l’extrême, à l’excès, qui stigmatise la limite, qui marque la frontière entre le normal et le pathologique. Mais quel en est le sens ? Quel impensé hante cette désignabilité, au point que d’emblée, sans autre réflexion que la marque de l’interdit ou du renvoi, celle-ci soit directement intelligible au niveau de la communauté, à savoir fasse sens sans réelle médiation au niveau de l’intentionnalité intersubjective ? La violence loin d’être un signifiant médiatique ou sociologique ne renvoie-t-elle pas bien plus tôt à un vécu de sens qui est toujours enduré d’abord et avant tout par et dans un corps singulier ? La violence du fait qu’elle soit toujours cela qui est ressenti par celui ou celle qui en est le destinataire, ne rompt-elle pas toute forme d’économie théorique ou toute tentative de captation conceptuelle, au sens où la douleur et la souffrance qui sont consubstantielles à son éruption, à son effraction, ne peuvent s’exprimer que dans un idiome qui n’a pas le recul dans son témoignage pour en différer, s’en abstraire ? Qu’est-ce que témoigner de la violence sans la neutraliser, sans la faire devenir simplement un objet de spéculation (l’autre de la norme et du contrat: l’altérité), sans la ranger dans le réceptacle des notions qui appartiennent à la philosophie ? Une partie de la littérature contemporaine me paraît répondre à ces questions. Non pas répondre au sens d’une explicitation didactique obéissant aux lois du discours théorique, mais dans la pure immédiateté hétérogène de sa langue qu’elle déploie et laisse libre de lecture. Elle témoignerait ainsi du fond intuitif signifié par ce signifiant, l’ouvrirait aussi me semble-t-il comme on ouvre une boîte de Pandore. 


Hypothèse de lecture 2 : la littérature & la poésie tiennent un répons, n’arrêtent pas depuis deux siècles de se faire le répondant de ce que Foucault au final de l’histoire de La folie à l’âge classique ou encore dans Les mots et les choses décrypte comme la sédimentation de la sphère rationnelle et son effacement de toute obscurité par le discours. La littérature &  la poésie sont ce lieu de porosité où ce qui tient des officines institutionnelles, des commerces symboliques en tout genre, est repris, montré, non plus selon la noblesse des titres qu’on lui s’accorde mais jusqu’au limite de la plus grande absurdité. Mais c’est cela aussi qui est récupéré dans l’entreprise de la rationalité. Récupération sous le terme de Culture. Baudelaire, Lautréamont, et tant d’autres = objets de spéculation pour la rationalité, objets et donc plus réellement intensité vivante de la chair d’une langue qui signe de par sa présence la possible fracture de l’homogénéité d’un monde. Veyne explique dans son René Char en ses poèmes que la communication du texte, autour du texte tend à la “ violence : elle change quelque chose à quelque chose ”. Communiquer les textes, les faire entrer dans le panthéon de l’histoire littéraire, dans son économie, s’accompagne de leur évidemment, de leur sédimentation en tant qu’objet d’analyse. De la transformation de leur singularité matérielle et de leur intensité spécifique selon les exigences d’homogénéisation de la Culture. D’un côté récupérée, de l’autre, celle qui actuellement vit et dont nous allons parler, est étouffée, non pas interdite, mais posée au lieu du différend. Impossible présence, souterraine, la langue en son foisonnement littéraire est la victime d’une violence absolue la contraignant en France à être imperceptible, à être la part maudite du langage conventionnel, le refoulé, ce qui défini résiduellement est mis au ban des formes de diffusions officielles. Lyotard définissant le différend explique que c’est “ le cas où le plaignant est dépouillé des moyens d’argumenter et devient de ce fait une victime. (…) Un cas de différend entre deux parties a lieu quand “ le règlement ” du conflit qui les oppose se fait dans l’idiome de l’une d’elles alors que le tort dont l’autre souffre ne se signifie pas dans cet idiome ”. La récupération = mise en économie de l’hétérogène. Le rejet & l’effacement = le refoulement, la résistance à l’hétérogène.   


Hypothèse de lecture 3 : Face à cet étouffement, cet effacement constant de la littérature contemporaine, celle-ci travaille à lutter, à déployer en contre-signature de cette logique de neutralisation, une autre violence. Quelle est-elle et comment se déploie-t-elle ? Est-ce seulement une opposition frontale qui a lieu ? La violence qui est comme inhérente à de très nombreux textes contemporains, à comprendre du XIXème siècle à la fin du XXème siècle, doit être interrogée pour elle-même, de peur de la voir elle aussi assujettie immédiatement au contenu intuitif du signifiant violence et à l’économie qui en est faite, et dès lors rejetée, traitée d’abjecte, refoulée comme fond pulsionnel inadmissible. Ici se pose à mon sens l’une des nécessités du rapport entre la structure consensuelle qui règle la Culture et de l’autre la littérature comprise dans l’inchoativité de sa gestation et de sa concrétion. Prigent dans son dernier livre explique qu’un manque, ou bien un évitement creuse et en quelque sorte dessert cette littérature : la quasi-absence de “ quelques bouts de programmes décomplexés de la crainte d’être lourd, intellectuel, matamore ”, c’est pourquoi il sollicite que se développent des “ aperçus critiques qui pourraient profiler une vue d’ensemble des questions qui font "art" ”. Il  demande ainsi un “ effort (même sporadique, bancal) d’articulations desdites questions aux manifestations plus "extérieures" du réel contemporain ”. Il s’agit alors de prendre cette exigence au sérieux. Interroger le rapport entre une certaine forme de littérature et la réalité homogénéisée du monde, ceci à partir de la compréhension de la violence, n’est autre que la proposition de témoigner d’une spécifique hétérogénéité entre deux formes intentionnelles du rapport aux choses et de là de la distance de deux régimes de langage. 


Ainsi, en quel sens légitimement est-il possible de dire qu’actuellement, selon les normes même de l’économie linguistique qui est à l’œuvre, il y a une véritable violence imposée par les institutions symboliques de la culture ? Comment celle-ci se traduit-elle ? Face à ce constat, qu’est-ce qui est à l’œuvre, en tant que témoignage d’un différend, dans la littérature & la poésie? Pour quelle raison, lui est-il nécessaire de s’en tenir à un idiome qui semble irréductiblement séparé, en écart, des lois économiques du langage social et culturel ? En définitive, à contrario de ce que peut analyser Prigent comme absence ou encore impensé de l’enjeu politique, quelle est la nécessité de la position de cette littérature afin que puisse se déterminer aussi bien une spécificité politique en contrebande des régimes politiques officiels, ceci à partir de la médiation d’une poéthique de l’altérité ?   


 

1ère lecture : La langue du réel ?

Tramé, tissé, plan découpé, le “ réel ” ne semble que l’entrelacement symbolique d’une diversité d’institutions qui en constituent la densité, l’effectivité, la possibilité d’une relation. Le “ réel ”, domaine asservi au verbe, à la monstration drastiquement établie sur la possibilité de l’intelligibilité du langage. Postulat de la  linguistique : coder le monde. Codification selon deux principes : la formation in abstracto de signifiants + la logique interne du langage comme possible agencement de processus phénoménaux externes. L’institution symbolique comme manœuvre généralisée tendant à clore le monde dans les limites de la cohérence et la logique interne de son régime de signes. Surcodage après transcodifiction. Règne du signifiant et suprématie de la désignabilité signifiante. Tel que le dit Nietzsche, avec le XIXème siècle, ce qui prévaut ce n’est pas tant “ la victoire des sciences que la victoire de la méthode scientifique ”. Le monde biffé en sa densité phénoménale, en sa durée pré-anthropologique, seulement perçu à l’aune des structures symboliques sous le mot d’ordre de notre articulation. Hegel a eu raison : l’Aufhebung a son effectivité dans l’ab-soluité d’un monde de l’esprit qui ne regarde que vers l’intérieur de ses propres limites, sans jamais regarder vers l’extérieur. Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel. La poésie = jeu de mots. Volonté de dénier à la littérature la possibilité d’un contact avec ce réel-là, celui-ci étant pris dans le croisement d’une économie de la raison et n’ayant de vérité que par elle. La langue actuellement, comprise à partir de la critique de la société du spectacle : enfermement dans la représentation et la communication de celle-ci en tant que “ réel ”. Le réel n’est pas ce qui est donné à la singularité vécue d’un sujet, mais il dépend de la constitution et de l’économie d’une homogénéité référentielle  partagée intersubjectivement. Le langage n’est pas en rapport avec une extériorité, mais il en marque la fin, il vient l’effacer, l’ordonnant. “ Le langage n’est pas la vie, il donne des ordres à la vie ; la vie ne parle pas, elle écoute et attend ” (Deleuze/Guattari). Phagocytée, la vie n’apparaît plus que dans le péril qui déstabilise le langage, là où les mots officiels manquent, là où il y a exigence de construire de la représentation : la maladie, la perversion. Creux soudain dans le régime symbolique de maîtrise du monde, creux éphémère, tellement l’institution précipite rapidement le discours afin de reboucher l’interstice ouvert par l’énigme de ce qui appartient au phénomène en tant que rien d’autre que phénomène. La vie n’est pas placée seulement dans un litige par rapport à notre humanité, mais volontairement violée, violentée par nos efforts d’emprise de la “ nature ”, nul procès seulement la volonté de lui faire tort, de la faire taire, d’enlever son inchoativité constitutive. Qu’est-ce qu’un tort ? Un tort fait à la phénoménalité, qu’elle soit la nature ou un homme pris dans l’inchoativité fondamentale de sa singularité ? Une atteinte amenant qu’il y aurait une impossibilité d’en témoigner. Lyotard : “ C’est le cas si la victime est privée de la vie, ou de toutes les libertés, ou la liberté de rendre publiques ses idées ou ses opinions, ou simplement du droit de témoigner de ce dommage, ou encore plus simplement si la phrase du témoignage est elle-même privée d’autorité ”. Le langage conventionnel, constitutionnel, définissant la sphère intersubjective du monde social et de sa culture accomplit un tort généralisé à ce qui lui est extérieur. Comment ? Par élimination progressive de toute autre possibilité de voir, dire et comprendre que celle que la réalité sociale propose comme Novlangue. Découpage des choses : la syntaxe et le vocabulaire commun à une communauté devenant mondiale et dont les valeurs ne sont plus que les seules existantes. L’impossibilité pour ce qui est étranger à ces formes d’énonciation, que cela soit les choses ou les êtres, de pouvoir témoigner. Être préjugé, c’est par avance anéantir toute revendication de soi comme extérieur, distinct de la communauté et l’ensemble possible de ses énonciations. La logique du préjugé est la possible aliénation de tout rapport, de toute rencontre sous la logique de l’intrus. Tyrannie du logos, et précipitation convenue de la logique de l’épuration en cette heure où le spectacle ne cesse de prôner la tolérance. Plus On dispense sa bienveillance, moins On écoute et est prêt à accueillir la différence. Le langage comme garde frontière. Nouvelle ère pour la désignation du barbare. Peut-être aussi nouvelle inquisition  ce qui ne correspond pas à la transparence voulue du signifiant doit être isolé, interdit, surveillé. “ Derrière l’abolition faussement démocratique des formalismes, de la politesse surannée et des conservations inutiles, où l’on n’a même pas tout à fait tord de ne voir que bavardages, derrière une clarification et une transparence apparente des relations entre les hommes, où plus rien n’est laissé dans le vague, c’est une brutalité pure et simple qui s’annonce ” (Adorno). Violence de la transparence, violence de l’intentionnalité économique par la sélection : “ Les mots étrangers sont les juifs du langage ” (Adorno). Violence du speculum d’un langage qui n’accepte plus l’obscurité, ou encore l’arte-fact. Violence par fixation, déréalisation et sélection. Mode de la réalité déréalisante. Non pas du virtuel (ontologiquement appartenant au réel) mais de la chimère, de la comète, de ce qui n’accroche plus. Virilio : esthétique de la disparition & vitesse et politique. La langue du réel actuellement, et depuis certainement le coup de semonce du XIXème siècle (entre Baudelaire, Nietzsche, Lautréamont) est celle de la froideur mortifère de ce qui non seulement ne vit pas, ne dure pas mais en plus, vampirise à l’extrême toute pulsion, tout ce qui survient comme l’indiscernable, le disséminé, comme toujours différé par rapport à la saisie par le spectacle offert par le langage. C’est une langue de l’économie de toute forme de temporalité, de l’indexation du temps en faveur de la rapidité des échanges et de là de l’effacement de toute forme de résistance, en tant qu’hétérogène en son régime de signes à cette homogénéisation. “ La violence de la société industrielle s’est installée dans l’esprit des hommes ” (Adorno et Horkheimer). 

La vampirisation = se faire sucer, évider, éventrer et devenir toujours dés lors nous-mêmes un vampire. La vampirisation fonctionne comme neutralisation de la singularité et insertion dans la communauté symbolique des vampires. Une corruption sans limite. Le théâtre ici : le devenir meute chez Ionesco. La politique  aussi : l’histoire du XXème siècle. La vampirisation comme extraction de toute tension libidinale non fixée, en devenir, et sa structuration/sédimentation sur les pôles d’attraction momentané de la communauté. La société des vampires est un essaim de sauterelles. La vampirisation se construit par la neutralisation du passé transcendantal de l’individu. Déjà dit par ailleurs : c’est l’histoire du progrès ou encore la question de la communauté totalitaire. Le redire cependant. Le passé transcendantal est le passé originaire qui donne la condition de possibilité au cogito empirique de se poser dans l’horizon d’un passé qui fait sens, ou encore de faire varier infiniment au niveau éidétique, les figures possibles de ce passé (de la position croyante en une origine onto-théologique, au ralliement politique à une figure charismatique). Or le passé transcendantal se définit comme centre indéfini pour la variation possible des identités de soi. De sorte que si un système arrive à canaliser ou encore à se faire identifier à ce qui est senti intuitivement comme passé dans toute recherche de sens, alors elle neutralise au niveau transcendantal la variation des possibles des sens définis comme horizon à partir duquel s’ouvre un avenir. La vampirisation venant sucer l’énergie, glisse aussi la nécessité de l’identification symbolique, toute recherche du sens ne devant se faire que dans l’essaim des possibilités actuelles qui sont diffusées par la communauté. La force du vampire : son langage. Il était appelé Léviathan, maintenant vampire. Il était défini, maintenant il est total, insaisissable : appareil d’Etat/meute. La vampirisation est un évidemment de la singularité et de sa possibilité d’articuler, de forger son idiome. La vampirisation si elle neutralise le passé transcendantal, elle cadenasse de même la variation idiolectale propre à la singularité. Principe de la Novlangue selon Prigent : “ élimination des termes et des liens syntaxiques anciens ; suppression des connotations ; abréviation, euphonisation, univocité. Objectif : un parler policé, purgé des marques différentielles (patrimoniales, régionales, sociales, intimes, stylistiques) ”. Aller plus loin, elle empêche toute variation des connections possibles dans la langue par absolutisation des connections propres à lui garantir sa propre réalité. Le réel devient l’agencement primitif des marqueurs institutionnels de la langue. C’est la dimension idiolectale qui est neutralisée, et non pas seulement la dimension empirique du langage. L’évidement tient à l’impossibilité de la position d’un “ soi ” dans le réel construit. Vampirisation = hypnotisme. “ Là où le monde réel se  change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique ” (Debord). Le “ Je est un autre ” apparaît, dans toute sa cruauté, être le reflet du “ ON ”, chacun bien agencé dans l’entrelacement des attendus. La crise du sujet qui n’a de cesse d’être rappelée par la littérature ou encore la philosophie n’est autre que la mise en lumière de cette logique interne qui vient à la fois étouffer tout horizon du sens de la subjectivité en-dehors de la communauté et de ses définitions de la subjectivité, et toute possibilité d’un dire qui tirerait sa force de la force même du singulier. Le dire, du fait même qu’il semble présupposer la communication et la fixation, tient toujours pour sa légitimation à la forme même d’un langage conventionnel. Le symptôme le plus évident : les médias. 

Constat : il y a une violence exercée et absolutisée dans l’entreprise économique du monde contemporain. Celle-ci se construit sur la mainmise absolue de toute forme d’énonciation ou d’articulation. Violence, violare = “ porter atteinte à, endommager un territoire (…) profaner, outrager ”. Assignation à n’être que dans la seule sphère du réel social, à n’être que selon son propre principe de jouissance. A n’avoir d’identité que par les attributs que la société et l’hégémonie de son empire économique fournit. Le lieu qui est profané n’est autre, me semble-t-il, que celui de la singularité et de sa possibilité de témoigner selon le régime hétérogène de sa langue et de son vécu de sens. Dès lors comment la singularité peut-elle encore parler à partir de son propre fond si ce n’est par le travail propre à la littérature, à une certaine forme de littérature qui s’échappe de l’emprise de l’économie de la Culture. De fait, si la Culture ne promeut que le représentable, biffant ou évacuant par sa logique tout irreprésentable, la littérature ne se déterminerait-elle pas comme l’incommensurable à cette Culture, ne serait-elle pas en quelque sorte irréductible à toute possibilité de réduction économique ? Quel serait alors son idiome ? Quelles seraient ses stratégies – plus ou moins conscientes – pour déployer une résistance ? De quelle manière le corps castré et contraint de se décharger pulsionnellement sur les objets de la consommation, apparaîtrait alors ?


 

2ème lecture : un sentiment d’étouffement au dedans (littérature et sujet)

  Voix du silence = sur le tissu de l’autorisé, dans les trames visibles de l’enchevêtrement infini des informations et de leur mise en spectacle, il ne reste plus que le silence du négatif. Or jamais le silence ne dit ce qui est passé sous silence. Par essence, le tu, l’inouï ou l’inaudible est indéfini quant à son contenu, à ce qu’il désigne, ce qu’il revendique. Retour à la logique du tort, mais sous l’angle de ceux qui sont ainsi camisolés par l’appareil tortionnaire. Selon, Lyotard, le différend se définit lorsque celui qui est la victime ne peut même lorsqu’il veut témoigner se faire entendre, comme s’il était aphone.  

Face à cet étouffement, certaines tentatives littéraires semblent vouloir retranscrire l’étouffement lui-même. Artaud et le nom, Artaud et le découvrement ontologique d’une autre forme de manifestation que celle qui passe par la grammaire de l’être. Artaud et la volonté de sortir, de briser le carcan de cette horlogerie de l’âme viciée que représente l’exploitation humaine de l’humain, ce qu’il indique sous le terme de vampirisation. Artaud et la recherche absolue d’une singularité qui n’entre pas dans le tombeau que l’extériorité lui a fabriqué. “ Tout vrai langage est incompréhensible ”. L’étouffement est celui de la volonté politique de ramener le singulier à l’identité, de penser la singularité à l’aune de son implosion dans l’UN. Michaux a parfaitement perçu cette capture par la figure de l’UN. Dans sa Postface à Plume, il mettait en évidence la non congruence entre le singulier et l’unité pensée sous la figure du moi. Le Moi est une foule, et l’écriture témoigne de cette foule. Toutefois, tous les deux, recherchent un fond originaire me semble-t-il, un fond inaliéné, dont ils voudraient se faire l’expression. Chez l’un comme chez l’autre il est possible de retrouver la même volonté de découvrir ce qui est perdu, voilé, happé, étouffé, mis entre parenthèse, neutralisé. Ligne de cruauté pour Artaud et volonté du corps non organisé par une syntaxe, ligne des archèsignes pour Michaux. Même volonté chez les surréalistes. Toutefois, si effectivement, nous ne tombons plus dans l’illusion de la part sauve, de ce qui serait sauf en deçà du travail de capture, que reste-t-il ? Quelle serait l’expérience qui endurerait sans transcendance, dans sa langue, cet étouffement ? Sans transcendance, à savoir sans volonté de réifier un horizon originaire qui serait pensé comme voilé ?

Face à cette violation constante de soi, à l’extérieur de soi et à l’intérieur, est-ce que la littérature n’aurait plus que pour geste d’existence de montrer en quel sens le singulier apparaît dans sa pure aliénation. Non pas en le disant, mais en se faisant la présence même de l’aliénation. Ainsi Tarkos, dans FACIAL, exprime à l’absurde son embrigadement dans la nation : “ Je suis un poète français. Je travaille pour la France. Je travaille à la France. J’écris en français. Je serai un poète de la France. J’écris en langue française. La langue française est le peuple français (…) ”. Le poète qui s’associe au peuple, qui se fait patrimoine, qui marque là, sa totale assimilation à la société du spectacle, à sa spectacularisation. Charles Pennequin, de même témoigne de cette radicale présence de l’aliénation en soi, comme singularité de soi. En parallèle à Tarkos, il notait dans l’anthologie Ouvriers vivants cette absorption de soi par le réel institutionnel et son identification à celui-ci : “ je suis heureux / j’habite en france / j’ai de bons rapports / je m’organise bien / je fais des efforts / je m’intègre / j’ai du boulot / je suis né / en france / j’aime mon boulot la france / je suis à me creuser / je creuse pour vous / mon moi se creuse / français / j’habite en france / la France ma bite ” . Ironie de cette naturalisation de la langue, de cette mis en situation de la langue aliénée. Ironie au sens de Dada, mais pas avant tout dans l’accusation, mais dans la reprise au second degré des conventions.  Effectivement en martelant ainsi, dans la contingence des dérapages linguistiques, leur appartenance à la France, Tarkos comme Pennequin évacuent toute absoluité de cette appartenance et montrent son absolue contingence. Toutefois, l’ironie ne peut prétendre être la modalité déterminante aussi bien de la singularité de la souffrance ressentie face à la violence de l’homogénéisation économique, que de la singularité hétérogène qui porte celle-ci. L’ironie est toujours reprise et détournement, elle se structure sur le recul. Qu’en est-il quand le corps ne peut plus reculer, prendre la distance nécessaire à sa préservation ? Ne surgirait-il pas une gravité singulièrement rattachée à la langue ?  

 Ceci ressort Dedans, magistrale monologue-poème en prose, signe la crise du sujet dans un monde inapte à le faire oublier, à le réguler. Au-dedans, nul horizon d’un devenir serein, d’une sortie, d’une possible fuite, d’un renouveau : seulement la marque du caractère pathologique d’une rumination mentale issue d’une insertion dans le monde et son réel. Texte où il est impossible de fixer un sujet énonciateur, où nous n’avons à lire que la chute d’une conscience dans l’inconsistant tourbillon de sa matérialité, causé par sa mise en perspective à travers le spéculum du spectacle. Pennequin tout au long de cette prosodie sans respiration marque la folie de la perte radicale de soi. Tour à tour : Je, moi, tu, lui, On, nous. Tout à la fois foule et néant. Tout à la fois singularité et éventrement de celle-ci par une multitude de spectres qui viennent le harceler au plus profond de lui-même. Si Julien Blaine pouvait montrer dans l’un des ses poèmes sonores, que la claustrophobie s’éprouve dans l’immensité même de toute une civilisation (“  claustrophobie dans un pays de deux cent mille kilomètres carré et par conséquent claustrophobie sur un continent et par conséquent claustrophobie, claustrophobie, claustrophobie ”), Pennequin ici donne à entendre que cette claustrophobie tire sa densité de la pression qui s’exerce sur le corps celui de la chair et de la langue. 

Se marque une rupture du principe de la volonté d’identité, rupture assumée. La société, et Freud avant Lacan l’avait constaté dès les années 1916-17, fonctionne par l’économie des pulsions antagonistes à la structuration du moi (structuration dans l’image narcissique). Elle tente d’établir en relation à sa castration de la libido, un transfert affectif sur les valeurs sociales. “ La société est également intéressée à ce que le développement du besoin sexuel soit retardé jusqu’à ce que l’enfant ait atteint un certain degré de maturité sociale. La sexualité, si elle se manifestait d’une façon trop précoce, romprait toutes les barrières et emporterait tous les résultats si péniblement acquis par la culture ” Ce transfert doit permettre au sujet de se poser dans une jouissance que lui fournissent les valeurs sociales et par cette jouissance de s’atteindre en tant qu’identité réelle dans le tissu d’un monde. Ainsi la perspective du moi dans son rapport à l’économie n’est autre que celui de la recherche de la jouissance en tant  que mise en lumière de son unité. L’aventure de ce monologue de Pennequin, loin justement de se poser dans l’affirmation de cette volonté, témoigne de l’impossibilité d’obtenir une identité par le perpétuel déport de toute instance incarnant la source du dire. Il se fait présence aride et abrupte de la dépossession, du vampirisme. Présence et non pas représentation. La violence même de ses phrases courtes, réduites à de simples propositions, s’impose comme le signe d’une autre violence : celle du monde et de son économie du sujet. Ce qui s’exprime avec violence c’est une béance qui ne peut être ressaisie autrement que dans l’endurance de sa propre violence. Béance du corps, d’un pourrissement généralisé de soi en deçà des masques et stratégie de dissimulation de l’économie. Le résiduel, le déchet semblent être la marque de cette irruption du refoulé par l’entreprise de l’économie du sujet. Pour Pennequin, cela s’ouvre comme résiduel de la mémoire dans ses Bobines (les anniversaires, les peurs d’enfant, les images télévisées), les résidus des expressions populaires (son texte est ponctué du prêt à employer des ritournelles conversationnelles), la multiplication des instances énonciatrices.     

Cet étouffement apparaît de même dans toute sa brutalité chez Mehdi Belhaj Kacem dans la communauté désoeuvrée/désarticulée de son corps. Communauté en sédition, en effraction, qu’il découvre notamment dans l’expérience du LSD décrite dans 1993, en dehors de toute transcendance, en dehors de toute réification d’une vérité originelle. Le seul dévoilement est celui de la matérialité : “ maints consommateurs lysergiques croient voir dieu : pour s’être infusé dans ce qui le détermine, le consommateur d’acide se persuade d’être entré dans dieu, alors qu’en fait il s’est immiscé dans le dessous des cartes ordonnant tout, là où les molécules et bactéries s’aspirent et s’empestent et s’affrontent à divers degrés, sans repos ni baisse de régime (..) ”. Ressentir le corps, en deçà de sa capture économique, c’est s’ouvrir au fourmillement de sa matière, à l’infini de ses pulsions, qui officiellement refoulées pour que l’individu se structure socialement, pourtant se font meutes dès qu’elles sont visées dans une expérience singulière. Le sentiment d’étouffement, lorsqu’il est enduré, à l’inverse de renvoyer à un recul (l’ironie), provoque la soudaineté effrayante d’une irruption de la matière (l’hétérogène pour toute entreprise de neutralisation) : matières de l’appareil psychique, matière du corps. La contrebande de la violence institutionnelle qui est sourde et indiscernable tellement elle concorde avec la structuration du moi, est une autre forme de violence dont témoigne cette expérience : celle du surgissement de ce qui n’est plus sous le contrôle stricte d’une volonté totalitaire (organe efficient du moi). Mehdi Belaj Kacem, comme tant d’autres actuellement tel Prigent dans Le professeur, Antoine Dufeu dans Surtout tout à part, et cela dans l’horizon des écritures fécales d’un Guyotat, dévoile cette part de violence de la pulsion, endurée pour elle-même, jusque dans son horreur la plus insupportable : “ La grouillance fulmine de flambée et de gerbes d’émulsions sonores, de morve fusée de toutes parts (…) Creuser à la pioche le cep d’entour, trueller le gypse où nous nous démenons (…) Après la particule petite Mehdi passée transfuge dans le courant fourmillant des matières, me voici brave cochon, petit goret qui s’ébroue à loisir dans sa fange putride ; je m’y roule, je m’en barbouille à poignées giclantes et chaudes, épaisses et merdeuses ; j’y plonge ma langue et m’y touche les glandes, hmmmm ”. L’écriture contemporaine ici mise en évidence est celle de la fêlure qui s’ouvre sur le corps. Le processus d’homogénéisation sociale tente de cicatriser celle-ci, de la faire oublier. Ère de la santé. Ère de l’insouciance de la vie dans l’amnésie de son propre corps. La fêlure, puis l’éventrement de soi, ouvre au corps et son fourmillement refoulé. La fêlure est l’engagement du corps, une douleur qui rompt toute identité officielle. La violence faite au singulier, à l’hétérogène, se constitue comme déplacement du sentir de la fêlure et son repositionnement dans des causes qui lui sont exogènes. La littérature dans son touché du corps, dans la fêlure de son corps contingent, est un engagement du corps, qui ne se décentre plus de lui-même, mais se saisit dans la souffrance interne de sa propre présence. “ Seulement pâtir, pour épaissir la plus grande force agissante de la pensée, sa pérennité incadavérisable ”. Plus aucune fuite, dans l’affect de cette écriture contemporaine, c’est au-dedans que se joue la présence de l’entreprise totalitaire du monde. Non plus au-dehors, corps étranger qui garantit selon cette localisation l’indemne d’un corps propre, mais au-dedans, dans le sujet lui-même, le constituant en lui-même comme sujet.  

L’hétérogène se découvre non pas dans une intention, ou encore une mise en critique de la violence (économie de la subjectivité), mais dans l’expérience qui refusant la neutralisation provoquée par l’effort de synthèse et de maîtrise de la conscience, redécouvre à partir du corps ce qui constitue matériellement le singulier : une multiplicité hétéroclite et hétérogène de tensions, de pulsions, de références, de constitutions de soi. Mais, si se détermine bien un refus de la neutralisation de cette matérialité (ce qui dans son extrême tient au recours théorique au concept d’altérité et sa constitution comme verso dialectiquement défini de la clarté rationnelle), est-ce que la langue elle-même ne serait pas ouverte  elle aussi à cette hétérogénité ? N’y aurait-il pas dans ces expériences de la littérature & de la poésie une violation du régimes des signes conventionnellement établis ? Cette grouillance dont parle Mehdi Belhhaj Kacem dans 1993 et qui fut le thème de son premier roman Cancer, ne serait-elle pas ce qui surgirait dans l’articulation du corps singularisant ses propres tensions en langage ? Et ceci, non pas dans la volonté de retrouver un avant langage (Michaux/Artaud) mais de dévoiler dans l’immanence et l’imminence d’une articulation sans transcendance, la matérialité réelle de toute énonciation ressentie en son déferlement singulier ?           


 

3ème lecture : matérialité littéraire contre novlangue 

Foucault expliquait qu’avant la Renaissance, le langage se donnait “ d’abord, en son être brut et primitif, sous la forme simple, matérielle, d’une écriture, d’un stigmate sur les choses, d’une marque répandue par le monde et qui fait partie de ses plus ineffaçables figures ”. Langage chose, écriture matérielle des choses, le langage avait lui-même l’épaisseur énigmatique du phénomène. Or, tel qu’il l’analyse en poursuivant son enquête, le langage “ ne trouvera plus son espace que dans le régime général des signes ”. Ce que par ailleurs Deleuze/Guattari ont analysé comme postulat de la linguistique : “ Si le langage semble toujours supposer le langage, si l’on ne peut pas fixer un point de départ non linguistique, c’est parce que le langage ne s’établit pas entre quelque chose vu (ou de senti) et quelque chose de dit, mais va toujours d’un dire à un dire ”. Ou encore ce que Lyotard, et cela certainement à partir d’une critique de la mathèsis universalis, a posé comme idiome universel : “ la théorie de la communication détermine une unité comptable en algèbre de Boole pour les phrases en général, le bit d’information. Les phrases peuvent être des marchandises sous cette condition. L’hétérogénéité de leurs régimes ainsi que des genres de discours (des enjeux) trouve un idiome universel, le genre économique, un critère universel ”. Au-dedans du singulier cette extériorité économique du langage n’a cesse de créer ses marques, de poser sa griffe, de fonder son assise à l’aide de sa syntaxe, à savoir dans l’impossibilité du singulier à se saisir d’un idiome qui lui soit propre et des enjeux qui lui correspondent. 

Lyotard met en évidence que la matérialité du texte littéraire ne tient pas à son sens, mais qu’il est l’ouverture à une possibilité d’action. “ L’importance d’un texte n’est pas sa signification, ce qu’il veut dire mais ce qu’il fait et fait faire. Ce qu’il fait : la charge en affects qu’il détient et communique ; ce qu’il fait faire : les métamorphoses de cette énergie potentielle et d’autres choses : d’autres textes, mais aussi des peintures, photographies, séquences de film, action politique, décisions, inspirations érotiques, refus d’obéir initiatives économiques ” (Dérive à partir de Marx et Freud).

Son incommensurabilité ne tient pas tel qu’on le croit trop facilement au décalage entre le signifiant et le signifié, mais à l’incommensurable de ce qui est déclenché dans la relation qui s’établit au texte. Cet incommensurable est toutefois absorbé du fait que la matérialité linguistique de toute énonciation renvoie d’un point de vue régulier aux lois de formation légale qui régissent la communication. Ne faudrait-il par pour retrouver cette incommensurabilité, qu’il y ait torsion du langage, que sa neutralisation dans le seul rapport d’instrumentalisation soit mis en crise, qu’il soit ainsi ouvert en une matérialité, granuleuse, pleine d’aspérités, d’organes incongruents aux rouages du fonctionnement économique de la communication ? Ne serait-ce pas dans cette distorsion de son usage que naîtrait la possibilité qu’il soit appel avant tout d’une action, d’une relation à l’autre non plus passive sous la forme du récepteur, mais que l’autre celui qui reçoit accomplisse lui-même cette donation sous la forme du récept-acteur ?

Alors que l’époque semble fuir toujours plus absolument la matière, en quête d’un sens qu’elle dit avoir perdu, s’enfonçant définitivement dans le nihilisme à force de lutter contre la perte du sens, l’expérience littéraire contemporaine semble opposer à cet enfermement dans la seule recherche du signifié, la matérialité du langage. Ici, je rejoins Sartre dans Qu’est-ce que la littérature : “ En fait le poète s’est retiré d’un seul coup du langage instrument ; il a choisi une fois pour toute l’attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes ”. Considérons les pratiques de Bernard Heidsiek parfaitement décrites par Jean-Pierre Bobillot dans son livre qu’il lui consacre, ou encore le travail motléculaire de Jacques Sivan comme cela apparaît dans Ejointé.

Heidsiek, K (I) : 

“ u-unifor-lun-mé-vendre-mar-mément-di-diman-sam-mercre-di-méca-di-jeu-bielle-méca-lun-son trou-alvéole-dit-on-dimanche-si-non-jeu-au jour le-di-lundi-identi-miette-goutte d’eau (…) ”

Sivan Emulsion 5 : 

                                               éllllllongggat vvv riiill

                   ciiiizzz ionpéritoinhym

ouvvv concassco quillovvv oïdpic contr cr

oûte

          grrrr ondmmm   bl

      anc brûl

                                                                                               mbranchhhhm


Les mots ne sont plus des instruments de communication, mais dans leur saisie littéraire, ils deviennent densité réelle d’une matière dont a-priori ne peut pas être compris une signification. Aucune lisibilité immédiate. Violence sur le langage conventionnel, pour qu’apparaisse le langage non pas dans son essence, ce qui renverrait à une neutralisation philosophique de l’hétérogène, mais son accueil dans la singularité, son déploiement réel. Jacques Sivan a parfaitement perçu cet enjeu dans les réflexions qui accompagnent sa propre pratique. Ainsi présentant dans l’anthologie Pièces détachées ses textes il insiste sur la rupture, ou encore la cassure avec toute conception classique du mot. Selon lui il est impossible de réduire les mots à la transparence du code, à savoir à la seule mise en évidence du signifié. Le langage communicationnel effectivement n’est rien d’autre que l’évacuation de la texture du signifiant en vue de la seule relation à un signifié celui-ci utilisé et épargné objectivement dans un ensemble de relations normées. Afin de briser cette neutralisation de l’hétérogène propre à la langue, Sivan exige une rupture aussi bien avec l’orthographe (la convention qui enserre le syntagme) qu’avec la syntaxe et la représentation verbale (la grammaire). “ Les mots sont une vapeur sonore. Ils flottent sur la page comme les nuages, ou explosent comme une gerbe d’eau. Ces mots je les nomme motlécules parce que leur forme est infiniment variable et n’obéit pas à la norme orthographique. Les mots s’engendrent, s’agglutinent, se fragmentent, fusionnent, se heurtent, s’attirent se repoussent ”. Ou encore dans une de ses lettres : “ Comme je l’ai indiqué plus haut mon travail consiste à mettre en place un espace motléculaire. Je tente d’y parvenir en m’interdisant tout emploi de verbes conjugués. Mes textes sont des montages de mots qui inlassablement inter-agissent comme des molécules ”. Son écriture consiste à trouver une matérialité des mots qui brisant les conventions, oblige à s’ouvrir autrement au langage. L’hétérogénéité s’impose comme rupture de la volonté de saisir un signifié, et par cette violence vis à vis de la logique du sens, elle s’incarne comme possibilité pour le lecteur/auditeur de sentir en lui une production en elle-même aussi hétérogène au texte. Sivan se place dans la lignée de Heidsiek, tel que Bobillot l’a mis en évidence dans son essai. Bobillot insiste, s’opposant explicitement à Roland Barthes, que la matérialité des mots de Heidsiek non seulement s’oppose à toute forme d’homogénéisation, mais en plus se déroule comme possibilité de recueillir l’hétérogène du monde dans l’hétérogénéité même des médias/matières choisis pour l’inscription du texte : “ car il ne s’agit surtout pas de livrer, toute faite, toute prête et transie, une pensée, censément transparente, toute interprétée et, partant, tout interprétable : une vérité enfin, à jamais couchée sous la surface trop lisse, indifférente, indifférenciée, du disque ou de la bande magnétique autant que sur le papier ; ce dont il s’agit – ce dont obscurément et ouvertement, ça s’agite – c’est d’un sujet – un “ je ” – aux prises, dans la langue même, avec le monde, avec le sens, avec autrui, avec son corps, son histoire, son désir, avec sa langue qui est celle de l’autre : si bien réglée (…) si exigeante, si abusive, si castratrice ”. Heidsiek opère tel qu’il le thématisa un arrachement du poème de la page, de la valeur papier et marchande la littérature. L’entendre lire amène à comprendre immédiatemeent l’écart qui existe entre le texte affecté de la présence de son corps, et le texte neutralisé comme marchandise sans présence. Il offre l’irréductible de la langue dans son souffle, ses accélérations, ses ponctuations, ses stridences. Motlécularité de ses lectures, la violence provoque la rupture de la possibilité de la position de l’auditeur passif. Il violente la distance réglée de la consommation : “ Lecture éclatée, éclaboussée. Son mode, sa force d’attaque de l’instant rejoignant le vif argent du geste aux prises avec l’espace. Fouettée, dynamitée. Sa projection, puis désagrégation dans le temps dans les traces même du signe. Des signes. ” Alors que la logique de la Culture obéit à une logique de consommation, que la littérature traditionnelle se structure selon la grammaire de l’ordre, entendre Heidsiek, c’est se confronter à cet éclaboussement et cette violence qui brise l’attendu de l’écoute et ouvre à un espace unique : celui de cette violence sonore du poème-partition.      

 La matérialité, issue chez Heidsiek et Sivan, de la sonorisation de la langue, du bricolage des textures vocales, de la sortie des logiques conventionnelles du rapport opéré par toute convention (rupture avec l’étymologie, avec la grammaire, avec les concordances), si elle est violation de l’attendu de la neutralisation de la résistance du langage, ouvre au sens même de ce que j’ai indiqué à l’instar de Lyotard, à l’action, à l’effet non pas de sens, mais de matérialité de pensée et de production de pensée hétérogène pour autrui. Le langage est l’engagement corporel dans la fêlure dissimulée. Il est la violence qui fait ressortir la force originaire de l’éruption du langage. Violence qui indique une force, rompant la monotonie et la neutralisation (acte de réduction et de violence) du langage dans sa seule conception communicationnelle (marchande). 

La mise en évidence de la matérialité de surface a été mise en lumière dans le second numéro de La revue de littérature générale, dans l’appendice écrit par Olivier Cadiot et Pierre Alferi. Ils expliquent à partir des différents textes du numéro, que cette matérialité de surface va contre “ l’illusionnisme d’écriture ”. cet illusionnisme était fondé sur un postulat que ce qui travaille la langue orale ou bien encore écrite se tenait dans une extériorité par rapport à elle, dans un en deçà ontologique, comme fond inchoatif à partir duquel se déploie l’articulation. Ici il n’est nullement la peine de rappeler que cette illusion, qui est à mon sens transcendantale, tient foncièrement en France à l’imprégnation de Heidegger, mais surtout à une compréhension superficielle de sa question du langage (réification des hypostases métaphysiques). Cette illusion s’est développée selon Cadiot et Alferi en réinjectant “ de la transcendance, du mystère et de la piété, en détournant de grands concepts négatifs élaborés rigoureusement dans des contextes bien particuliers (L’impossible, la limite, l’innommable) ”. Ceci provient d’une illusion transcendantale, au sens où serait postulée une origine ontologique à la concrétion empirique du texte. Et delà ressortirait une nostalgie de cette origine, une mélancolie, renvoyant comme ils le marquent avec pertinence au “ poncif bourgeois de l’inspiration ”. Face à cette neutralisation de l’hétérogène de la langue, du fait qu’elle soit renvoyée à une source simple indicible et proprement à mon sens totalitaire, la matérialité de surface ne revendique rien d’autre que la spontanéité de la marque comme présence in concreto du langage. Le vacillement n’est pas entretenu par la création artificielle d’une obscurité, et ceci parfois dans l’articulation la plus transparente la plus grégaire qui puisse être, mais dans la matière du texte présenté. Seul le visible est l’obscurité. Ce n’est pas par le signifié que l’ombre surgit tout d’abord, mais par la texture du texte. Ce ne sont plus des histoires qui sont proposées, mais des f(R)ictions qui se tissent dans l’hétérogène de la langue. Lire Heidsiek, Sivan, D’Abrigeon, Cyril Bret et tant d’autres, ne demande pas d’entrée dans l’histoire (pour certains, notamment dans les tentatives poétiques, ce n’est pas la peine de la chercher), ou encore dans ce au sujet de quoi il y a écriture (similairement il serait bien difficile de discerner ce que classiquement on nomme un “ sujet d’écriture ”), mais d’endurer un tissu de langue, le canevas de parcours. Expérience de la rature aussi, Domerg, Rabu, Gleize etc… Expérience de la couche, de la stratification : D’Abrigeon, Dumoulin et les créateurs d’hypertexte grâce au multimédia. Expérience de l’accumulation d’éléments hétérogènes : Hugonnaud, Cabut, Quintane, Chaton, etc… Expérience de la répétition, Tarkos, Pennequin, Heidsiek, Manon, Bobillot etc… Expérience de la dilatation verbale & de l’accumulation, Beck, Garcia, etc…De la liste, Bailleu, Tarkos, etc… De la déformation du syntagme : Molnar, Courtoux, Bertin, Sivan, etc… De etc… 

 

4ème lecture : l’impossible dichotomie du propre et de l’impropre 

Le langage témoigne de la limite même qu’il y a dans toute énonciation. Réécriture de celui qui lit, de celui qui écrit aussi. La limite n’est plus une ligne qui forge la différence entre une intériorité propre du langage et une extériorité qui serait à bannir, extériorité qui se constituerait dans le régime légal de l’énonciation. Le langage de la littérature ne prétend pas être hors-limite, mais il est la présence même de la limite devenue contenue. Il (se) joue (de/sur) la limite, il en est l’une des matérialités, non pas neutralisées, mais montrées et révélées. Lorsque Anne-James Chaton se décompose dans ses listes d’événements, dans la ritournelle des marques sociales qui viennent le circonscrire, ce n’est ni un rejet ni une acceptation, il montre par le déplacement et l’assimilation dans son écriture des codes carte bleue, ticket, station, produits et marques, à la fois l’intérieur et l’extérieur. Il dépasse la différence entre le propre et l’impropre.  À la suite du ready-made d’un Duchamp, il accomplit un travail d’appropriation. A été déterminé avec le XXème siècle que la poésie tentait de revenir vers  la constitution originaire de l’individu, en ce sens ce qui était recherché était le corps propre recouvert par les déterminations sociales, phagocyté par l’économie du sujet et de ses modalités d’élocution. Ce propre était le pur, le non-altéré, de sorte que par-delà les signifiants de la société les voies de l’imagination semblaient être les horizons possibles de cette reconquête de soi. N’était-ce pas ce qu’établissaient les surréalistes, que cela soit dans le manifeste, dans Les champs magnétiques, ou encore Aragon dans son Paysan de Paris, montrant quelle est la force propre de l’imagination. Effectivement, la poésie apparaît être cette survenue de l’immédiate présence de soi à soi, présence sans médiation, où pour un temps, celui de l’immanence, ce qui se détermine comme vecteur d’aliénation reste silencieux. La poésie aurait été dès lors considérée comme une épochè du monde du monde social, le creuset d’une dissolution de son propre être en vertu de la possibilité de la reconquête de soi. 

Toutefois, avec l’accélération des vitesses et de l’emprise des signifiants conventionnels sur les esprits, n’était-elle pas condamnée par avance à un échec, à se trouver dans l’horizon illusoire de cette constitution, au sens, où tout simplement, elle semblait reposer la dichotomie classique à la métaphysique du pur et de l’impur, du propre et de l’impropre. N’était-elle pas dans cet essor profondément totalitaire, aveugle sur un monde multipliant ses réseaux et ses ramifications ? Désorienté, inapte à prendre contact avec le réel, peut-être en un certain sens manquait-elle la véritable relation possible à soi. Non pas en-dehors, mais dans l’écheveau des vecteurs culturels qui la traversent. Non pas le refus et la nostalgie, mais l’endurance. Pourquoi des poètes en temps de détresse ? demandait Heidegger, pour simplement poser une endurance du nihilisme, l’accomplir dans sa manifestation, s’en faire la présence dans l’acuité la plus extrême : son excès.

Anne-James Chaton présente parfaitement cette endurance du nihilisme. Chez lui nul espace d’une création extérieure au réel le plus conventionnel. Son écriture n’est rien d’autre que l’ensemble des attributs qui lui sont reliés au niveau de sa sphère d’existence sociale. Ainsi dans le numéro de TIJA consacré à l’utopie, (Mister Utopus), il présente l’extraordinaire comme le plus quotidien : “ Voyage – AR Sète/France ” & le “ voyage – AR Gap/ France ”. Ces deux parcours ne sont pas décrits, ils ne sont narrés, ils ne sont présentés que selon le prisme le plus froid et le plus aride : celui de l’agrégation ou de l’agglomération  des éléments symboliques qui les ont constitués. Mise en situation : 

1er jour

1ticket “ SNCF –BILLET/A/R MONTPELLIER – SETE – Valable 24 heures maximum après compostage A/R – 01 Adulte – Utilisable du 02/08/2000 – Gare de départ : Montpellier – Classe 2 – Gare d’arrivée : Sète – Plein tarif – Prix FRF *60.00 – EUR **9.15 – PT00 KM0027 : DV 000122307 – 29 : 29 : CB 153766928 MONTPELLIER 020800 10h34 – E : 896B82 – 08700690949475 ” ; 1 ticket “ REG 02-08-00 – CO1 – 1 –CAFE .8.00 – CAFE .8,00 – 2no – ST . 16,00 – E.2.44 – ESPECES . 16,00 – MERCI DE VOTRE VISITE A BIENTOT ” ; etc…

Visage de l’épuisement infini de ce qui perdure sans cesse pour tous inapparent. Mettre en évidence ainsi la multiplication des codes qui nous trament et constituent notre identité bancaire, culturelle, en bref économico-social, ne tient pas à un jeu. Ou encore un pur formalisme. C’est le corps dans sa pleine matérialité qui se constitue sous le regard du lecteur. Nous devenons l’œil optique du système. Qu’y a-t-il donc à voir là ? Rien peut-être de ce Anne-James, ou encore tout, l’apparence de son être, l’apparence non pas en tant que séparé de l’être, mais en tant que manifestation de l’être. Qui est-il lui ? Réponse à la lecture faite aux Dix ans du cipM en décembre 2000 :


lui 

 1 chaise noire ; 1 bureau noir ; 3 bibliothèques ; 1 machine à laver Candy ; 1 frigo Auster ; 1 plantee veerte ; 1 lampe blanche avec un abajour rouge ; 2 enceintes casteels ; 1 carton CREME DE CASSIS DE DIJON FRAGILE de “ livres Husserl ” ; 1 carton 100ex de “ Livres Heideegger, Ponty, Scutz, Sartre, Ricoeur ” ; 1 carton Mc Cain POMMES FRITES 9/9 de “ Livres PHENO ” ; etc…


Incarnation du texte sans dedans, tout en surface. Tout en membrane, en plans, agencements de strates issus des codifications sociales. Là dans la juxtaposition de (c/s)es détails, rien de lui paraît se destiner aux lecteurs, tandis qu’en contrebande, de cette première approche pourtant, l’intensité propre à ses télescopages se constitue. La densité se structure à partir de cette extériorité qui lui est attribuée, cependant elle provient du parcours même de cet enchaînement. En quel sens c’est le réseau de ces interceptions, du fourmillement inscrit à même le plan le plus symbolique possible qui porte la trace de sa présence. Présence toujours déjà absente certes en sa singularité, mais qui n’est pas ailleurs que là, dans la traversée de ce qui est lu. Le propre et l’impropre sont liés dans la plus extrême tension. Le singulier reste toujours voilé, car il est durée, tension d’être, et à la fois, il est toujours là dans chacun de ses moments, dans chacun de ces détails, dans chacune des bifurcations présentées dans la froideur extrême de l’économie. Violence absolue de la lecture de ses textes mais surtout de ses lectures. Le dispositif de sonorisation de son travail se présente comme l’entremêlement de deux voix : d’un côté un sample court, continu qui martèle et assène par sa répétition une brève d’actualité (“ la grande peur du bug ” par exemple) et de l’autre sa lecture de ses parcours codifiés lus in vivo selon un timbre métallique. Par cet entrecroisement, il déréalise toute saisie d’une subjectivité indemne, il brise la frontière de l’intériorité et de l’extériorité. Le singulier = carrefour d’un monde qu’il traverse en ses symboles. Nulle sortie du plus profond du symbolique, en s’exp(l)osant ainsi aux symboles, il en montre aussi la nécessaire singularité reliée à la personne. Nul rêve, nul oubli de soi, le texte devient la chair du singulier, le texte étant rien d’autre que le tracé d’une vie dans la matérialité la plus apparente des institutions symboliques sociales. L’hétérogène s’esquisse comme mouvement, intercept, et non pas simplement matière. Ce mouvement se constitue comme vitesse singulière de frayage, et aucunement selon une modalité contrôlée et homogénéisée de son mouvement.         

Rompre avec le propre et l’impropre s’accomplit forcément dans le détournement de ce qui s’érige selon le droit de propriété. C’est rompre avec le nom, se poser au lieu de l’anonymat, refuser la logique de l’opposition binaire, contructrice d’une certaine façon de l’archétype narratif des fictions en occident. Mêler et sentir l’entremêlement en soi de l’extériorité, n’est rien d’autre que sentir en soi la multiplicité matérielle de ce qui nous constitue. L’an passé, Jean-Luc Nancy posait dans son texte L’intrus, la question à partir de la mise en question de sa propre maladie (Greffe du cœur  cancer), du rapport entre constitution du moi et recours métaphorique ou analogique au modèle du corps. Il posait par là en quel sens la représentation corporéisante du moi pouvait aboutir au totalitarisme du discours : la désignation de l’intrus. Ce que montre Chaton c’est une position en deçà de cette logique représentationnelle. Par l’étouffement, Pennequin met en lumière l’impossible partage entre ce qui est moi et ce qui provient de l’autre, ce qui est encore intérieur et ce qui n’a de réalité qu’extérieur. Toute limite ou frontière devenant floue, étant présentée dans l’oscillation constante de toute localisation. Tout référent glissant, et mettant en demeure d’abandonner les dichotomies classiques de la mise en situation. Selon une toute autre pratique, Chaton rend impossible le partage du propre et de l’impropre, de ce qui est intérieur ou extérieur : le désir ou l’affect se retrouvant dans l’ensemble des codifications économiques qui l’entourent. Sortie de toute ontologie du propre posé selon la frontière organique du corps. Lieu de passage, où se présente spontanément, ou encore différé la diversité de lignes de concrétion de ce X, qui est le moi, autrement dit, ce trou ou cette béance qui ne peut plus prétendre à être déterminé comme le propre, l’indemne. Dans cette mise en critique du corps, la langue est elle-même bousculée, car ce que le corps brise ou ressent comme fêlure, se produit dans la langue. La littérature n’est plus tenue à une pureté, lexicale ou grammaticale excluant a priori le recours à l’hétérogène. Aucune impropriété, aucune autre politique du langage que celle de l’occurrence. Imprévisible par la possibilité de ses télescopages, de ses bidouillages, de sa rencontre du résiduel dans lequel elle peut se sourcer, elle rompt avec le désir fondé sur l’image et l’obtention identifiée, elle rompt avec l’industrie Culturelle. Elle rompt avec ce qui est proprement la Culture, au sens où le propre suppose toujours la sélection et un estampillage (le label : prix Goncourt, prix Médicis, etc…), la naturalisation des mots dans un champ maîtrisé.    

 Consciemment ou inconsciemment, cette littérature-matérielle met en critique, à savoir fait exploser et signe le crime, du subjectum et de la prépondérance en occident de son identité comme fondement de l’hégémonie économique. C’est pour cela que c’est une écriture de la résistance matérielle et aucunement de la jouissance au sens où Barthes a pu dénoncer un trait de la littérature. Littérature qui met entre parenthèse la domination de toute écoute ou de toute lecture, qui bien plutôt agit de par sa résistance, comme frustration. Violence faite à l’économie de l’échange, car endurer ces textes, ou encore leurs sonorisations, ne s’établit dans une logique de l’obtention ou de la consommation. 


 

5ème lecture : Généalogie(Z) 

 

“ il y a une généalogie. (…) Quand il n’y a pas de pensée explicite de la généalogie, le risque est la répétition de tiques formels (…) la question c’est l’ankylose qui guette ces gens là ”

 

Prigent

“ Mémoires brouillées et qui font rumeurs. (…)

L’air, “ rassembleur de nuées ”, disait encore Empédocle. ”

 

Anne Cauquelin.

Dans ce refus du propre et de l’impropre, le rapport à l’altérité est reposé. Ce rapport n’est autre que celui de la généalogie, comme le met en évidence Prigent dans son dernier livre. La généalogie m’écrivait dernièrement Jacques Sivan : “ est toujours là. Je ne crois pas à la génération spontanée. Mais là encore la généalogie ne signifie pas hiérarchie ni linéarité temporelle. L’homme n’en finit pas de se créer dans un inextricable écheveau d’œuvres. (…) Par généalogie j’entends donc le couplage des mots réseau/résonance ”. La généalogie est le lieu où se produit le dépassement de toute forme de dichotomie entre le propre de l’auteur et l’impropre (le fond qui le constitue, mais aussi le destinataire). L’expérience poétique, dans son effet aperçu avec Lyotard, n’est aucunement attachée au nom propre, mais elle se détache au nom de son auteur de son nom. Benvéniste dans ses Problèmes de linguistique générale, mettait en évidence ce rapport essentiel à la langue, rapport occulte du fait de la logique de la propriété qui s’arrache les mots et les dépose afin d’en être les dépositaires (la marque, les domaines de nom, les labelles, etc). “ Le langage est ainsi organisé qu’il permet à chaque locuteur de s’approprier la langue entière en se désignant en se désignant comme je ”. Toutefois, cette appropriation n’est pas la séparation des autres formes d’appropriation, mais c’est le croisement, l’interception de toutes ces autres expériences du langage accomplie dans la présence d’un Je. Se décide dans la volonté généalogique partagée de la littérature contemporaine, une contre-violence contre le culte du progrès prôné par l’époque. Déjà Adorno et Horkeimer l’exprimaient : le progrès est synonyme d’amnésie. Violence de l’oubli par la mode, volonté du tout nouveau au prix de la terre brûlée. La spectacularisation qui domine la logique contemporaine de l’économie de la culture fonctionne comme anesthésique (La dialectique de la raison, Le prix du progrès). C’est parce que le règne économique, de l’échange, et du suprématisme de l’individualisme marchand établit une logique de l’histoire émancipatrice, que toute création artistique, tout discours propre à l’économie, au politique ou encore à l’art s’effondre sur sa propre survenue. L’économie agit par évacuation du temps. Son travail de gain, de productivité implique d’anéantir toutes les aspérités pouvant la ralentir dans sa recherche du “ temps réel ”.

 Revendiquer la mémoire ne tient donc pas à une épargne, mais se donne dans la nécessité de rompre par la prise en vue de la trace, le rythme d’absorption par le perpétuel changement. C’est aussi indiquer du sens. Celui-ci certes n’est jamais linéaire. Il tient toujours davantage au foisonnement, aux télescopages, aux interceptions, connexions accidents des rencontres. La mémoire n’est pas celle qui s’écrit dans la Culture qui est faite pour la référence, pour l’échange symbolique et la mort de ce qui est échangé (Baudrillard), mais elle est l’accueil de l’hétérogénéité de ce qui a eu lieu comme expérience de vécu de sens au sein d’une langue. 

Sort durant ce premier trimestre un texte de Charles-Mézence Briseul qui accomplit littérairement cette mémoire foisonnante et sans hiérarchie de la généalogie. Son texte s’appelle travail. Quel est-il ? Est-ce celui de son auteur et de son écriture ? Celui des auteurs qu’il rencontre dans son trajet déconstruit, trajet autour du corps et de sa part maudite : Ovide, Agrippa d’Aubigné, Pennequin, Ivar ch’Vavar, Suel, Manon, Dufeu, Quintane, etc ? Ou bien encore est-ce celui de langue en sa propre temporalité, en son découvrement, en sa lutte pour se faire lieu de l’éclaircie de la singularité de ce je-là qui écrit dans l’irréductibilité de sa présence ?  Tout à la fois cela, Briseul le comprend, se tient sur cette ligne sans réelle cohérence de la mémoire qui fait que l’écriture ne tient jamais d’une génération spontanée, mais est toujours l’issue éphémère, bancale, précaire, d’une ad-venture de la langue qui relie dans le temps, passé, présent, futur, ceux qui l’ont tenté comme enjeu de leur propre existence. Briseul instaure dans sa propre langue les lignes non hiérarchisées d’une mémoire de la langue. La matérialité de sa langue, sans ponctuation, à la syntaxe déconstruite, aux dérapages constants, son travail n’est aucunement une totalisation, et ne permet pas d’achopper une chronologie. Ici, il agit en contrebande de la culture, si comme l’indiquait Blanchot dans L’entretien infini, “ la culture (…) absorbe (les faits littéraires) en les introduisant dans l’univers toujours plus unifié qui est le sien, là où les œuvres existent comme choses spirituelles, transmissibles, durables, comparables et en rapport avec les autres produits de la culture ” et de ce fait si “ l’immense travail de la culture fait de la littérature un tout et l’élément d’un plus grand tout ”.

La généalogie est alors la possibilité dans sa nécessaire rupture avec l’assignation de la trace dans l’archive, de découvrir les turbulences qui ont agité non seulement des existences confrontées à un temps, mais aussi l’épreuve sans cesse renouvelée d’un accueil du langage correspondant à une époque. Ici je ne suis pas en accord avec Prigent qui répétait encore sur France Culture dernièrement que dans la littérature actuelle il n’y a pas une réelle conscience généalogique. Il n’y a pas un oubli de la généalogie. La généalogie ne tient pas de l’énonciation explicite de la référence, de la construction de la lignée, de la sédimentation d’une communauté d’écritures. Dans une telle perspective, il y aurait le risque de tomber dans l’illusion de la constitution d’une nouvelle institution symbolique forgée sur la parenté des écritures et des thèmes, et de là pourrait s’établir en réaction une nouvelle économie du commensurable. Si effectivement, Prigent a raison de dire qu’il y a une hétérogénéité véritable au sein des revues, il est cependant nécessaire de voir que celle-ci est justement la trace de la généalogie par la multitude de ses références et ramifications, sans que soit tue la différence. L’hétérogénéité est le sol de la possible mémoire du croisement sans cesse renouvelé d’un travail de mémoire qui rompt avec toute volonté de totalisation et de réduction/égalisation. Lorsque je lis BOXON, JAVA ou encore Fusées ce que je découvre à chaque numéro, c’est justement l’effort continuel de la généalogie dans l’expérience du langage. Certes persistent les répétitions, les oublis, les dettes impensées. Mais exiger l’exhaustivité, cela appartient à l’esprit antiquaire qui dans le reliquat de la Culture cache sa stérilité. BOXON se présente comme cette boîte où aucune communauté (à savoir association sous le principe du contrat et du partage des intérêts) ne se forme. Seules des mouvances et les lignes dans lesquelles elles se situent constituent la densité de cette boîte. Ceci constituait explicitement le thème du numéro 5 : Toutes directions. Dans l’ensemble des numéros se croisent aussi bien Heidsiek, qu’Alain Robinet, Christian Prigent, Jean-Pierre Bobillot de jeunes auteurs comme Julien D’Abrigeon, Cyril Bret ou encore Christophe Manon. Que cela soit le formalisme, le lettrisme, la poésie reliée à l’informatique, l’ensemble de cette revue à chaque parution revendique l’agglomérat contre la ligne ou le corps. Les numéros monstrueux dans leur agencement ne laissent pas la possibilité d’une dialectique de la culture et pourtant sont toujours lieu généalogique.  

Lutte pour que le temps retrouve ses gonds. Non retrouver la linéarité diachronique de ce qui fait la Culture et son panthéon de cadavres, mais le dédale des intersections, qui amène à l’imprévisible de la langue. Cette littérature refuse le schéma, l’arborescence, la hiérarchie, elle préfère le halo, ce qui n’a pas de centre lumineux, ce qui s’échappe sans cesse du positionnement et par là même de la possibilité de la visagéité, de la reconnaisssance. Littérature sans visage, protéiforme, équivoque, qui peut même en elle-même parfois se contredire. A l’instar de Jacques Sivan, j’ai envie de dire : “ telle œuvre de la Chine ancienne peut soudainement de relier à tel auteur latin et tel auteur de l’avant-garde américaine pour générer tel type de création chez un jeune créateur français. Inversement une création d’aujourd’hui peut permettre une relecture intéressante de telle ou telle œuvre de telle ou telle époque de tel ou tel pays ”. C’est ce que fait entre autres, Charles-Mézence Briseul dans travail, invitant à relire Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, à replonger dans la phrase baroque de celui qui en son temps fut considéré comme l’explorateur de nouvelles formes poétiques.

 La violence qui caractérise certaines interventions de la littérature contemporaine prend sa source dans ce rapport que l’économie implique avec les productions de son temps. Qu’on observe la falsification opérée sur la poésie générée par ordinateur. Philippe Castelin le rappelle à propos de son travail avec la revue DOC(K)S. En 1997, cette revue corse, qui l’une des pionnières en poésie contemporaine avec JAVA, sortait en collaboration avec Alire, un CDrom, dans lequel était présenté une diversité d’expériences de poésie-informatique. Face à cela, aucune réaction, comme il le précise, seul un entrefilet dans Libération à la page multimédia. Plus d’un an plus tard, lorsque Gallimard finance une publication de Mille Milliards de poèmes de Queneau, le même journal publie deux pages, en saluant la novation, en se félicitant de présenter en exclusivité cette expérience novatrice dans la poésie. Face à ce détournement par la logique économique de toute généalogie, face à cette falsification, Philippe Castelin marque alors le caractère inexorable et cependant nécessaire d’une mémoire parallèle à celle qui est le jouet des processus officiels de l’économie : “ Nous sommes nos propres chroniqueurs. Ceci implique d’être aussi honnête que possible quand on parle de toutes ces choses, de ne pas être sans arrêt, dès qu’un micro se présente, à vouloir "se" placer, à occulter ce(ux) qui précède(nt), à tenter de refaire le coup de la novation radicale, de la table rase et de la génération spontanée, d’autant plus que ceux qui ont effectivement défriché le terrain informatique (Philippe Bootz en particulier) savent bien combien peu de place est ici laissée à l’improvisation et à l’autoproclamation. Combien d’heures et d’années passées au clavier avant que ne s’engénére un objet poétique un tant soit peu satisfaisant? ” De même, quant aux expériences littéraires, que dire du dossier fait par le Magazine Littéraire, sur les Avants-Gardes. La plupart scandalisés, pourtant se taisent. Là est le tort, mais là aussi se décide le travail : “ Le tort s’exprime par le silence du sentiment, la souffrance. Il résulte du fait que tous les univers de phrases et tous leurs enchaînements sont ou peuvent être subordonnés à la seule finalité du capital et jugés à partir d’elle ” (Lyotard). Ne pas attaquer frontalement, sillonner l’histoire et en faire sa chair dans les dérapages de la langue. Témoigner dans l’hétérogène, par diffusion, la rupture de l’attendu économique. Alors que le dossier du Magazine littéraire, se donne comme le résultat dialectique d’une économie de la culture (mais peut-il prétendre à autre chose), ce que la littérature propose dans sa pratique même, sans avoir recours aux formulations théoriques, c’est la résistance d’un langage qui violente tout attendu, à savoir la réduction de ce qui est reçu à un jugement synthétique. 

La généalogie doit ainsi tenir contre la logique de l’histoire et de sa dialectique (réduction, égalisation, neutralisation selon l’homogénéité du système), du réseau, et de la possible répétition. J’ai décidé de l’appeler Généalogie(Z) au sens de ce plan de contrebande que l’on voit se répandre plus ou moins visiblement sur l’espace du WWW : les zones warez. Il serait aussi possible de la nommer par l’expression de Jouffroy : externet. Elle est dans sa générativité, propre aux expériences littéraires, la guerre ouverte à la fossilisation, à la cimentation des dates. Peu importe les bégaiements, les redites, les oublis, du moment où dans chacune des singularités à l’œuvre dans ce réseau s’indique le frayage d’un idiome qui dans sa spécificité témoigne de sa présence en ce monde-là. Généalogie(Z) déconcertante, car emmêlée dans des renvois innombrables qui ne permettent pas de percevoir une carte générale, cette généalogie est celle de la résistance – transgressive, subversive –  de la possible contre signature par rapport à l’économie. Ce qui y est investi n’est pas de l’ordre de la valeur monnayable, de l’échange, du gain de temps, de la volonté de hiérarchiser, d’épargner, de ranger, mais de l’affect, de la pulsion et de sa tension, de la mise en chantier, de l’entropie propre à l’expérience de la langue . Alors que l’histoire fait plier dans sa volonté économique les affects, les oublie, la généalogie(Z) est ici toujours pulsionnelle, et delà l’éviction du sens, ou encore de la notion de progression.

 La question de la communauté revient. Question de Blanchot ou encore de Nancy. Toutefois a-t-elle encore ici un sens pensée en tant que “ corps ” ? Penser ce réseau ne serait-ce pas mettre en question la pertinence de la notion de “ commun ” qui lie la communauté autour d’un principe, d’une possible identification ? En quel sens l’hétérogène dans la multiplicité de ses ramifications peut-il encore se tenir sous le concept de communauté. Cette détermination de la généalogie(Z), qui se constitue dans des réseaux d’écriture, des rencontres, des intersections accidentelles, amène que toute sédimentation statique qu’on souhaiterait lui imposer soit immédiatement rejetée. La “ communauté à l’œuvre ” dans la généalogie(Z) n’est autre que le désœuvrement de la communauté fondée sur grammaire de l’être analysée au sens de Heidegger dans sa deuxième partie de L’Introduction à la métaphysique. La communauté politique est pensée par l’occident selon la commensurabilité de chaque individu, sur la possibilité de leur interchangeabilité du point de vue de la loi, sur leur congruence à l’ensemble des énoncés fournis comme règles d’existence. Dans les réseaux de cette expérience de la littérature contemporaine, du fait du phénomène de dispersion, d’impossible centration, aussi bien le “ je ” que le “ nous ” sont mis en porte-à-faux. Ce court-circuit de l’identification des destinateurs, mais aussi des destinataires, se retrouvent de même au niveau de la critique épistémologique qui sont issues du travail sur le web. Gregory Chatonsky insiste sur la nécessité d’une telle réforme de la représentation du sujet. Chatonsky, présentant sa dernière expérience d’ar’net Revenances met en évidence cet effondrement des catégories traditionnels de la sédimentation du sujet. C’est là un trait propre aux nouvelles expériences de l’écriture en relation à l’écriture liée à l’informatique, comme l’a fait apparaître originellement des théoriciens comme Philippe Bootz, directeur de la revue alire. Les nouvelles formes d’écriture, leur concrétion matérielle (notamment dans les dispositifs multimédia qui sont cinétiques), court-circuitent la notion d’auteur, l’identification, et donc toute réification de la jouissance fondée sur le nom propre.

Cette particularité a été parfaitement aperçue par Anne Cauquelin dans la dernière partie de son livre sur le lieu commun. Effectivement, elle indique de quelle manière, face à toute métaphysique de la transparence du destinateur et de son signifié, de la domination du destinataire, les nouvelles formes d’art et de littérature liées à l’informatique mettent en critique les catégories traditionnelles de la représentation et de l’œuvre. En ce sens, elle explique que le tournant technologique se destinerait comme “ un revirement qui met en cause notre culture-patrimoine-artistique ” en mettant en crise les concepts fondamentaux de l’art, de l’artiste et du public : “ Qu’est-ce qu’un public ? Qu’est-ce qu’une œuvre reconnue ? Que signifie exposer ? (…) Quelle est la vérité d’une œuvre ? Ou encore l’“ émotion esthétique ” est-elle nécessairement liée aux sens ? ”. En insistant sur cette réforme, et en indiquant qu’il s’agit là d’un tournant dans la représentation, Anne Cauquelin montre qu’il s’agit en propre d’une remise en cause des définitions classiques de la sédimentation de la communauté et de la mémoire. C’est dans cette perspective, qu’elle relie l’art et la doxa. L’art et la littérature n’ouvrent plus à une représentation statique où auteurs/œuvres/publics/descendance sont identifiées et épargnées par la culture, mais l’ensemble de mélange, se croise ; agité “ de mouvements brownins, chaotique ”. En définitive, au-delà de toute volonté d’inscription classique du temps, de la lignée (ce qui je crois est encore à l’œuvre dans la remarque de Prigent), elle montre que la généalogie est toujours à l’œuvre dans le dédale des rencontre et des pratiques et que c’est là précisément que se tient la mémoire, et les lignes où se forment l’histoire. L’expression de Jacques Sivan s’éclaire : “ La généalogie est toujours là ” et elle croise l’acuité de l’expression de Philippe Castelin : “ Nous sommes nos propres chroniqueurs ”. 

“ Et c’est tout ce que nous croyons savoir de l’art <et de la littérature>, de son histoire et de ses œuvres ; mémoires stockées toujours prêtes à resurgir, mais dans des formes déplacées, telles que les nouveaux dispositifs nous les présentent. Mémoires partagées, car il n’en existe pas d’autre. Enfin, mémoire des techniques transmises, des recettes d’école, des vies d’artiste et de leurs légendes, brumes d’éclats, savoirs émiettés, détachables et, pour cela même,  utilisables dans d’autres puzzle ” (Anne Cauquelin).            


 

6ème lecture : le syntagme outrepassé (l’hyperlittéralité & l’exigence poéthique)

 “ les poètes veulent, un jour machiner la poésie comme on a machiné le monde fournir un lyrisme neuf à ces nouveaux moyens d’expression 

Apollinaire

Farce de la fin du siècle, la grande messe des signifiants. Publicité, politique, médias, culture. Se gargariser à la fois de l’éphémère du mot et de sa pérennité. Viralité infinie des mots, sans qu’ils n’aient plus de valeur. Spectacle hallucinant du langage social, tout tourne au plus court de l’énonciation, celle-ci n’ayant plus d’accroche. Mais déjà pour nous, trajet “ en apnée ” dans l’extériorité d’un dedans trituré (Pennequin), variation infinie et machinique du simulacre du “ Je ” comme entreprise de la mise en évidence d’un frayage de codes (Anne-James Chaton), déracinement de la langue (Tarkos), structure de réseau inchoatif (Généalogie(Z)). Mais encore pour nous la compréhension d’une transgression du signifiant dans sa matérialité elle-même. La généalogie, une nouvelle fois apparaît : la glossolalie de Artaud : texture d’une nouvelle langue. Guyotat et le Livre, qui plus loin que ce qu’il tenta avec Eden, Eden, Eden, renvoie toute possibilité d’une économie du signifiant dans l’étrangeté d’un lieu de la langue qui n’est plus situable ni opérable pour la communication. Face à la violence de la mainmise du langage par l’appareil d’Etat, à la réduction de celle-ci aux seuls micro-segmentarités utiles pour la vie publique, la littérature contemporaine a travaillé a une subversion généralisée de cette subversion officiel de la compréhension de la langue. Dans cet horizon de mise en critique de la notion même de signifiant, s’esquisse la langue si “ illisible ” d’Alain Robinet, dont Didier Moulinier a pu dire dans sa préface à ces Morceaux choisis : “ (…) illisible aux yeux du commun (entendre : le public cultivé). Cela dit, il est vrai que Robinet, c’est du chinois. Il faut voir comment l’auteur nous dépossède de notre ultime privilège, savoir notre position (trop) confortable de lecteur. L’on s’estime donc trompé, non sur la marchandise (libidineuse à souhait), mais sur le procédé. Car l’effet de bourage propre à ces textes – des plus phonétiques   aux plus métaphoriques – consiste à brouiller les pistes de telle sorte que le lecteur ne se reconnaisse plus comme tel ”, à savoir qu’il perde toute référence coutumière dans son appréhension, alors que le texte est bien là face à lui. Langue illisible, non pas dans sa seule syntaxe, ses seules règles, mais dans sa carne : “ u hu huz huzi°li°ado dodi dill do l°octo nlorm pennult xuxus suxasxes xuxtrie xsudi xuludi abr°ziado dana wromb°brass bat h°i llangu° acero brishi bransla d°la loi d°i ”. La langue est torturée selon la singularité de sa chair. Sa granulosité ne s’efface pas, mais dans la perte visible du signifié pour le lecteur qui recherche la compréhension au détriment de la matière textuelle, devient ultimement visible le moment d’écriture. Pétition de la langue contre la violence sournoise de la réduction de la langue conventionnelle. C’est ce qu’Alain Robinet revendique dans son texte RAFFAL’ LLANGU’ interprété et expliqué librement dans la revue Passagère n°3 en 1985. Alors que l’entreprise de contrôle de la langue tente par son économie de rompre avec toute la part maudite qui hante l’homme et ainsi impose une langue asceptisée, relationnelle, l’enjeu de Robinet se déclare politique, d’une politique de l’incommensurable, a fortiori barbare pour toute écoute policée de la culture : “ vaincre les enchaînements héréditaires ” “ àtre barbare à sa propre langue – qui n’est pas son bien propre – gonflée de l’altérité, du battement sexuel ” “ rejouer un meurtre contre les textes de la loi (mots de la tribu) ” Ecrit-il dans son préambule. 

L’économie du signifiant s’effectue en tant que mainmise généralisée sur tous les types de discours qui peuvent se prononcer. Certes j’ai déjà fait mention de la matérialité, mais ici ce n’est plus de cela qu’il s’agit. Avec Robinet se décide un geste politique de transgression et de saturation de l’économie du signifiant qui ne renvoie pas à une expérience matérielle de la saisie mais bien plutôt à l’expérience de l’indécidabilité de toute forme de sens du texte. Cummings généalogiquement tient lieu de référence pour ce travail, qui tente dans une sorte d’hypertextualité propre au syntagme de court-circuiter toute forme de saisie comme s’il nous plaçait face à l’indécidable de ce qu’il écrit :

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Ce texte qui est le premier des 95 poems publiés en 1958, témoigne de l’impossibilité de saisir linéairement un sens. C’est ce que Jean Lancri a mis en évidence commentant ce poème dans la revue poésie 2000 n°84. Il insiste sur le labyrinthe qui se constitue lorsque nous faisons l’épreuve de ce texte de Cummings. Loin de vouloir expliquer – tordre et faire plier le texte en le neutralisant dans une identité – tel qu’il l’indique dans son titre il donne à lire un “ petit guide à l’usage des gens perplexes, pour les égarer davantage ”. L’expression de Lancri me paraît intéressante, car elle pose la question de la radicalité de l’hétérogène du texte, et de là l’altérité inhérente et insuturable de cette écriture par le lecteur/commentateur. Les textes de Cummings transgressent toute possible neutralisation, ouvre à l’éthique de la lecture, interdisant l’économie du sens.  

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Loin de n’être que dans un parti pris esthétique ou formaliste, Cummings exprime la nécessité d’une lutte : “ To be nobody-but-yourself – in a world which is doing its best night and day, to make you everybody else – means to fight the hardest battle which any human being can fight; and never stop fighting. ”. Cette lutte se produit au sein du dispositif qui vient saturer l’unité syntagmatique du mot. Ce dernier est éventré, comme si on produisait en lui-même un effet d’hypertextualité. Le mot n’a plus d’unité propre (le signifiant se matérialise dans le trajet diachronique d’un lecteur), mais il exige des retours, des reprises, sans que jamais sa matérialité puisse laisser la possibilité d’une exhausitivité de ses mutations possibles.  

Cette violation semble avoir été parfaitement comprise en tant que nécessité par Eric Sadin, le directeur de la revue Ec/artS, revue qui reprend et poursuit la question du rapport entre littérature/poésie et informatique, dans le sillage des travaux de Philippe Bootz et de la revue alire. Ainsi, peut-il expliquer lors d’un interview pour archée, une revue canadienne qu’il faut  “ mettre la langue elle-même, certains de ses usages supposés enregistrés, sous régimes hypertextuels – radicalement distincts. La question majeure est celle de la structuration des formes en rapport avec la configuration singulière de l’instrument ou du  système utilisé ”. Philippe Bootz réfléchissant aux nouvelles formes d’apparition liées à la poésie, insistant en écho de Pétchataz et de son piège à lecteur, explicite en quel sens non seulement est reposée la question du rapport destinateur/destinataire, mais aussi et surtout pour quelles raisons, ce travail lié aux nouvelles technologies ne s’enferme pas dans un pur formalisme, ou dans une réification classique de la poésie, mais véhicule en lui les perspectives d’une reconsidération de la culture liée – et tel est à mon sens le rapport essentiel à notre travail hyperlittéral – à une esthétique de la frustration : “ il s’agit (…) de la mise à mal de la lecture “ informative ” courante prônée dans notre société de l’information. Il apparaîtra d’ailleurs qu’alire constitue globalement un regard très critique sur l’idéologie de la société de l’information et de la communication, regard exprimé par un fonctionnement ironique des leurres et manipulations sous-jacentes, et non à travers un discours. La littérature publiée dans alire joue sur la forme, c’est en cela qu’elle est poésie, non sur le contenu ”.

Dans cet horizon de travail sur l’hypertextualité pensée en tant que violation du syntagme, s’est développé Poésie Express, et un réseau de travail articulé autour  des expériences de Sylvain Courtoux, Jérôme Bertin et de moi-même. Le travail qui a été entrepris au cours de la confrontation de nos travaux et de nos recherches a pris le nom d’hyperlittéralité. L’hyperlittéralité est une forme d’hypertextualité instituée à la fois dans la structure globale d’un texte, dans la page, dans la phrase, mais surtout dans les syntagmes, qui dès lors ne peuvent plus qu’exploser. L’un des enjeux, à la suite de Cummings et de Guyotat, est de radicaliser la transgression du syntagme, le parasitage, le dérapage, la subversion, pour que le texte s’incarne comme machine de guerre, pointe incisive qui ne laisse aucunement le loisir du repos. Texte = matière résistante. Cette déformation à l’extrême du langage est intrinsèquement liée à la question politique du langage et à la confrontation à l’altérité d’autrui. En ce sens, nous rejoignons et reprenons la question de la corporéité et de l’abject, de la part maudite. Non pas dans la volonté de la neutraliser, de l’épargner ou d’en témoigner seulement, mais dans la spontanéité de sa présence qui n’est autre que celle sa présence faite matière. Les thèmes qui sont développés dans les textes sont ceux du viol, de la séquestration, de la torture, du corps sous psychotrope, de la fécalité, etc… Chaque pensée s’incarnant alors dans un travail de destruction/construction de la langue, n’excluant aucun processus formel, ou encore aucune référence a priori. C’est en ce sens que je mentionnais précédemment Action Writing de Courtoux : 

hors des mots s’ex citer s’extirper disloquer couche épa(i)sse de projections moles on ira chercher dans le sang ce qui est une simple question d’montag’ “ l’écriture inces(t) sante de la negatio n de l’é-cri-tu(r)e 

Mise en question de la langue, mise en question de la communication, mise en question de la communauté. L’expérience sur l’écriture en acte de la part de Courtoux est la mise en question des critères de communicabilité à partir de la langue elle-même. Dans Tolérance Zéro, il montrait la figure totalitaire du rapport à l’autre en faisant varier infiniment la violence infligée au corps. Dans la suite des Action Writing, il poursuit sa mise en critique de la définition politique du rapport à l’autre en accomplissant la fusion du corps et de la langue, et en montrant l’impossibilité radicale de s’en tenir aux signifiants tels qu’ils sont posés dans leur univocité. Bertin similairement accomplit cette défenestration du signifiant. Ce qui est visé, c’est la nécessité pour le lecteur d’entrer ou de fuir, de faire l’expérience ou d’affronter sa lâcheté. L’hyperlittéralité à l’œuvre si elle est l’impossible saisie a priori d’un signifiant, se définit surtout par l’opération du labyrinthe des référentiels signifiants possibles pour la lecture. L’interférence des directions en est en ce sens l’axe principal. Selon cette nécessité les textes de Bertin vont plus loin que ceux de Courtoux, il évacue dans ces textes extrêmes ABCD’N ou encore XXL, toute approche et accroche spontanée d’une langue. Il exige du lecteur un mouvement incessant dans sa lecture, de tracer ces propres lignes d’erre, d’erreur, d’errance.  


ni H(re)il  l’M(&)’antE  le j our/ail l’(h) ‘ur’ l e/a ntE M()i mEr r 2 mi S dou’(n O)blE’ M A t(R) mEtre les tr/m Etre s ans M ni re mor d’re FIN(e) Z  m anu re/lE l’a de m(a)in E te(i)ndre le feu/igE   en   rou   J a®m E

 

Descendance visible de Cummings dans la poursuite de ce “ fight ” qu’il pose comme nécessaire. L’hyperlittéralité exige pour le lecteur l’expérience de la naissance de sa propre langue dans la confrontation à l’altérité qu’il a face à lui mais aussi en lui. Le texte n’est pas statique sur la feuille, il est du fait de la ramification des sens de lecture, dynamique, ouvert, parfaite violation de la définition du texte comme totalité achevée. L’inachèvement n’est plus dans l’intention (discours ampoulés de tous les poncifs culturels) mais dans la matérialité, dans l’altérité de sa présence sur la surface de la feuille.  Le familier et l’infamilier se lient. Derrière l’apparente étrangeté, le lecteur retrouve par la f(R)iction du langage qu’il accomplit la possibilité de l’articulation et du sens. Cette violence faite à l’univocité syntagmatique de l’élocution appelle une éthique de l’hétérogène. L’hétérogène dans ces expériences hyperlittérales est la matière même de l’écriture, tout aussi bien au niveau formel qu’au niveau des unités linguistiques celle-ci pouvant se démultiplier comme les textes de Cummings, de Courtoux ou de Bertin en font l’expérience. Alors que le régime économique de la langue est la transparence, la visibilité, l’univocité du sens et la volonté de rapidité (logique du temps réel), l’écriture hyperlittérale ouvre à une résistance, à une opacité et à une durée. Contre toute neutralisation, sa texture renvoie à la densité inchoative d’un bégaiement de la langue, à savoir à une position herméneutique de l’écoute de la langue. Il n’y a plus postulation de la compréhension, est exigée l’épreuve de celle-ci. Alors que l’économie témoigne de la neutralisation de l’éthique, en revendiquant une mécanique relationnelle, et un automatisme de la compréhension, la violence de cette expérience en rompant par son idiome propre toute réification d’une économie officielle du sens, se transforme en une éthique = une poéthique. En insistant sur la question du politique (effectivement tous nos textes tournent et retournent la question de la domination, de la soumission, de la jouissance, de la douleur) à travers ce dispositif d’écriture lié à l’ordinateur, ces expériences impliquent une radicalité éthique de la posture herméneutique, non plus seulement du texte mais de soi. Car l’hétérogène de la réception est compris dans l’écriture du texte, toutes les ramifications syntagmatiques ne pouvant pas être aperçues par tous les lecteurs (ce qui reste conservé encore dans les matérialités présentées dans les lignes de lecture précédentes). Ainsi, c’est par la violence faite au principe de la satisfaction corrélatif dans la littérature de la logique du sens et de la compréhension définitive et totalitaire que semble s’ouvrir la possibilité de la question éthique du rapport à l’autre. Ce travail hyperlittéral, dans son geste politique, accomplit dés lors la reprise de la question éthique, et met en évidence non pas une thèse (une position) mais un ensemble de questions qui concerne les concepts classiques de l’économie, de la politique, de l’art. Il repose la question même de la localisation du sens dans son rapport au signifiant. La violence de la littérature ne tient pas de l’effacement, mais de la possibilité de renouer avec l’étonnement, avec la question. La négation du réel hérité de la structuration économique de l’occident, tient au repositionnement de l’interrogation de ce qui forme le réel pour le singulier en son hétérogénéité et en quel sens peut-il y avoir un partage de l’altérité de ce réel dans des relations intersubjectives en-dehors de toute réduction objectiviste et homogénéisante.    

La violence de l’hétérogène serait-elle par conséquent l’ouverture à l’éthique ? L’homogénéisation économique n’apparaîtrait-elle pas de fait comme revers de cette possibilité : le totalitarisme achevé ?   

 

 

Ouverture : Poéthique de l’hétérogène

Face à la violence de l’entreprise d’homogénéisation des différences, de neutralisation de l’hétérogène, et en conséquence de l’instauration de l’indifférence face à l’altérité par le différend, est apparu que littérature & poésie contemporaine ont développé en pratique une contre-violence. Cette contre-violence, à contrario de n’être que le spasme réactif provoqué par la culture, s’ouvre et tel a été ma lecture in fine, en tant que langage/action poéthique. C’est en ce sens que j’ai terminé sur la ligne d’écriture du groupe Poésie Express, pour qui cette nécessité de poser le politique comme noyau de l’écriture et de la violence de la langue, représente l’urgence de l’expérience de la littérature. Adorno et Horkheimer insistaient dans la partie La production de biens culturels de La dialectique de la Raison, sur la violence propre à l’hégémonie économique du monde capitaliste. Ce qu’ils soulignaient c’était la passivité provoquée chez le spectateur, à savoir la neutralisation de la possibilité critique, et delà l’impossibilité pour celui-ci à se constituer un jugement à partir de l’hétérogénéité de sa singularité : “ Le monde entier est contraint de passer dans le filtre de l’industrie culturelle. (…) Aujourd’hui, l’imagination et la spontanéité atrophiée des consommateurs de cette culture n’ont plus besoin d’être ramenées d’abord à des mécanismes psychologiques. Les produits eux-mêmes (…) sont objectivement constitués de telle sorte qu’ils paralysent tous ces mécanismes. ” Les deux penseurs de la dialectique négative mettent en évidence que l’homogénéisation est la neutralisation de l’hétérogène, à savoir d’une production qui n’est pas asservie aux normes de production et de représentation culturelle. Toute forme de langage, d’écrits, semble à leurs yeux astreints à véhiculer les lois économiques de la Culture. “ Il n’est plus possible de déceler dans les mots toute la violence qu’ils subissent ”. Face à ce constat, les lignes de lecture que j’ai suivi me paraisse indiquer, que les nouvelles formes d’écriture de la poésie et de la littérature, brisent cet enfermement. Aussi bien le travail de l’œuvre que la réception dérogent au totalitarisme. C’est ce que j’ai indiqué en faisant apparaître la dimension poéthique du texte, à savoir la nécessité de se poser pour le re-cept-acteur d’endurer l’altérité comme une éthique où il est mis lui-même en cause en tant qu’identité sociale et économique. La violence de la littérature est celle de cette poéthique de l’hétérogène, qui vient harceler au-dedans de la culture, dans ses plis, ses zones d’ombre ou d’indétermination, ses dispositifs de neutralisation du singulier. Cette violence ne revendique pas un dépassement, une sortie, une transcendance (ce qui appartient à une forme d’intentionnalité qui permet le contrôle de la culture et la maîtrise de la jouissance), mais l’irritation, l’endurance de l’homogénéisation elle-même, mais non plus selon les règles de sa représentation (le faux-semblant, le simulacre) mais dans la pleine présence de son entreprise de domination. C’est pour cela qu’en définitive, elle se fait castration explicite de toute réification de la jouissance ; elle formule, dans cet excès qui brise la possible identité du sujet dans l’affect, la castration impensée de l’hégémonie économique.       

 

 

article sur Bibi de Charles Pennequin (revue Fusées 2002)

 

Bibi

Charles Pennequin

[philippe boisnard]

 

 

Tout commence par un salut, par l’absence de sujet, par Bibi, le pseudonyme qui n’est jamais la marque de désignation du sujet, mais qui est toujours la marque d’aliénation projetée par l’autre. Même quand c’est moi qui dit Bibi, que je suis le Bibi, je suis toujours le Bibi de l’autre. Pennequin, plus que Dedans, marque avec Bibi la préoccupation du rapport à l’altérité et à la dépossession qu’elle implique lorsqu’elle est définie comme structure coercitive, comme communauté. Tout Dedans tournait déjà en boule sur cette question, mais avec ce dernier livre publié aux éditions POL, sacrifiant pour une part le flux omnistressant de la coulée langagière, davantage dans l’économie des mots, dans la maîtrise et la structuration, Pennequin nous donne à ressentir le jeu de l’aliénation de notre présence dans le regard des autres. Livre sur la schizophrénie s’il en est un, le parcours est celui de la dépropriation radicale du singulier, de son émasculation par le langage et le regard des autres, « la vue des autres qui nous dédouble » qui amène que l’on perde sa trace, qui amène qu’en soi ne se constitue que leur présence qui conduit le singulier à se dire : « j’avais comme un deuxième moi à l’intérieur », que cela soit la famille, ou bien les processus de limitation et de manipulation de la personne. Ecriture de l’ère, du temps, de cet aire où l’être humain s’abîme dans la déperdition de soi par sa propre absorption dans l’espace communautaire qui nous enferme en-dehors de nous-mêmes. Les hommes, eux, dit Bibi tétanisé dans sa langue en apnée, oui « eux, ils se disaient enfermés dehors. (…) Ils pouvaient plus entrer chez eux. Toute leur vie ils la passeraient dehors d’eux-mêmes ».

Comme en écho de la postface de Michaux à Plumes, sur la décomposition de la scène du moi en multiples instances spectrales qui le hantent (« Tout fait qu’on n’est jamais soi-même. On est seulement qu’un mélangé »), Pennequin traque avec minutie, selon la mécanique de sa langue si particulière, cette dépossession de soi à travers l’anonymat du nom générique Bibi, qui en tant que générique, n’est qu’un sans-nom. Le sujet, marqué par ce faux diminutif, par cette injonction, devient un objet sans aspérité aux mains de ceux qui l’entourent, car « l’identité fait de nous des pantins sans voix », car « dès qu’on nous a nommé on nous a mis au trou ». « Quand on se demande qui c’est bibi. (…) Celui qui n’a pas de nom. Qui n’a aucune idée du nom qu’il pourrait porter ». Bibi est ainsi la marque d’un trou de soi dans sa propre conscience, d’un trou persistant qui ne permet plus l’ordre, la mémoire (« Nous n’avons pas d’histoire. Puisque nous n’avons pas de mémoire »), la chronologie, qui implique ainsi la généalogie fragile et toujours prête à s’anéantir, qui se forge dans la phrase qui indique sa propre incapacité à être.

C’est là, l’une des vérités essentielles du livre de Pennequin : une réflexion lente qui s’invagine afin de comprendre la nature de sa propre existence, de ce qui fait que nous sommes toujours le mort du vivant de nous-même : « je suis réel / réellement vivant / ou réellement mort / mais je ne suis pas un mort-vivant / je suis un qui s’affronte / s’affronte en mort dans du vivant » (Ecrans, Voix éditions, 2002).          

De la schizophrénie ordinaire à l’inchoativité fondamentale du passé transcendantal (Philosophoire n°14)

 De la schizophrénie ordinaire à l’inchoativité fondamentale du passé transcendantal

(De la volonté de jouissance à l’éthique du plaisir)

Philippe Boisnard




 

Cas n°1 : principe de jouissance et constitution de soi

Ere de la jouissance, du jouir pour tous, du jouir continuel, du jouir à porter de toutes les bourses. Apocalypse de la destination humaine : l’homme semblerait obéir ontologiquement à l’assomption du jouir. Le jouir à toutes les sauces, décliné inlassablement sur tous les écrans du savoir, à même la rétine de la conscience : les médias. Le jouir non pas simple phénomène de mode, mais dévoilement du mode même de notre humanité. Le jouir comme la pierre de touche de la constitution de soi. 

Effectivement, le jouir apparaît comme le moment où la distance entre la représentation de soi et la présence de soi concorde se mêlent au point qu’il y ait dans cet instant-là précis implosion au lieu du pur excès affectif, à la fois des horizons de devenir et des linéaments du passé. Dans la jouissance, il n’y a plus ni passé qui se réifie comme mélancolie ressentie, ni avenir posé comme désir d’être, déficience de la présence. La jouissance est l’assomption d’une pure présence, présence charnelle de l’affect qui par son excès replie sur lui-même passé-présent-avenir dans l’instant apostatique (durée vécue dans l’immédiateté de son événement). Ce qui est désiré, et Freud fut certainement le premier à l’aborder dans sa radicalité, n’est autre que cette ek-stase du vécu qui court-circuite toute distance de soi à soi, toute distance entre présence de soi vécu sous le mode du manque et représentation de soi, où par les modalités d’idéalisation, est ressentie la possible plénitude de sa propre constitution. Le mode quotidien du vécu de sens de la constitution de soi tient à l’écart, à la distance entre présence et représentation de soi. Le mode quotidien est celui de la frustration, du manque, de la fêlure qui impossibilise l’émergence d’un vécu d’affect qui déclôt toute auto-limitation et ouvre sur la désagrégation du sujet dans l’inconsistance conquise d’un vécu sans extériorité. Le mode quotidien de la présence de soi se définit à travers la représentation de soi comme prisonnier de limites. La limite est la séparation entre une intériorité vécue et une extériorité intuitionnée qui n’est autre au niveau de l’idéalisation propre à l’auto-constitution du sujet que la possibilité de s’approprier un vécu affectif total, absolu, détaché de toute forme de limitation. C’est selon ce découpage que la jouissance représente la possibilité de la désagrégation de la limitation propre au vécu de sens quotidien. La jouissance est alors l’avènement pour le sujet de sa constitution authentique en tant qu’être existant. La jouissance est le mode affectif qui révèle la subjectivité à elle-même dans la déclosion de toute identité parcellaire de soi. Mais comment se donne la jouissance ? En quel sens, notre ère est celle où n’a de cesse d’être véhiculée la potentialité de la jouissance ?

Ce qui anime le sujet humain est la volonté de constitution de la vérité de soi. Volonté de vérité non pas seulement intelligible, mais sensiblement ressentie, à savoir d’un vécu de sens qui par sa densité permet à l’homme de se tenir dans l’instant de sa présence. Dès l’avènement de la métaphysique, symptomatiquement cela a été décelé. Que cela soit Platon mettant en critique l’Aphrodite terrestre, Augustin, qui dans ses Confessions mettait en évidence l’oubli de toute autre constitution de soi dans l’abandon à la concupiscence charnelle, Pascal stigmatisant le rejet de l’ennui grâce au divertissement, ou Kant montrant l’implosion de la conscience dans la passion gangrène de l’âme, toute la métaphysique classique, sans vouloir l’accepter, tout en la dénonçant, en fait démontrait que l’horizon de constitution du sujet humain avait pour achèvement l’excès d’affect lié à la jouissance sensible. Constitution d’une vérité de soi paradoxale, car loin d’être la sédimentation d’une réflexivité consciente d’elle-même, elle se tient dans la volonté de briser toute distanciation constitutive de la réflexivité, en faveur de la pure immédiateté de la présence. Nietzsche au début de sa Seconde considération inactuelle avait parfaitement perçu cela : si « l’homme s’attriste de voir » l’animal « attaché au piquet du moment (…) il est pourtant jaloux de celle-ci. Car c’est là ce qu’il veut : n’éprouver, comme la bête, ni dégoût ni souffrance ». Cette volonté d’être jeté dans le pur instant n’est autre que la volonté de jouissance. La conscience quotidienne ainsi est à la recherche du principe de jouissance. La valeur qu’elle accorde à tout horizon de devenir provient de cette quête. Dans son mode quotidien, le vécu de sens, certes s’hypostase dans un affect, mais celui-ci par rapport à la représentation que la conscience se fait de la plénitude affective est en déficience. Le vécu de sens quotidien est la présence déficiente de sa propre constitution, ce qui conduit le désir à se lancer non pas vers un autre mode de présence mais vers la représentation de ce que pourrait être une constitution pleine de la subjectivité, en tant que celle-ci ne peut s’atteindre que dans l’implosion d’un trop affectif qui court-circuite tout déport vers le regret du passé ou l’impatience de l’avenir. Ce qui hante l’homme n’est pas l’avenir, mais la possibilité de la pure présence à soi comme révélation de soi. Or celle-ci ne se découvre que dans l’excès de l’affect. Ainsi la présence quotidienne se constitue dans l’aller-retour permanent présence/représentation de soi en perspective de son auto-constitution comme subjectivité pleine. D’un côté la présence est l’affect vécu immédiatement qui en deçà encore de sa sédimentation représentationnelle est la tension qui donne l’indice du sens du vécu concret existentiel. De l’autre la représentation se découpe en deux moments: la première s’ouvre comme la reprise de la présence dans l’écart d’un langage (la sédimentation en signifiants) ; celle-ci s’accomplit à partir d’une seconde représentation qui agit consciemment ou inconsciemment qui est celle – indiquant un irréel – de ce qui est désiré comme point encore là. La présence en tant qu’affect vécu est ainsi dépendante de l’intensité affective liée à la représentation considérée selon ce double moment. La présence quotidienne se révèle par cela souvent – et il n’y a qu’à voir les traces médiatiques de cela au rythme des marronniers saisonniers (la sexualité, le pouvoir d’achat, le travail, les études, etc…) – en déflation par rapport aux contenus spécifiques de la représentation du désir. Son vécu affectif est en retrait vis à vis de l’intensité ressentie affectivement dans l’idéalisation du désir de jouissance. De fait, pour se constituer la subjectivité projette des perspectives d’actualisation qui rendent possible l’ek-stase jouissante de la présence. Toutefois reste à comprendre quels peuvent être les moyens concrets de cette réalisation de la jouissance. Et en quel sens cette quête de soi peut se résorber dans l’axe d’une schizophrénie ordinaire provoquée par les stratégies de structures qui selon leurs exigences économiques de rentabilité ont tout intérêt à happer et épargner les désirs liés au sujet singulier.

La réalisation du désir de jouissance se fait grâce à la médiation de l’extériorité. Ceci tient à la structure même de la représentation. Alors que la philosophie métaphysique symptomatiquement a toujours recherché cette jouissance dans le seul travail de l’intelligible et dans la schizophrénie intérieure de la distance entre sujet inauthentique/authentique, la conscience quotidienne – et c’est là la grande leçon de L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari – a toujours cherché ce punctum affectif dans les agencements produits part la communauté dans laquelle elle est immergée. Le désir de jouissance n’est pas le désir d’une chose, d’une propriété, mais il se produit dans la volonté de réaliser un affect qui se compose dans un ensemble référentiel qui lui donne sa propriété affective. Il n’y a pas de propriété en-soi de ce qui est désiré, ce qui est désiré comme médiation à sa propre jouissance est toujours en inter-relation avec un ensemble qui lui attribue directement ou indirectement sa valeur. Ainsi, le jouir se compose dans la représentation, à savoir la possibilité d’attribuer une valeur limite à la chose qui nous fait face comme médiation à la plénitude d’une présence affective possible. De sorte que le jouir n’est jamais immédiat, pur présence, il est la composition entre une représentation et une présence, il est présence affecté de la représentation (y compris dans la sexualité). Ici se révèle que le désir de jouissance est irrémédiablement lié à une schize du sujet, schize qui est à la racine de cette auto-constitution de soi dans l’horizon de l’affect plein.

La jouissance est à fortiori la volonté d’une auto-constitution de la subjectivité en rupture avec la déficience de soi. Jouir ne renvoyant à rien d’autre que la présence. L’auto-constitution de la subjectivité est ce moment précis, lorsqu’elle se réalise, où le monde n’est plus présent comme extériorité étrangère, d’où procède une irréductible altérité de soi, mais où le monde est le processus d’un agencement de soi (le sujet devient au sens propre du terme performatif). Dans la jouissance, le sujet, s’auto-constituant comme subjectivité pleine, se donne comme la mesure de toute chose, volonté de puissance réalisée, axis mundi agençant à partir de soi l’ensemble des possibles d’un monde. Or cette jouissance qui n’est autre que la limite représentée de la présence, et donc l’irréel ou encore le fantôme d’une irréductible absence d’affect dans la présence elle-même, semble être quotidiennement en écart, l’écart qui écartelant le sujet lui impose de se poser dans une relation de désir, d’un désir qui s’il est en lui-même positif, n’est autre que la positivité d’un manque affectif, à savoir négativité quant à l’auto-constitution pleine de la subjectivité. La conscience ainsi doit se projeter pour atteindre cette limite de l’affect dans un autre soi (qui est aussi autre que soi), une autre image de soi que la représentation de la présence de soi. Le désir projette au cœur du sujet cette tête de Janus étrange : il est la composition d’une représentation de soi de sa propre présence et simultanément la représentation de soi d’une absence, de ce qui devrait être et qui n’est pas. Le désir de jouissance est ainsi tension entre deux types de représentation. Or, la représentation productrice de sens, de vécu de sens qui se sédimente dans le sujet en affect, est d’abord et avant tout la représentation limite qui est l’absente de la présence vécue et qui vient en cela discriminer celle-ci, lui jouer des tours, la remettre en jeu comme déficiente, comme ne concordant pas à l’optimalité affective pensée dans la jouissance. La conscience se vit corrélativement dans une schize, où ce qui ordonne les déterminations de la présence ne provient pas de la présence elle-même, mais de ce qui limite la présence : la représentation comme indice de déficience de la présence. Ainsi, désirer jouir se fonde sur une schizophrénie du sujet, où le sujet quant à ses désirs est impliqué par la production de représentations qui sont issues d’une présence irréelle. Tout cela je peux le dire est dur à vivre, car ça ne cesse de durer et de hanter le sujet. Le sujet en présence ainsi afin de se représenter dans une radicale plénitude en vient alors à postuler comme plus vrai une représentation de soi absente –  irréelle, limite, qui serait lui-même sans l’être puisqu’en présence il en est la déficience, la représentation en retrait – que ce qu’il est en tant que présence actualisée. Ceci alors ne peut que le conduire à une crise/déchirement de lui-même, crise posée comme névrotique, à moins qu’il puisse trouver dans certains agencements du monde la médiation nécessaire pour recoller cette distance entre d’un côté sa présence affective contrariée et de l’autre la plénitude affective irréelle.

 Le passage à la médiation des agencements produits dans et par un monde va réaliser définitivement la schize du sujet, en tant que ce passage va permettre la sédimentation d’un contenu au sein de la structure absente de la limite affective. Il va présentifier en tant que potentiellement réalisable cette limite. Avant de préciser cela, il me paraît nécessaire d’indiquer ce que j’entends par potentiel. Ce qui est potentiellement réalisable, c’est ce qui se constitue comme actualisable dans un champ virtuel donné. Le virtuel, c’est ce qui obéit à un pré-donné (c’est un champ pré-déterminé), le possible à l’inverse est le lieu où le virtuel se constitue, le possible est le lieu indéterminé où les actualisations produisent des déterminations qui n’étaient pas pré-figurées. En ce sens, le virtuel comme je vais le montrer renvoie toujours à un champ sym-bolique, alors que le possible est par essence un champ hyper-bolique, voire dia-bolique pour toute pensée qui voudrait le comprendre comme pré-déterminé symboliquement. Le sujet pour réaliser et incarner son désir de jouissance passe par des agencements qui lui sont extérieurs, à savoir qui vont se déterminer comme effectivement signifiant quant à la représentation de soi qui le hante. Sans ce passage, quasi-autiste il baignerait dans la macération d’une inchoativité des contenus de cette représentation, il s’effondrerait sur lui-même, inapte à se transcender et donc à désirer un devenir. Or, ces médiations pour la conscience quotidienne, ne sont pas produites par le sujet lui-même mais sont tenues par la production communautaire (sociale, politique, culturelle, etc.) des champs virtuels de la jouissance. Ce qui est désiré comme médiation, l’est parce que cela apparaît dans le champ d’ensembles configurés par et en faveur d’une communauté. La schize se fait alors non pas en rapport avec un irréel pur, irréel qui serait le résultat d’une pure production phantasmatique de la subjectivité, mais elle se construit en relation à la production de modèles de subjectivité qui sont projetés comme les virtualités potentiellement effectives pour toute forme de subjectivité qui s’immisce dans certains agencements. Le désir de jouissance ne tourne pas à vide, sans contenu, il s’établit dans des structures qui lui permettent de construire la représentation de soi jouissante, à savoir la plénitude affective d’une subjectivité limite. La conscience quotidienne ainsi est toujours en relation à une altérité de soi comme constitutive de soi, altérité qui est le résultat des interconnexions avec des agencements produits socialement. Le désir de jouissance lorsqu’il s’intrique dans un agencement est bien un déport de soi, du singulier en faveur de la construction d’une sub-jectivité qui est médiatement établie par des contenus qui lui sont fournis par la communauté à laquelle il appartient, où dans laquelle il trouve sa référence. Sans faire une telle analyse, c’est ce que Heidegger a caractérisé comme le mode de la préoccupation propre à la Verfallenheit dans Etre et Temps. C’est ce qui a été pensé comme le mode inauthentique du Dasein. Ainsi, le désir de jouissance conduit à la schize du singulier qui se projette, par volonté d’auto-constitution, dans la représentation d’une subjectivité affective limite imaginée comme l’avènement de la plénitude jouissante  partir de potentialités qui sont à sa disposition. 

Les « corps communautaires », structurés sur le désir de rentabilité économique et sur la volonté de s’auto-constituer d’une manière hégémonique, n’ont été point dupes de cette logique de l’auto-constitution de la subjectivité, et en cela n’ont eu de cesse durant tout ce siècle de produire les agencements symboliques permettant cette médiation au sujet. La liste serait longue, la taxinomie des figures potentiellement actualisables impossible à dénombrer ici.  Mais, qu’on me permette seulement d’entrapercevoir la logique de cette production des champs dans lequel peut se sédimenter la schize du sujet. Ce que je nomme « corps communautaire » n’est d’aucune façon une réalité empirique déterminable, mais il est le résultat des interactions entre des subjectivités, résultat qui est posé par une subjectivité déterminée comme un ensemble. Donc tout « corps communautaire » n’est qu’une représentation. Mais ces représentations sont réelles au sens de leur action sur le sujet. Le sujet effectivement confond ce qui est actuel (les interactions entre des subjectivités) et l’ensemble vis à vis duquel il donne plus de réalité que l’actuel. La représentation d’une communauté a ainsi plus d’efficience pour une subjectivité quotidienne qu’une singularité déterminée et pensée isolément à un ensemble. La volonté de maîtrise amène tout ensemble à construire les dispositifs d’aliénation de la singularité, pour que celle-ci se réfère à elle, et dès lors devienne l’un de ses organes (logique de propagation et d’absorption d’un ensemble par rapport aux éléments qui ne lui appartiennent pas). Ces dispositifs pour être coercitifs doivent fonctionner par la séduction, la vampirisation, à savoir faire en sorte d’être désiré comme vérité de la subjectivité afin de déposséder celle-ci de sa force. En ce sens, les dispositifs produisent des agencements référentiels qui doivent permettre à la subjectivité de se projeter en celle-ci et de se constituer selon les mécanismes internes à ce champ agencé. Le cinéma – au niveau de la culture de masse – est un parfait exemple de cette capture du désir d’auto-constitution de la subjectivité dans l’avènement d’un champ référentiel. De même la publicité dans l’interaction de ses codes développe aussi un champ référentiel propre à être coercitif pour le sujet (ce n’est pas le produit présenté alors qui est coercitif c’est le champ de sa présentation, les visages, les lieux, les types d’énoncé). Ou encore les journaux populaires (notamment pour les adolescents) qui structurent des modalités d’être par entrecroisement de codes qui produisant un monde homogène, amène le sujet à désirer ce monde comme champ possible de sa propre auto-constitution (serait possible ici d’analyser la question de la mimésis propre à notre intégration dans le champ référentiel qui permet l’identification d’un corps communautaire). Le corps communautaire déploie les stratégies propres à ce que ses références soient moteur de désir et appellent ainsi à ce que le sujet projette sa propre représentation comme potentiellement liée aux productions de représentation des subjectivités virtuellement incluses dans son corps communautaire. Or pour que ces stratégies fonctionnent, aient une efficace, il s’agit de correspondre à la représentation limite (posée comme finalité asymptotique) de la plénitude affective de la subjectivité, en tant que celle-ci n’est autre que l’avènement de l’effectivité de l’auto-constitution subjective. Ces stratégies doivent produire la virtualité d’une jouissance potentielle. Certes cette production exige que ce champ référentiel efface ou plutôt exacerbe le rejet de toute autre forme de jouissance potentielle (logique de l’opposition référentielle comme principe de la constitution d’un ensemble). Produisant le champ référentiel où se dessine l’avènement – en tant que représentation – de la potentialité d’une jouissance, le corps communautaire devient ensemble désiré, champ d’inclusion nécessaire pour que la subjectivité s’auto-constitue (là encore Freud a parfaitement compris ce mécanisme en indiquant le travail de l’éducation dans la seconde partie de L’introduction à la Psychanalyse). 

Ce que je nomme la schizophrénie ordinaire se structure sur ce mécanisme. La schizophrénie ordinaire est la médiation nécessaire pour qu’une singularité devienne sujet dans une représentation d’un corps communautaire. Et celle-ci passe par l’avènement de l’effectivité potentielle de la jouissance à partir du champ référentiel déployé par le corps communautaire. Le sujet se représente ne pouvoir être présent à lui-même que dans l’avènement d’une présence dont les moyens sont inclus dans les lois qui structurent le champ référentiel de ce corps communautaire (relation de pouvoir, relation esthétique, relation d’éloquence, relation de performance). La schizophrénie, ou encore la scission du sujet en deux (ou plusieurs) formes de subjectivité tenues en distance et ayant en quelque sorte leur identité propre, se construit en tant que le désir lié à la présence effective du sujet se projette sur la réalité représentée d’une conscience de soi irréelle ou potentielle qui lui permettra si elle est réalisée d’être soi-même. La conscience quotidienne, en tant que conscience déficiente, est ainsi dans l’écart près d’elle-même, à distance de soi, distance ne pouvant être comblée que si elle accepte l’aliénation au champ référentiel qui est déployé comme processus d’auto-édification par un corps communautaire.  

Plus les processus mis en place pour cette identification affecteront la présence de la singularité, plus cette dernière se pensera comme sujet à travers le prisme du champ référentiel de la communauté. Au point d’imploser, c’est sûr. Au point de ne plus être, en tant que subjectivité s’auto-constituant, que l’organe mimétique des règles qui agencent le corps communautaire. C’est là que se constitue l’avènement de l’existence humaine comme fondée sur le jeu au sens de Mehdi Belhaj Kacem (cf. Society). Plus la singularité s’aliène dans la subjectivité représentée au sein d’un corps communautaire, plus elle tente de correspondre et de s’approprier les règles de structuration de cette dite communauté. 

Théorème du jeu : L’enjeu n’est autre que les règles du jeu. Comme dans un shoot’em up, ou un jeu d’aventure action, le but c’est de concorder à 100% aux exigences des règles afin d’être dans l’illusion de devenir l’architecte et l’artisan des règles elles-mêmes. En un mot : c’est la finalité de toute schizophrénie ordinaire dans l’avènement non retenu de la jouissance de soi.                     

 

 

Cas n°2 : analyse de la schizophrénie ordinaire par le passé transcendantal

Mais qu’est-ce qui fonde cette volonté de jouissance comme auto-constitution de sa propre subjectivité ? En quel sens le sujet se structure-t-il sur l’avènement schizophrénique d’une représentation de soi ? Pour répondre à ces questions, il me semble nécessaire d’en revenir à la question du passé transcendantal comme moment structurel de toute constitution de la subjectivité. 

Ce qui permet à la subjectivité de se sédimenter est apparu à travers la possibilité de la référence. La référence se détermine dans la volonté de se constituer à partir d’une origine. Sa vérité est horizon de constitution. Toutefois, comme je l’ai déjà analysé par ailleurs, cette vérité se structure à partir de la recherche d’une origine qui permet de déterminer authentiquement son propre devenir. C’est dans le retour intentionnel vers un horizon de constitution de toute forme de subjectivité que peut se sédimenter une subjectivité. Le passé transcendantal est la structure transcendantale qui permet toute sédimentation référentielle, à savoir la constitution de toute forme d’origination. Cette structure en tant que telle est purement formelle, sans contenu, à savoir comme j’y reviendrai dans cet article, elle est inchoative par essence. Le passé transcendantal est la base même de la constitution de soi en tant que la conscience pour se déterminer ne tend pas tant vers un futur, que vers la possibilité d’un futur déterminé authentiquement en référence à une vérité qui pour sa part est constituée au passé. Le passé transcendantal est ainsi vide, et c’est parce qu’il est vide qu’il s’ajointe à toute forme d’expérience, à savoir qu’il est toujours compris comme moment empirico-transcendantal de la constitution de la subjectivité. La subjectivité pour s’auto-constituer se tient en référence à un contenu qui se sédimentant comme détermination empirique du passé transcendantal, devient le référent symbolique de toute forme de futuration, à savoir de la constitution de la représentation de soi conforme à l’authenticité de soi. Le référent symbolique vient emplir le passé transcendantal, il vient lui donner une chair. C’est en ce sens qu’il me paraît impératif de comprendre la structuration de la schizophrénie ordinaire en liaison avec le passé transcendantal, et plus précisément quels sont les processus qui s’opèrent au niveau empirico-transcendantal pour que le singulier puisse se penser authentiquement lui-même à la lumière d’une jouissance médiatisée par un champ référentiel communautaire. 

La recherche de la jouissance (celle-ci à ne pas comprendre exclusivement ni d’abord et avant tout en relation à la sexualité, mais comme le concept limite de plénitude affective, horizon téléonomique intentionnel du vécu de sens de l’existence) est la recherche de la vérité de soi. Fascination extrême de la conscience pour cet instant où passé et futur se rétractent dans le présent, où la présence et la représentation de soi sont brutalement suturées au point qu’il n’y ait plus de déport représentationnel vers un horizon de passé quelconque ni vers un devenir. Toutefois, en tant que vérité qui sera en acte, elle se constitue par un processus de recherche qui trouve ses racines dans les conditions d’une origine à partir de laquelle la conscience peut se constituer. Un fait est certain, c’est que la psychanalyse freudienne a beaucoup trop réduit les conditions de la jouissance dans la seule satisfaction du plaisir sexuel (même si celle-ci est polymorphe), qu’elle fait remonter au plaisir bucco labial de l’enfant. A l’instar de Deleuze, il est clair que la recherche de la jouissance loin de se réduire au seul vécu psychologique et existentiel de la subjectivité peut se matérialiser dans une multiplicité de champs référentiels. Si la jouissance tant recherchée est bien la déflagration absorbante du passé et du futur, cependant, elle est jouissance car elle articule le sens d’un futur à partir de l’attestation d’un passé originaire/originant, qui est génétiquement l’émergence du sens que la jouissance incarne dans la pure présence de la plénitude affective. On jouira à partir d’un champ référentiel, jamais à partir de rien, on jouira parce qu’il y avait comme condition une sédimentation d’un sens déterminant ce qu’est la jouissance non pas selon une ek-stase ex-nihilo ou un simple déterminisme physiologique (ici se précise encore davantage la différence qu’il peut y avoir entre l’orgasme physico-chimique chez l’homme – l’éjaculation – et ce qui ici est nommé jouissance). 

Le désir de jouissance est bien une limite représentationnelle des vécus d’affect au sens où il est le dévoilement soudain et parfois inattendu d’une recherche des conditions de l’auto-constitution de soi. Dès lors, pour qu’il y ait jouissance, il est nécessaire qu’il y ait horizon de constitution. L’horizon de constitution ne peut être indéfini, à savoir posé comme apeiron pour l’intentionnalité, il doit avoir une réalité représentationnelle qui agit (et n’a de cesse de s’agiter au point que l’on puisse dire que ça travaille) pour la conscience en tant qu’horizon de futuration. Le corps communautaire travaille ainsi à créer un champ référentiel qui pourra permettre la négation de l’inchoativité du passé transcendantal en faveur d’un ou d’une multiplicité d’éléments ayant sa consistance dans le champ référentiel du corps communautaire. Cette pro-position pour la singularité vient court-circuiter toute indétermination de la constitution de soi grâce à la sédimentation d’une référence qui tire sa propriété de l’institution communautaire. S’approprier en propre pour la subjectivité devient alors la tentative de se rendre adéquat aux déterminations référentielles projetées par l’institution symbolique liée au corps communautaire. Dans le processus d’intégration de soi à un champ référentiel est exigée l’adhésion. Cette adhésion n’est pas seulement liée à l’ensemble, mais à la représentation de soi posée en différence et structurée à partir du champ référentiel lui-même. 

Ainsi, la schizophrénie ordinaire est double : elle est à la fois la division de soi en présence déficiente et représentation limite, mais aussi elle se matérialise dans le fait que cette représentation limite est à la fois celle d’une subjectivité et celle qui est le principe de vérité d’une communauté (selon les conditions de projection de la subjectivité elle-même). 

L’inchoativité profonde du passé transcendantal est ainsi résorbée dans l’avènement d’une révélation et d’une incarnation, tout apeiron intentionnel implose au lieu symbolique du champ référentiel de la constitution de soi. Si la subjectivité se matérialise elle-même dans un moment de jouissance, toute incertitude liée à cet apeiron est effacée, le sujet ayant obtenu sa vérité absolue dans l’implosion du temps passé/présent/futur dans l’instant de jouissance (ceci est parfaitement visible lors des manifestations de masse, d’où la pérennité des analyses de Lebon dans La psychologie des foules, mais tout autre phénomène comme celui des soirées, des réussites salariales, etc…, participe de la même logique). Tout processus de propagation d’un corps communautaire a intérêt alors à intensifier ce court-circuit de l’apeiron propre au passé transcendantal dans l’édification d’un champ référentiel garantissant l’imperméabilité par rapport à toute inchoativité de l’horizon de constitution de la subjectivité qu’elle veut accaparer. Par avance, elle doit mobiliser un ensemble de processus qui viennent endiguer le doute, du fait que le doute se révèle obligatoirement comme le surgissement (où encore l’événement au sens politique) d’une inconsistance pour le système, inconsistance bien plus dangereuse que toute forme d’affirmation réactive se fondant sur l’existence d’un autre champ référentiel. Le doute est la fêlure qui non encore déchirure, non encore ouverte en un sens sédimenté en énoncé, insinue la possible illégitimité de la reconnaissance de soi à partir des déterminations proposées comme référent d’auto-constitution par le corps communautaire. La fêlure n’est pas seulement le sentiment d’une incongruence et donc d’une possible extériorisation de soi par rapport à un ensemble, mais elle est au sens où Deleuze et Guattari la comprennent à partir de The Crack Up de Fitzgerald, la prise de conscience intuitive que l’ensemble même du système – telle une assiette – peut se rompre, peut craquer. Elle est crise non pas interne du sujet, mais du lieu où se constitue le sujet. Elle est la ligne qui témoigne de la possible rupture – ou en tout cas d’une première fragilité visible – d’une constitution symbolique donnée. Toute institution symbolique doit alors sédimenter non seulement un corps qui témoigne de sa solidité/légitimité (ceci dans l’épreuve des rapports de force et des jeux de puissance avec toute forme de phénomènes endogènes ou exogènes) mais en plus constituer comme stable les formes référentielles qui apparaissent dans ce corps. C’est pourquoi tout corps communautaire qui vise à sa solidification doit tenir l’avenir dans les formes déterminantes d’un passé, c’est pourquoi il a recours à la commémoration, comme moment de retour, de ré-initiation au sens du devenir pour toute subjectivité. Ce passé – qui n’est aucunement transcendantal, mais qui est bien empirique, qui peut se donner comme celui de l’anecdote, de la marque, du slogan, ou encore de l’exposition d’objets, de la commémoration de personnages – vient briser toute fluidité intentionnelle qui aurait pour tendance – selon cette fluidité elle-même –  à ne plus se constituer selon ce passé mais à se poser dans un halo référentiel ne permettant plus d’orientation. Pour entretenir la schizophrénie ordinaire, le corps communautaire doit délibérément attiser la mémoire empirique, et surtout en multiplier les référents afin que toute forme de subjectivité se constituant puisse selon ces conditions empiriques d’émergence se projeter comme subjectivité à partir d’elle. 

Le corps communautaire déploie corrélativement des représentations limites (représentation de jouissance) qui vont être assimilées par l’individu et en tant que référence : 1) lui permettre de délimiter l’agencement dans lequel son désir s’incarne ; 2) de déterminer le corps communautaire selon un principe d’identification lié à sa propre volonté de jouissance ; 3) de s’intégrer dans ce corps communautaire en tant que pour la subjectivité, son auto-constitution passe résolument par l’obtention d’une certaine puissance (potentialité de satisfaction de la jouissance) au sein de la détermination de ces éléments référentiels. 

Stratégie complexe de l’intégration de la part du corps communautaire : déterminer un certain nombre de champs référentiels, qui happés par le singulier lui permettent de construire sa propre image de la communauté et de là de s’auto-constituer comme subjectivité. La shizophrénie ordinaire trouve ainsi son avènement dans l’image produite du principe de la communauté par la seule subjectivité, qui dans ce processus avorte toute inchoativité de sa propre singularité au profit de la sédimentation de soi en tant que membre de la communauté. En ce sens la communauté n’est jamais une réalité empirique donnée, elle n’est que la projection limitative de l’auto-constitution de la subjectivité. Elle en est l’horizon empirico-transcendantal de sa vérité, en tant que la vérité de la communauté n’est autre que l’ekstase jouissante de la subjectivité révélée à elle-même. Le concept de communauté est un concept limitatif qui s‘inscrit empiriquement dans le croisement des projections intersubjectives qui se condensent dans le balayage des champs référentiels déployés par d’autres subjectivités agissantes. 


 

Exemple n°1 : la schizophrénie hyper-référentielle 

Pour comprendre le processus de capture du processus d’auto-constitution de la subjectivité selon la logique de la schizophrénie ordinaire, il n’y a qu’à mettre en tension deux types de schizophrénie référentielle qui paraissent apriori opposées, ou pour le moins très différentes. D’un côté, le monde universitaire des professeurs de philosophie et de l’autre les phénomènes de groupe et de masse qui proviennent des « banlieues ». Quoi de commun entre ces deux catégories ? Quelle ressemblance entre d’un côté les hauts dignitaires de l’éducation nationale, les dignes représentant d’un passé où le panthéon est habité par les illustres notables de la culture et de l’autre ces « sauvageons », à la hargne aiguisée dans la plus profonde inculture pour certain, à la violence sans aucune déférence ou référence à ce ciel de la culture honoré par les premiers. A première vue : rien. Seule l‘analyse générative empirico-transcendantale des conditions de leur auto-constitution au sein du corps communautaire (en l’occurence ici l’espace social, économique et culturel français) permet de comprendre que loin d’une opposition, il y a une profonde similitude dans leur constitution subjective. Cette similitude pour leur cas, je l’appellerai la schizophrénie hyper-référentielle. Il ne va pas s’agir ici de comparer seulement des modalités référentielles propres à la constitution de soi en tant que subjectivité émergeant dans un corps communautaire, mais de comprendre quels sont les processus intentionnels de la référence et même ici de l’hyper-référentialité en tant que mode déterminé de la schizophrénie ordinaire.

Il est bien connu qu’actuellement pour prendre le cas de la philosophie, faire autorité à l’Université, ce n’est pas tant être un inventeur de concepts, qu’être le spécialiste d’un grand auteur, à savoir avoir réussi à accaparer la parole à propos de X ou Y. Ainsi, lorsqu’est fait mention d’un professeur institutionnellement établi, immédiatement cette mention est suivie de « oui, le spécialiste de Hegel, de Kant, de Platon, de Husserl, de Plotin, de Leibniz, de Heidegger ou de Pascal, etc… ». Preuves en sont les belles vitrines qui entourent la place de la Sorbonne, où sont exposés les derniers commentaires sur les œuvres de Platon etc…, pour certains de nos éminents penseurs seuls ouvrages à mettre dans leur bio-bibliographie. L’autorité au lieu de cette institution se construit selon les processus de puissance autour de la référence faite à une certaine forme de tradition. L’autorité est référentielle, et il n’y a là, pour le constater, qu’à suivre les colloques ou séminaires qui se déroulent au lieu de ce temple de la connaissance. La reconnaissance de la subjectivité pensante se constitue selon les comparatifs de la connaissance d’une référence que s’est appropriée cette subjectivité. Les outils de l’autorité ne sont autres que ceux obtenus dans la course aux référents bio-bibliographiques d’une grande figure. A partir de ces quelques traits, il est possible de percevoir comment se constitue intentionnellement la schizophrénie hyper-référentielle qui permet à l’individu de s’auto-constituer selon les règles d’un corps communautaire. L’émergence de l’individu dans un monde se constitue en corrélation avec sa possibilité de s’auto-constituer selon les références de ce monde. L’auto-constitution tient à la volonté de faire adhérer la présence vécue immédiatement et de l’autre le jeu de la représentation de cette présence en rapport à la représentation limite de soi. Le travail scolaire, à contrario de ce que pense Freud, pro-pose à l’enfant un champ référentiel complexe de l’obtention de la jouissance selon, à la fois un lieu propre à l’incarner et des modes relationnels strictes pour la réaliser. L’enfant ne travaille pas bien à l’école parce qu’il refoule ses pulsions sexuelles (Freud, Introduction à la psychanalyse), mais parce que le champ référentiel défini par l’école et propagé par les structures socio-familiales lui semble apte à lui donner les conditions de l’obtention de la plénitude affective. La jouissance, la limite représentationnelle de soi, n’est pas attachée au seul sexe, mais s’incarne comme sentiment total d’un corps. Ainsi, travailler bien, à parfaire sa culture, c’est avoir la volonté de la maîtrise du champ référentiel de cette culture, à savoir être reconnu comme celui qui a en lui la puissance de la culture. De là, tout l’apprentissage est tourné vers l’obtention de la référence. La référence comme monnaie transactionnelle de sa puissance. Plus on obtient cette culture, plus on se fixe soi-même en relation à un passé qui ne se détermine qu’à partir de celle-ci et dès lors qui hiérarchise toutes les formes d’existence possible. L’avènement de la jouissance au sein de la culture, c’est lorsque l’on est capable de redéfinir les conditions de la référence à la culture. Ce qui est le cas du professeur d’Université, qui a redéfini les règles de référence à un auteur (cf.théorème du jeu). Sa jouissance vient de ce qu’il impose aux autres les nouvelles règles de lecture de la référence, qu’il est passé du mode passif de la retranscription des règles du champ référentiel communautaire au mode actif de la production de ces règles. Au niveau intentionnel : l’inchoativité fondamentale du passé transcendantale s’est résorbée dans l’axe sédimenté de la culture dite philosophique, selon les déterminations précises des choix qui se sont opérés par lui. En ce sens, la recherche de la jouissance se module dans cet horizon de la culture, et bien souvent nul autre. L’individu se voit en propre à travers l’image qu’il a produit de l’autorité culturelle, et ce qu’il cherche à faire concorder c’est sa présence et cette représentation limite, impliquant une certaine jouissance existentielle. De fait, alors il y a contamination de la totalité de sa modalité d’être selon les éléments référentiels actuels et inactuels du champ sur lequel il veut obtenir l’autorité. Ici, se détermine la schizophrénie ordinaire. Mais elle devient hyper-référentielle, lorsque cette représentation de soi limite exige la manie référentielle ou encore la nécessité d’une projection constante de soi dans la référence liée au corps communautaire. La subjectivité ne se voit plus alors que dans le miroir du corps communautaire, elle endosse comme existence celle exigée pour apparaître au lieu de la communauté. Inlassablement, tout devenir se réfère à l’origine sédimentée intentionnellement de la référence. Inlassablement, parler de soi c’est être déporté vers ce qui constitue la matière du champ référentiel. Schizophrénie totale du professeur qui pour parler de lui, cite les mots des autres, des morts. Belhaj Kacem a parfaitement défini cela comme le cannibalisme du sens, ou encore le cannibalisme référentiel dans sa première partie de Society

Théorème du jeu n°2 : obtenir l’autorité dans un champ référentiel, se constitue selon un double sens, à la fois se déposséder pour se recouvrir des déterminations déposées dans ce champ et à la fois en les revêtant les transformer (les vampiriser, les cannibaliser, les falsifier, les transgresser) afin de faire disparaître dialectiquement l’altérité référentielle pour être le seul à apparaître comme principe référentiel. 

Que fait l’Universitaire, si ce n’est vouloir s’approprier les traces d’un passé (souvent d’un mort qui inaugure une lignée) pour être le seul à apparaître. Cannibale holocauste, sacrifice de soi en tant qu’humain. Ce qui est sacrifié, n’est autre que l’hétérogénéité propre à la singularité de ce que fut un auteur (son existence propre, celle de Platon par exemple) et simultanément la part propre d’hétérogénéité de celui qui cannibalise. Double négation qui permet l’avènement du corps communautaire.  L’Universitaire n’apparaît pas, mais seule sa représentation s’incarne, sa présence elle-même bouffée par l’ordre symbolique propre au corps communautaire. La jouissance à ce jeu est corrélative du degré de sacrifice de soi, à savoir de la négation de l’hétérogénéité qui est liée au singulier. La schizophrénie est celle qui amène qu’en s’appropriant (par la dépropriation ou encore la déterritorialisation de ce qui était fondé et sédimenté dans le champ référentiel) l’autorité sur un champ, la subjectivité tout en marquant de sa signature ce champ, devient la marque insigne du principe de constitution de ce champ. Toute forme de contre-signature devient alors l’impératif d’une assignation de soi à appartenir au champ contre-signé.

Alors quoi de commun avec « l’individu de banlieue » ? En quel sens, intentionnellement il pourrait y avoir une similitude ? Tout d’abord, comment se détermine l’auto-constitution de la subjectivité. Ce qui est évident, c’est que dans la majorité des cas, cela ne passe pas par la culture officielle, le titre universitaire et l’hyperréférentialité historique. Point mis, quant à leur émergence, en rapport avec les modèles coercitifs de l’émulation culturo-sociale, les lois de l’obtention de la puissance passe par d’autres champs référentiels qui doivent cependant assumer la possibilité d’une focalisation du désir, à savoir offrir des éléments qui appartiennent à des agencements à partir duquel le singulier peut trouver la possibilité d’une subjectivité incluse dans un monde communautaire. Les référents choisis, sont ceux qui lui sont donnés comme signifiants ayant un sens selon les conditions socio-économiques qui sont les siennes. Je dirai avec toute la brutalité que cela suppose : les marques propres à la consommation (Lacoste, Burberrys, BMW, Nike, etc…). Ce qui est remarquable, c’est le temps passé, par ceux qui appartiennent au monde des cités, à cultiver la référence à la marque, à cultiver une connaissance précise de tout ce qu’elles enserrent en elles-mêmes (les nouveautés, leur mécanisme, leur diffusion, etc…). L’auto-constitution de la subjectivité se déroule par l’appropriation des valeurs qui appartiennent au champ référentiel de la communauté économique liée à la consommation. Se faire reconnaître s’est revêtir les attributs distinctifs de cette communauté. L’intentionnalité alors est elle-même déportée vers ce champ référentiel qui a sa constitution empirique au passé (étrangement les marques reconnues, le sont par leur histoire, une sédimentation longue). Mais il est nécessaire faire apparaître ce qu’est la reconnaissance de soi : c’est celui qui obtenant introduit pourtant dans le lieu auquel il appartient une nouvelle représentation (la première BM’ qui entre dans un quartier, la première Burberrys portée dans un groupe). La multiplicité des références à ce champ de la part d’un individu lui procure un surplus d’autorité, et lui-même obtient davantage d’espace d’élocution. Avoir la référence et l’introduire comme nouveauté permet d’en parler, d’être écouté, de devenir soi-même un élément référentiel. Quelle différence avec l’universitaire qui d’un coup vient avec une traduction inédite, et que l’on va respecter par la nouveauté (transactionnelle ne nous voilons pas les yeux) qu’il introduit. Intentionnellement rien, même structure génétique empirico-transcendantale. Seuls les contenus empiriques spécifiques diffèrent. Pour l’un comme pour l’autre, ce qui détermine leur auto-constitution dans un corps communautaire n’est autre qu’une hyperréférentialité qui en tant que volonté d’appropriation les définit selon une schizophrénie ordinaire, où tout horizon de constitution établi à partir du passé transcendantal, implose dans les principes de constitution du champ référentiel. Ruse des lois qui tissent un corps communautaire, leur altération par la subjectivité leur garantit leur pérénité et leur puissance sur la présence actuelle du sujet. C’est parce que les lois référentielles propres à la communauté sont par principe une représentation limite qu’elles peuvent s’engrosser indéfiniment de toutes les prétentions qui s’actualisent comme volonté de représentation limite de la subjectivité. La limite est elle-même sans contenu, elle doit pouvoir avaler toute forme de contenu produit par l’actualisation processuelle d’auto-constitution de la subjectivité, ceci en lui garantissant la jouissance (l’obtention de la puissance et de la plénitude affective) et d’autre part en l’assignant à être le parfait représentant symbolique de ses lois. Quelque soit le champ référentiel où s’incarne le désir de jouissance, à chaque fois, est à constater que cela se produit par cette schizophrénie hyperréférentielle.  



 

Cas n°3 : de la sclérose transcendantale des variations du passé transcendantal au réveil de l’inchoativité

Ce qui précède définit en fait une sclérose transcendantale de l’auto-constitution de la subjectivité. Son projet propre, alors qu’il se détermine dans la représentation limite de la jouissance, est marqué en son for intérieur par la passivité absolue face aux modalités propres de sa constitution. La volonté d’authenticité se révèle dans l’avènement d’une désignabilité qui ne passe que par la médiation/aliénation aux lois qui permettent de s’impliquer/adhérer au corps communautaire. En effet, la jouissance si elle est la finalité que poursuit le sujet, marque en lui la volonté de la passivité liée à la surpuissance affective d’une présence. Et c’est dans ce processus que le champ référentiel qui est fondation communautaire, permet à la fois passivité et hyperactivité. La sclérose transcendantale est l’hypersédimentation du passé transcendantal. Cette hypersédimentation obéit à une mélancolie transcendantale, qui est l’effet propre du passé transcendantal sur la conscience immergée dans un monde. Kant, faisait cette remarque à propos du caractère mélancolique, qu’il est le caractère à rattacher le plus à la philosophie. Mélancolique le philosophe, car sans cesse dans la recherche de la vérité, ce qui en-dehors de tout temps et de tout lieu (en tant que proto-temporalisation/protospatialisation) s’est donnée comme source et origine à la fois du temps et du lieu pour toute chose. Mais, si Kant a bien perçu ce que pouvait être l’illusion transcendantale, il n’a pas perçu en quel sens celle-ci était corrélative d’un processus transcendantal que l’on peut sans hésiter nommer : mélancolie transcendantale. Celle-ci n’est pas déterminée empiriquement, mais bien au contraire c’est à partir de celle-ci que toute forme de mélancolie empirico-psychologique va se structurer. La mélancolie transcendantale est la tension intentionnelle qui recherche dans la question de l’origine comme question même du sens de son existence ce qui doit déterminer sa présence. Mais en tant que mélancolie, elle implique irrémédiablement un porte-à-faux de la présence par rapport à ce qui est représenté en différence (comme n’ayant plus lieu), en différé. Nietzsche notait dans ses secondes considérations intempestives, que l’esprit antiquaire ne s’attachait plus qu’aux infinis détails d’un passé sans voir ce que renfermait comme chair vivante le présent. De même stigmatisant une certaine forme de mélancolie, il ne s’interroge pas sur ce que pourrait être une structure inhérente à l’homme et qui l’amènerait  à trouver le sens de ce qui doit advenir dans cette boucle vers une origine quelconque. La mélancolie transcendantale si l’on observe d’une part l’ensemble de l’histoire de la philosophie et sa quête de vérité, et de l’autre la structure conversationnelle quotidienne qui se déploie par l’usage de la référence comme attestation du sens, est indéniablement un des processus transcendantaux de l’auto-constitution de la subjectivité les plus importants. La formation de la schizophrénie ordinaire se produit à partir de celle-ci en tant que c’est par elle que s’effectue la recherche de la légitimité de la représentation limite de soi, la projection de soi selon une identité idéelle. La question de l’obtention d’une identité subjective, en tant qu’elle est toujours incluse dans la question de l’intégration d’un corps communautaire, n’est mise en place non pas tant à partir d’une représentation de puissance et de potentialité de jouissance que selon la résolution de la déchirure du temps vécue par le sujet. Si la jouissance est la condensation dans l’instant de la présence et de la double structure de représentation, et du passé et du futur, alors seul l’accomplissement total de cette mélancolie transcendantale selon des déterminations empiriques de contenus peut permettre au sujet d’atteindre ce paroxysme existentiel. La mélancolie transcendantale selon le corps communautaire doit être résorbée selon des spécificités référentielles qui lui sont propres, pour éviter qu’elle soit vécue comme intentionnalité indécidable pour le sujet (c’est en ce sens que Dieu comme contenu intentionnel a une puissance en tant que court-circuit de l’indécidabilité, que ne paraît pas pouvoir remplir un objet de consommation empiriquement établi. Seul peut-être les structures idéologiques et politiques peuvent prétendre dans le déploiement de leur agencement se substituer au contenu intentionnel théologique). Le passé transcendantal se joue toujours ainsi en tant qu’il implique une mélancolie, la structure d’une co-existentialité. La co-existentialité, en tant que fondement de toute détermination intersubjective, conditionne la possibilité de déterminer les contenus du passé transcendantal, à savoir d’établir l’horizon de constitution propre à l’auto-constitution de la subjectivité. Cependant dès lors que la co-existentialité est elle-même phagocytée par les structures déployées empiriquement au niveau du champ référentiel communautaire, il se trouve que c’est le passé transcendantal lui-même qui est vampirisé. C’est là par exemple l’erreur que fait Heidegger dans le moment de la résolution qui permet l’existence authentique du Dasein dans le dernier moment de Etre et temps. Il confond contenu empirique (Heimat, peuple allemand etc…) et de l’autre la pure forme de l’être-avec ouvrant à une co-destinalité (Geschick). Heidegger ne s’aperçoit pas précisément que les contenus existentiels qu’il pose pour le Dasein (ou bien il s’en aperçoit trop bien tout au contraire) s’ils sont bien propres à une co-existentialité, le sont en tant que contenus et non pas formes essentielles de la co-existentialité. 

Un corps communautaire pour être coercitif doit amener dans la structure intentionnelle du sujet cette mélancolie transcendantale à imploser dans les contenus que lui-même déploie dans son champ référentiel. Et ceci par la mise au point stratégique de dispositifs pulsionnels ou affectifs qui permettent au sujet de se représenter dans sa limite affective selon les déterminations qui lui sont proposées. De sorte que pour le sujet, la forme de la co-existentialité – qui est en elle-même indéfinie –  doit se résorber dans l’ensemble des lois co-existentielles qui sont édictées et prescrites dans le corps communautaire (lois qui ne sont nullement seulement politiques, mais qui peuvent être culturelles, affectives, linguistiques ou encore concernées des macro ou microensembles, etc…). Le désir de jouissance se concrétise selon la projection d’une altérité abstraite qui appartient représentationnellement à la communauté et qui lui est adéquate comme représentation actuelle limite. Conséquence de cela, selon la stratégie de la mainmise sur les possibilités affectives propres à l’auto-constitution de la subjectivité par le corps communautaire : 1) la mélancolie transcendantale qui attache la subjectivité à la recherche d’un horizon de constitution se résorbe dans l’ensemble symbolique du champ référentiel communautaire, et elle devient la quête de l’obtention de signifiants seulement rattachés à la communauté ; 2) le passé transcendantal n’a d’existence que selon les régimes d’édification du sens de ces champs référentiels ; 3) la jouissance ne semble pouvoir être atteinte autrement que par la totale schizophrénie, à savoir la plus profonde transpassibilité vis à vis des déterminations de la potentialité affective issue du corps communautaire. 

Jouir, c’est alors toujours jouir comme cet autre de la représentation propre à la communauté, au même titre que réussir dans la communauté c’est toujours réussir comme cet autre. Ici, le comme n’est pas une adéquation, à savoir avoir réussi à devenir la représentation qui était produite par le corps communautaire, mais il est à entendre selon un « comme si », à savoir de l’ordre d’une assimilation qui laisse subsister la différence. Cet autre est le ghost de la subjectivité pleine produit par une communauté. L’individu, qu’il soit un universitaire en quête de jouissance érudite dans son institution, ou qu’il soit un adolescent dit de banlieue, à chaque fois est travaillé par cette altérité qu’il projette comme devant être, altérité qui est le produit représentationnel de sa volonté de clôturer toute inchoativité de sa singularité. 

La sclérose transcendantale est ce moment empirico-transcendantal où la subjectivité n’est plus traversée par des lignes génératives pour son auto-constitution, mais où elle est rigidifiée dans une structuration transcendantale de son expérience qui ne peut plus véritablement être modifiée du fait de sa fossilisation sur des contenus qui la rendent passive. La sclérose transcendantale est l’enfermement dans le virtuel, en tant que champ qui prélève du possible ce qui pour la singularité tient la promesse de la potentialité de s’actualiser comme subjectivité auto-constituée dans un champ référentiel communautaire. Que l’on ne me dise pas que j’exagère : ici nulle originalité, relisons Nietzsche pour apercevoir quel est le bestiaire qui convient le mieux au quidam communautaire. Ce qui disparaît avec l’absorption opérée par le corps communautaire c’est la fluidité/inchoativité des lignes de devenir qui sont propres au passé transcendantal en tant que celui-ci n’est jamais essentiellement attaché à un contenu. 

Le passé transcendantal, en tant que structure qui permet la projection de toute forme de passé (d’il y a quelques secondes à Dieu, comme illusion transcendantale) est le socle des possibles de l’horizon de constitution de toute forme de subjectivité. En tant qu’il permet toute référence temporelle de l’ordre de la mémoire, il est lui-même a-temporel, mais déploie les possibilités de tout rapport au temps pour le sujet. Il est puissance d’origination et nullement détermination d’origine, c’est pourquoi il permet la focalisation intentionnelle sur toutes les origines générées historiquement par l’existence humaine, ou encore les corps communautaires. Donc essentiellement il est la structure transcendantale qui permet des variations référentielles propres à déterminer pour le sujet son ouverture au monde et l’intentionnalité ouverte à un projet. La sclérose transcendantale, qui se joue toujours dans un rapport à une sédimentation empirique, se scelle lorsque du point de vue du sujet il y a confusion entre sédimentation d’une origine et horizon d’origination. Pour reprendre l’erreur de Heidegger, lorsqu’il déclare en 1934, que « le Führer est la seule et unique transcendance pour le peuple allemand », il y a cette  confusion entre horizon d’origination et sédimentation empirico-transcendantale d’une origine. Cette confusion vient recouvrir l’indétermination propre à la singularité et s’opère par la capture affective, à savoir la détermination des potentialités que doit recouvrir un individu pour pouvoir prétendre être en tant qu’individu reconnu dans un champ référentiel communautaire. 

Le passé transcendantal en ce sens n’ouvre pas à un affect déterminé, mais il est le possible de tout affect, il libère en lui-même à toute forme d’affect. Il est angoisse, affect fondamental s’il en est un. Le passé transcendantal révélé en tant que tel comme l’impossibilité de l’auto-constitution de la subjectivité est l’instant d’angoisse où la subjectivité perd toute forme de consistance, toute forme d’adhésion à un monde, toute possibilité référentielle, celle-ci s’effondrant dans l’avènement de la variation absolue du possible. L’angoisse propre au passé transcendantal n’est pas avènement tout d’abord de ce que pourrait être l’ouverture au possible pouvant se déterminer. Mais l’avènement de l’absolutisation du possible est le court-circuit d’abord et avant tout de toute forme d’actualisation du sujet lui-même. L’angoisse est l’effondrement du potentiel qui supporte toute actualisation ou intentionnalité d’actualisation. Le possible impossibilise ainsi toute forme d’auto-constitution, il est l’impossible de la subjectivité, ce qu’elle ne saurait supporter. Il est l’autre du potentiel, ce qui s’actualisant le court-circuite le rend muet, en montre la vanité. De fait lorsque le passé transcendantal se déploie sans qu’il y ait eu hypostase empirique dans un contenu, il détruit la prétention identitaire de la singularité à devenir sujet, il la ramène à elle-même, singularité sans spécificité, simple possible sans autre référence que l’impossible sédimentation d’une origine : existence vide. 

Corrélation sur la jouissance : si ce qui anime l’auto-constitution de la subjectivité est la représentation limite de la plénitude affective (la jouissance), alors la jouissance si elle se constitue selon le déploiement d’un champ référentiel communautaire est génétiquement l’opposé même du possible, c’est la potentialité actualisée dans une identité référentielle stratégiquement établie par les lois communautaires (qu’est-ce donc que l’ek-stase du cinéma comme déploiement esthétique de la vitesse, la fête foraine pour les adolescents en  quête de sublimité sensitive, la sexualité formatée par les représentations performative liée à l’idéologie de la pornographie, ou encore l’instant où un sujet a l’honneur suprême de faire une conférence devant une assemblée qui l’écoute béate et jalouse en tant qu’il incarne la représentation qui fait leur présence déficiente, etc…). La jouissance est l’opposé de l’angoisse, son anti-thèse existentielle, l’avènement de la résorption de toute inchoativité dans la suprématie référentielle d’une identité pleine et totalement subjectivée. 

La schizophrénie ordinaire a donc comme modalité privilégiée : la jouissance. Stratégiquement elle se construit en tant qu’évitement de l’angoisse en vue de la potentialité jouissante d’une subjectivité immergée dans le champ référentiel communautaire. Plus sa référentialité est hyperbolique plus elle déploie d’efforts dans la constitution de sa représentation, et plus elle court-circuite tout possible en faveur de la seule actualisation du potentiel lié aux lois d’actualisation qui régissent les agencements produits par la communauté. Elle déteste rien de moins que la présence de la singularité, celle-ci qu’elle soit elle-même ou bien un autre éventrant et dévoilant l’autre du virtuel où se constitue le potentiel : le possible. Evitement de soi en tant que singularité ontologiquement établie, le schizophrène ordinaire est le parfait PSJ d’un jeu de rôle, le personnage sans joueur, auto-limité en sa puissance par les lois qui définissent les actualités communautaires. Le schizophrène ordinaire, nous le savons tous, est celui-là que nous rencontrons à tous les coins de rue, que nous aimons à critiquer comme le formaté, le programmé. Il est nous-mêmes dans ce processus de distinction qui n’est autre que l’attestation des critères référentiels discriminant du corps communautaire. Toutefois, si la schizophrénie ordinaire s’installe comme modalité propre d’atteindre la jouissance, est-ce que celle-ci dans son actualisation selon les modalités déployées par le champ référentiel communautaire se réalise comme une réelle présence jouissante ? Ne pourrait-on pas penser qu’en contrebande (ou selon un double bind), le possible lié à l’inchoativité fondamentale du passé transcendantal impossibilise l’entièreté jouissante de la subjectivité, en tant que celle-ci serait toujours en perspective de son auto-limitation du fait qu’elle soit établie selon la potentialité éditifiée par le corps  communautaire ? 

Effectivement, si pour l’instant est bien apparu que le corps communautaire produisait l’adhésion du singulier selon la stratégie d’une production de la représentation limite de la subjectivité pleine, reste à comprendre en quel sens, la subjectivité quant au sens qu’elle accorde à son vécu de sens peut cependant arriver à cette jouissance qui lui est tant promise. Certes on promet la jouissance, on la vend, la diffuse partout, mais jouit-on véritablement ? N’y aurait-il pas là un simulacre produit par le corps communautaire ? Si la subjectivité se fonde grâce aux potentialités qui sont agencées dans un champ référentiel communautaire, alors sa puissance n’est pas en relation au possible qui est propre à son être mais à la réduction du possible liée à l’adhésion au champ référentiel lui-même. Lorsque la subjectivité atteint le moment de jouissance, c’est le moment où elle se fait présence incarnée des critères modèles qui sont les limites internes qui gouvernent le champ référentiel. C’est le moment où elle est pleinement schizophrénique. Toutefois, s’il y a bien jouissance, suturation de la présence et de la représentation, reste que la subjectivité devenant pleinement l’autre de la singularité ne jouit qu’en tant qu’elle adhère en totalité à la représentation, sans qu’il puisse y avoir de reste à celle-ci, à savoir sans que puisse émerger le possible comme déflagration du potentiel. Or, ce qui détermine la subjectivité en elle-même, hormis les cas où la schizophrénie ordinaire devient totalitaire, c’est la différence essentielle qu’introduit l’inchoativité du passé transcendantal par rapport à toute adéquation à un horizon de constitution établi par le corps communautaire, à savoir l’insatisfaction à jouir comme celui qui est adéquat au modèle communautaire. La jouissance devient la marque de l’auto-limitation de la subjectivité aux potentialités prescrites par la communauté, elle laisse apparaître le spectre d’un reste à jouir, d’un autrement du jouir. C’est pourquoi, malgré tous les efforts actuels de la part des dispositifs économiques pour que l’individu trouve sa satisfaction dans les potentialités qu’ils déploient, ne cesse de se déterminer une réelle insatisfaction au sein de la subjectivité. Ce qui la conduit à se relancer perpétuellement vers de nouvelles potentialités qui elles-mêmes seront inadéquates à anéantir ou suturer cette indétermination fondamentale qui hante la subjectivité. Non pas seulement époque de la vitesse, mais fondamentalement époque de la course effrénée à la jouissance impossible.    

Ainsi, n’y aurait-il pas une friabilité du processus d’absorption du corps communautaire de l’hétérogénéité du singulier ? En quel sens pourrait se rompre l’illusion de totalité du virtuel communautaire au point que surgisse le possible en tant que l’impossible même de toute constitution communautaire ? De là, ne sera-t-il pas possible de comprendre de quelle manière une autre forme de jouissance serait possible, jouissance non plus formatée dans le champ référentiel communautaire, mais à partir de la singularité, d’une présence anté-subjective ?                     


 

Exemple n°2 : quelques notes sur le cinéma de D. Fincher 

Plus la peine de présenter David Fincher, qui en quatre films a réussi à apparaître comme l’un des cinéastes les plus réalistes sur la question de la mise en évidence des dérives possibles de toute réification du corps communautaire en quête de sens. Alien 3, The Game, Seven, Fight Club. Ses films se structurent toujours sur le même schéma : la perte de l’origine, du Père, la dissolution du corps dans son intensité et corrélativement dans sa modalité existentiale, enfin la recherche d’une nouvelle densité concrète du corps. Alien: la communauté de prisonniers abandonnés par tout pouvoir d’Etat sur une planète pénitentiaire. The Game : le suicide du Père comme point d’effondrement affectif de l’existence de Michaël Douglas. Seven, Kevin Spacey (John Doe), dans la distance d’une vérité onto-théologique qu’il va tenter de réifier par l’incarnation meurtrière des commandements devant suprêmement révéler le nihilisme d’une société décadente. Fight Club, Edward Norton expert d’une société d’assurance qui apparaît dans la perte de tout sens, abandonné par son père lors de son enfance. 

Fincher à travers chacune de ses œuvres travaille à montrer le divorce qu’il y a entre d’un côté l’actualisation existentielle de soi et de l’autre les potentialités de la modalité existentielle comme possible avènement d’une authenticité actuellement voilée. Chaque ligne de subjectivité qu’il décrit se détermine comme la déchirure entre d’un côté la sédimentation de l’affect en tant qu’horizon de la constitution de soi et de l’autre le bouillonnement à l’œuvre de l’inchoativité fondamentale de l’origination de soi. Je ne parlerai dans cet exemple que d’Alien 3 et de Seven.

Alien 3, plus que de raconter une histoire de SF qui met en scène d’une manière manichéenne d’un côté le méchant E.T. et de l’autre la gentille communauté mise en danger (ce qui n’est autre que l’archétype de tous les Indépendance Day du monde, à savoir du navet américain qui met en scène l’auto-légitimation de l’hégémonie américaine), tente de comprendre les processus de structurations communautaires dans la reprise d’un affect co-existential. La société qui est décrite n’est autre que la communauté désoeuvrée. Perdue dans l’espace, sans sexualité, ayant fait vœu de chasteté (à savoir sans possibilité de se régénérer) elle est totalitaire dans le sens le plus précis du terme : suicidaire. Tournant à vide, elle ne déploie aucune autre perspective que sa dissolution progressive. Composée seulement de repris de justice, qui ont « trouvé la foi dans un fondamentalisme chrétien teinté d’un millénarisme apocalyptique », ils vivent « sans risque de tentations ». Image de la communauté extrême, du vice rééduqué par l’assomption absolue de la sédimentation d’un contenu, permettant la suprématie totalitaire d’une actualisation de la co-existentialité communautaire. L’étranger qui survient, à savoir qui met en jeu la limite même de la représentation de cette communauté, n’est pas de prime abord l’alien, mais la femme, à savoir la survenue pour tous du désir de jouissance, de la possibilité d’une jouissance qui a été castrée, refoulée, comme cela est répété à plusieurs reprises dans le cours de l’histoire. Avec la femme survient une fêlure pour toutes les consciences, à savoir l’émergence d’une friabilité de l’intentionnalité communautaire et de son actualisation sous la forme des lois. Alors que toute possibilité d’existence pour les protagonistes était résorbée dans les potentialités propres du corps communautaire, la femme représente une plénitude affective pour chacun qui rompt avec ce champ de potentialités. La femme est la survenue réelle de l’étrangeté, qui ne peut symboliquement que s’accompagner du surgissement du mal, ou de l’incarnation de la négation de la communauté : l’alien. L’alien et Ripley sont les deux visages d’un même phénomène : la fêlure qui vient en tant que ligne non dialectiquement médiatisable pour la communauté la mettre en péril en son ossature politique. Avec l’étrangeté chaque membre ressent en lui-même la tension d’un possible qui ne s’inscrit pas dans l’auto-limitation qui s’est constituée dans le processus d’auto-constitution de la subjectivité à partir du champ référentiel communautaire. Le potentiel de la communauté est court-circuité du fait que la femme représente la jouissance (d’où la teentative de viol dont est victime Ripley, avant d’être sauvée par le prêcheur). Question mise en évidence dans le film : est-il possible de conserver la communauté (nier la fêlure) tout en conservant la nouvelle représentation de soi. Réponse : aucunement, retrouver la limite immunitaire (le principe d’auto-limitation des possibles dans la constitution du potentiel) exige certes de tuer l’alien, mais alors comme un seul et unique corps de sacrifier la possibilité de la jouissance liée à la survenue de la femme. Fincher montre que toute communauté se fonde sur le sacrifice du possible lié à la singularité au profit de la définition de la zone de stabilité du potentiel communautaire. Le sacrifice est toujours à mettre en relation avec la constitution du corps communautaire et ainsi corrélativement avec l’intégration/adhésion de la subjectivité à celui-ci.

Fincher met parfaitement en évidence cette nécessité sacrificielle dans Seven, avec le sacrifice final de la femme de Brad Pitt, Tracy. Seven, se déroule dans un corps communautaire malade. Atmosphère noire, sans cesse sous la pluie, où les aliments ont perdu leur goût, où l’homme urbain n’est plus qu’un fantôme agissant selon les modalités communautaires qui règles toute forme de relation intersubjective. La totalité du discours de Kevin Spacey (John Doe) montre cette maladie du corps communautaire, ceci à travers les affres des péchés capitaux. Ce qui me semble essentiel de montrer c’est en quel sens les potentialités déployées par les stratégies du corps communautaire sont court-circuitées par l’auto-constitution de la subjectivité de John Doe, en tant qu’il est agi par l’inchoativité du passé transcendantal. Le monde de Seven n’est pas seulement celui des Etats Unis, il est celui du nihilisme, où toute potentialité – définie dans les actualisations produite par la sphère co-existentialité – pour la subjectivité ne peut qu’être insatisfaisante, comme en témoigne Morgan Freeman (Somerset). Vie en attente, vie sans réelle signification, ou plus exactement l’auto-limitation de la subjectivité impliquée par les potentialités ouvertes par le corps communautaire ne permettent pas la constitution pleine d’une subjectivité. Brad Pitt (David Mills) en est le parfait exemple, marié à une femme des plus belles, ayant réussi socialement dans l’institution de la police, il lui est nécessaire de se mettre en jeu constamment, afin de tenter de recoller à une représentation qu’il a de lui-même et qui ne peut véritablement se constituer selon les conditions communautaires mises à sa disposition. John Doe représente la singularité qui ne peut se contenter de cette oscillation entre volonté d’auto-constitution et castration de la jouissance dans la représentation de son aliénation. Il refuse la schizophrénie ordinaire impliquée par le corps communautaire, en tant que pour lui se révèle la nécessité de se déployer par ailleurs de la résorption du passé transcendantal dans les stratégies de capture développées par les institutions symboliques qui régissent le corps communautaire. Cette rupture avec l’implosion symbolique propre au corps communautaire se décide dans le retour au passé transcendantal déterminé selon le principe de l’illusion transcendantale de la religion. Etant en rupture avec toute forme d’auto-limitation il s’ouvre en excès au possible lui-même : Dieu. Toutefois, cette ouverture est elle-même régie par une sédimentation, sédimentation qui s’effectue selon les principes de la loi religieuse et des interdits. David Fincher met ainsi en lumière en quel sens – et telle sera la leçon magistrale qu’il établira dans Fight Club – sortir de la communauté loin d’ouvrir à une possible autonomie peut se réaliser dans une implosion symbolique d’autant plus forte. John Doe représente une actualisation monstrueuse du possible qui n’entre pas dans le champ des potentiels du corps communautaire. Loin d’éviter la schizophrénie, il devient pathologiquement schizophrène, incarnation schizophrénique de la loi divine : monstre. En effet, vouloir sortir de la forclusion des potentielss établis dans une sphère de co-existentialité, n’est pas retrouvée forcément une liberté, une authenticité, ou encore les possibles constitutifs d’une véritable authenticité. Tout à l’inverse, et l’histoire en témoigne dans la résurgence contemporaine des totalitarismes, la volonté de rompre avec l’horizon de constitution qui a immobilisé et résorbé l’inchoativité du passé transcendantal, peut conduire à des formes de fixation d’un horizon d’origination d’autant plus dangereux qu’ils se définissent – en tant que mode réactif à une constitution communautaire – totalitairement. John Doe incarne la figure, qui voulant rechercher une origine de l’auto-constitution de la subjectivité, en deçà des modalités actualisées dans le corps communautaire, en fait tombe dans une sclérose transcendantale absolue, où le processus d’hyper-référentialité, implique une schizophrénie absolue : la volonté d’actualiser dans son propre corps le verbe lui-même. Ce type de schizophrénie, s’il est en rapport avec la sédimentation communautaire, cependant se distingue quant à sa constitution totalement avec la schizophrénie ordinaire. La schizophrénie ordinaire est la tentative d’une auto-constitution de soi selon les principes du champ référentiel communautaire, la désignabilité de soi, si d’emblée en tant que présence est déficiente, cependant, doit in fine se révéler et s’accorder aux déterminations communautaires. Là, avec un cas comme John Doe, la désignabilité si elle s’effondre, elle ne peut aucunement être réifiée selon les conditions actuelles d’une inter-subjectivité. La schizophrénie pathologique, qui mène dans Seven au carnage, est en fait l’impossibilité pour une singularité à se définir comme subjectivité (John Doe abrase ses empreintes, ce qui l’amène à être insaisissable et corrélativement l’anonyme, le singulier), l’impossibilité d’une auto-constitution autre qu’en devenant soi-même l’origine des possibles et en actualisant l’absolu des possibles du passé transcendantal. Forme monstrueuse de la schizophrénie dès lors, en tant que le complexe de la schizophrénie implique l’actualisation mégalomaniaque de potentialités qui font fie de toute détermination inter-subjective, et même tend à les détruire en tant qu’elles représentent une capture possible pour cette volonté d’actualisation.               

 


 

Cas n°4 : trou et court-circuit de la sédimentation ordinaire 

Pour ouvrir à ce que pourrait être la sortie tout à la fois de la schizophrénie ordinaire et d’autre part du mode totalitaire schizophrénique qui s’actualise dans un déchaînement lui étant opposé, les deux parties qui suivent reprennent et approfondissent le travail que j’avais inauguré dans l’article Violence et littérature

  Contrairement à ce que la vision naïve-réactive croit, s’opposer aux potentialités propres à un corps communautaire, ne mène pas vers une libération des possibles existentiels, mais souvent éconduit vers une schizophrénie encore plus dangereuse que la schizophrénie ordinaire, telle celle qui anime John Doe. Toutefois, si cela peut être l’une des déterminations de la rupture avec ce champ de potentialité, la seconde paraît pouvoir être une concordance avec l’inchoativité propre au passé transcendantal, à savoir avec la possibilité de laisser libre l’horizon de constitution à partir duquel se forme une existence. Je perçois cette deuxième possibilité dans un certain nombre d’expériences littéraires, en tant qu’elle serait des postures se refusant toute forme de sédimentation de contenu au niveau du passé transcendantal. Deux auteurs qui témoignent de cette perspective sont actuellement Charles Pennequin et Antoine Dufeu.      

Lire Antoine Dufeu immédiatement met mal à l’aise. Que cela soit Surtout tout à part ou Huit, ses textes publiés, aussi bien son écriture que ses thèmes sont en rupture avec toute possibilité d’assimilation. C’est que Dufeu développe une écriture de l’abject. Non pas de la pornographie, mais de l’abject pur. L’ab-ject c’est ce qui déroge au projet d’absorption de l’individu par le corps communautaire. Il en brise le sceau de la loi du fait qu’il actualise des possibilités qui sont extérieures non seulement aux potentialités actualisées dans le champ référentiel communautaire, mais aussi à toute potentialité d’actualisation en puissance. L’abject est l’impossible actualité d’une communauté, ce qu’elle doit immédiatement effacer, condamner, stigmatiser non pas seulement comme subversif ou transgressif, mais comme a-normale. L’abject est ce qui ne répond d’aucune forme de normalité intérieure ou extérieure au champ communautaire. Huit en est l’image absolue. Ce texte est le rapport d’un frère et d’une sœur selon le monologue éclaté, répétitif, hyperbolique en ses phases théoriques, du frère. Il s’agit d’un inceste. Mais pas de n’importe lequel : d’un inceste qui tourne au carnage descriptif à l’empâtement des mots, où seul l’effroi peut être ressenti pour un lecteur.

« j’ai pollué ma sœur (de cul dans son trou du cul) dé

mon cœur 

mon cœur

mon cœur

foutre dans son jus (foutre de peur sœur d’horreur) je l’ai polluée de bon cœur de jus ma sœur essorée petit cœur tout juste taillé pour ça gros cœur du matos jutant j’ai pollué de jus de ma sœur j’l’ai happée ma sœur ô ma sœur ton frère t’adore en tout et pour tout de partout tout rouge essoufflé de polluer il t’immole je l’ai polluée sa chair de sœur ma sœur ma sœur de foutre (langues foutues) ce qui en faisait ma sœur la faisait aussi mon foutre en la polluant (…) »

Irrespirable écriture, l’auditeur lorsqu’il entend Dufeu faire une lecture ressent en lui l’infamie virale d’énoncés interdits de citer, interdits d’entendre, interdits d’être dits. L’abject brise la limite du tolérable, franchit l’inter-dit, à savoir ouvre des possibilités de sens qui sont éradiquées de l’institution symbolique communautaire en tant que part maudite constitutive de son travail de constitution et d’homogénéisation. Dans Surtout tout à part, les phases théorico-littéraires qui alternent avec le déferlement de l’abject expose cette rupture de l’auto-limitation du sens par le régime régulier du langage commun. 

« Que peut-on faire avec du sens ? On peut bien faire pipi, caca, l’amour, la vaisselle (…) faire chier avec des expressions à la con comme celle-ci : « faire du sens » ; on peut aussi s’opposer à toute évolution. Toutefois on pourrait faire un tas d’autres choses encore avec « faire » : faire la nuit, faire son jour, faire la vie, faire le foutre, foutre le faire pour s’en repaître (…) et puis pourquoi pas ne pas intégrer un gicleur dans le rectum ou se faire gicler les fécalomes par la bouche qu’on aura toujours assez d’innovations à proposer pour progresser (PROGRESSONS, engraissons-nous), une nouvelle grammaire (…) »

Faire du sens, si au niveau des institutions symboliques qui règlent toute forme d’intersubjectivité, cela renvoie à des attendus (1ère phase de cet extrait, Dufeu expose une suite d’actions conventionnels), cependant peut s’ouvrir à un faire tout autre, libéré de l’auto-limitation inhérente aux potentialités communautaires (2nde phase de cet extrait). Violer, séquestrer, dépecer, lyncher, se masturber par tous les pores du corps, tant d’actions que Dufeu fait surgir à partir de la langue en tant que possibles existentiels non déterminés dans le champ virtuel communautaire.  Il ouvre à une saturation des possibilités d’existence, à une variation hyperbolique de potentialités, à une falsification des lois de la communauté, qui s’accompagne immédiatement alors de l’exigence d’une autre grammaire, à savoir d’une autre forme d’articulation de la langue. Cette saturation contamine aussi bien les règles d’intersubjectivité que la définition immédiate de l’identité subjective. Cette effusion littéraire a pour origine le syndrome de la castration sociale établie par la définition de la jouissance et de l’auto-constitution de la subjectivité. Cela il le met en évidence dans Huit en se posant en différence de celui qui est le symptôme de l’identité jouissante dans le corps communautaire. « Pour une grosse putain sale gueule de con elle se pose là et qui s’ignore mais qu’est puissante (…) ah ça pour être intégrée elle l’est plutôt bien jamais rien de travers (…) ça tu te distingues t’as de la classe de fils de pute qu’a bien réussi dans les affaires (…) mais tout cela tu vois ça m’empêche de jouir tranquillement ça me cause des soucis ça me perturbe ». Asphyxie produite par la communauté impliquant la violence des conventions et le déchirement de toutes les règles de constitution de soi. Ce processus conduit à une rupture de l’auto-limitation de la puissance de la singularité propre à sa constitution en subjectivité. Si pour Dufeu la subjectivité produite socialement marche droit, rien de travers, c’est qu’elle s’ignore, se tient dans l’oubli du possible qui est résorbé dans le seul champ des potentialités communautaires. La singularité chez Dufeu peut tout, à savoir peut surtout par rapport aux lois communautaires : l’abject.

Chez Pennequin la rupture avec le corps communautaire s’effectue à la fois selon un processus critique et une perte de l’identité subjective. 

L’homme apparaît dans ses textes assiégés, pénétrés, violentés, pris dans des logiques qui lui prennent la tête, l’aliénant totalement. « L’homme s’agite. Il s’éparpille. Il ne sait plus où donner de la tête. Il est comme le singe avec des documents sous le bras et qui va chercher un tampon ». Cet homme, à la fois lui-même et tout autre, est pris dans la saturation d’une hyperactivité provoquée par la société et son besoin de phagocyter l’homme. Image de la bureaucratie qu’il connaît bien, étant gendarme de profession. Ce qu’il met en avant c’est une économie de l’individu qui provenant de l’extérieur, s’introduit sournoisement à l’intérieur, au-dedans, rendant impossible toute forme d’intimité. Cette hégémonie de l’économie conduit le sujet à ressentir une claustrophobie, car il est encerclé continuellement par les multiples réseaux de la diffusion officielle de la logique économique. Le symbole que Pennequin choisit pour représenter cet enfermement, voire même cet internement dans le monde qui l’oppresse, n’est autre que la télévision. Objet sur lequel il travaille à de très nombreuses reprises : que cela soit dans Bobines, dans Dedans, ou encore dans des textes éparpillés dans des revues telle La télévision. La télévision n’est autre que le symbole, en nous plaçant dans l’horizon situationniste de Guy Debord, de la société du spectacle et de sa mainmise absolue du sujet. Elle fonctionne en happant toute forme d’intimité, en obligeant le sujet à se projeter dans les archétypes qui lui sont proposés en tant qu’image de lui-même. Elle opère une dépossession du sujet, elle le vide de sa propre densité en l’astreignant à s’identifier aux simulacres qui lui sont offerts comme image de soi. Pennequin, loin d’établir une critique en règle, ce qui reviendrait à opposer une économie du sujet face à une autre et à entrer dans une dialectique de la constitution de soi, montre davantage l’abcès de folie qui s’immisce dans sa tête le conduisant au dérapage et à la perte de soi. Il se fait l’absurde de cette possession : il incarne sans recul théorique ou explicatif la perte de soi et la destruction de soi. La perte de soi apparaît dans Bobines. Les texte se construisent selon deux dimensions de réalité qui s’interfèrent : d’un côté un couple, homme/femme, de l’autre des fragments sans cohérence de la série Urgences ou de spots publicitaires : « Peter c’est lui qui pète un plomb, mais on croit que c’est Jane alors que Peter il en tient une bonne aussi mais qu’on sait rien, Kinder Bueno mais se le pète un maximum le plomb à partager tout dur Peter comme une durite en ce moment ses capteurs et l’ultra protection et son arôme si riche et si naturel. Peter après tu dis que c’est moi qui doit voir le psy ». « (…) il n’a presque pas de pou doit-on lui faire une trachéotomie, et les capteurs ultra sensoriels dans un péri quart de cercle il termine une péritonite bon travail Marc, Bonsoir chéri, Bonsoir, appelles moi, anti-tétanie, tu me tiens au courant pour ta mère ». L’intimité relationnelle est parasitée par la survenue sans régularité de morceaux télévisuels. Les termes médicaux, d’une opération/dissection retentissent comme autant de marques d’une extériorité qui rend impossible la relation de l’homme et de la femme. La violence ici apparaît en son sens proprement étymologique violare : souiller une propriété par une marque qui lui est totalement étrangère. Se découvre dans ses texte que la violence semble fonder l’hégémonie économique du monde. « Dans la télé on est comme dans un trou. On veille. Ou bien c’est la télé qui veille. On pense. Ou bien on est pensé. Et tous vont y passer. Dans la télé » (Dedans). Un monde qui tourne à vide, qui s’enfonce dans le nihilisme : « On travaille au tracas. On cause pas. Ca cause l’effet que ça peut. Nous on peut rien. On est plus bon à rien. On fait dans le bazardé. Et c’est comme ça qu’on va. Le monde lui il va pas. Il va au trou. Il fonce. S’enfonce. ». Le monde et sa logique ne s’occupent pas de l’individu, ils l’utilisent pour se reproduire, pour s’attester dans le procès de sa propre vérité. Ils le manipulent, le triturent, l’opèrent et l’agissent sans que l’individu puisse intervenir : « Pour toutes les raisons du monde. Le monde veut s’occuper que de votre trou. Il veut vous mettre de par le trou qu’il vous a fait. C’est lui qui vous a tiré de là. C’est lui qui vous y remet. Il vous remet au trou quand bon lui semble. C’est dans l’intérêt de son trou à lui. Dans son intérêt commun à lui. (…) C’est-à-dire que vous avez trop de pensées qui vous éloignent de lui. Vos pensées le préoccupent. Alors il vous refout au trou. Pour que vous ne pensiez qu’à lui ».    

L’effet de ce processus propre au monde est la décérébration par l’économie : l’économie de cette fausse image de soi conduit à la perte du cerveau, à la destruction de la tête « on ne peut rien faire de bon si on a pas de tête / on ne peut pas exister on est là mais on a pas le droit de l’ouvrir ». « Je suis en homme sinistre. Je finis pas d’être sinistré. Je suis l’homme de sinistré ». L’économie de l’individu produit la perte de toute pensée qui lui serait propre. L’effet est une dépropriation, une aliénation que Pennequin met en évidence par la perte du cerveau, par son propre évidemment : « le monde est en marche vers le nouveau / le nouveau / de son lui-même / lui ne sait plus où mettre / ses formes nouvelles / sa pensée le ratatine / (…) comment ma naissance / remplie le monde / qui marche dessus moi / et qui pensait / qui pense en vide / qui pense en moi le vide / qui pense le vide de moi / en monde »

Le fait d’être au monde, d’être travaillé par lui, conduit à se perdre en tant que sujet. Comment être soi, lorsque l’on est évidé. C’est ne plus pouvoir se désigner, c’est perdre toute distinction au niveau des catégories pronominales. L’individu ne s’énonce plus dans l’unité du pronom personnel « Je » mais il est fragmenté en une multiplicité de sujets qui le hantent au-dedans. Tel que l’a remarqué parfaitement Prigent ou encore Michèle Tillard dans son essai sur Pennequin, le lecteur se confronte non pas à une identité qui écrit, mais à une diversité de subjectivités qui s’écrivent à travers l’écriture de Pennequin. Celui-ci, écrit Prigent, « interdit toute identification (discursive, narrative, expressive) du sujet à un improbable soi-même ». Soumis à une économie de soi qui sature l’intérieur de la personne, l’écriture devient le reflet d’une violation constante de la subjectivité par la diversité d’instances qui s’y introduisent. « Est-ce que ça mène à soi de savoir qu’on ne s’y retrouve plus. Je ne sais plus. Ne me sais plus. (…) On ne me sait plus. Continuez sans moi. (…) Et le monde continue de plus belle. Il vous demande de vous faire voir. (…) C’est leur chance à eux de ne pas se savoir. Moi je les connais. Je fais que les sonder. Je vais au plus mal. Mais je ne suis pas moi. Je suis juste au plus mal ». Ce mal est celui de la dépossession et de la fragmentation, de l’enchaînement de voix qui ne sont pas celles d’une personne, mais de la foule qui l’a investi. Lire Dedans, texte infiniment fragmenté en phrases courtes, sans alinéas, c’est faire l’expérience du dérapage constant de la référence au sujet : « J’en suis à me taire comment quand je voudrais lui en dire plus. Lui en dire plus à moi. (…) Comment moi aurait pu en savoir un peu plus. S’il s’en était donné la peine. (…) il va quitter son lui sans moi. Comment je vais pouvoir faire sans lui. (…) Ca me ressemble. (…) On en sort pas. On sort pas de soi. (…) Je suis que moi. Moi est quoi dans le tout ça qui mène la danse ». Comme l’exprime Michèle Tillard : « Ce texte, c’est en somme une parole qui n’est plus celle d’un " moi " fixe et sûr, mais brouillé, désarticulé, dédoublé… La parole d’un individu flottant et désemparé, qui à force d’interroger sa propre langue, a fini par se perdre lui-même ».  Dedans, mais aussi les autres textes de Pennequin, témoignent de la perte de tout horizon de constitution de soi, de toute lignée à partir de laquelle peut se décider l’unité d’une personne. Le ballet des identifications retranscrit le vacillement constant de cette perte due au monde et à son écrasement de la singularité. Cette détermination est à rapprocher de la fin de toute histoire du sujet, à savoir à la perte de tout sens dans une généalogie : famille détruite, père mort, le passé n’est autre que la présence anéantie de soi. 

L’un et l’autre conjurent toute forme de contenu qui aurait la prétention de vouloir suturer la béance du passé transcendantal. Cela apparaît radicalement à partir de l’énonciation du trou. Pour l’un, celui du cul, posé comme l’image même de Dieu, dans une référence explicite à Artaud et à son Pour en finir avec le jugement de Dieu. Pour l’autre à celui où s’anéantit la conscience, l’éventrant au point qu’elle ne puisse se déterminer autrement que comme singularité béante. Le trou est l’ennemi de tout corps communautaire, au sens où il est zone d’ombre ouverture à un fond tellurique où peut germer toutes les angoisses possibles, d’où peut survenir toute étrangeté. Le corps communautaire affectionne la surface, la striure (l’agencement, la composition) et veut toujours reboucher les trous (ô combien l’énigme, l’interrogation, l’étranger doivent tout de suite être tenus dans la forme énonciative/affirmative de la définition). Le corps communautaire revendique la surface, les phénomènes de surface et sait par avance que se cache toujours un vice dans l’émergence des trous. L’angoisse du trou n’est pas tant ici à saisir selon des contenus particuliers (ce qui serait la suturation du trou lui-même dans la réification d’une possible représentation objective) mais comme angoisse face à un rien qui fait face, face au possible lui-même en tant qu’anticipation de l’actualisation de l’impossibilité de l’actualisation des potentiels communautaires. Le trou est l’image même du passé transcendantal considéré dans son inchoativité fondamentale. Dufeu et Pennequin ne s’y sont pas trompés. Leur littérature est l’avènement de cette inchoativité, et la description quasi-chirurgicale de ce qu’elle implique sur le singulier qui est pris dans la pure indéfinition de cet horizon de constitution.

  Dufeu pour faire émerger le trou développe une (e)scato-théologie. Tout provient de la merde et rejoint la merde. La fange représentant nous le savons non pas tant le résiduel que l’indiscernable, le mêlé, l’avènement de ce qui ne permet plus la distinction, et qui dès lors n’ouvre à aucun potentiel. La béance ontologique qui est inscrite dans ses textes s’actualise dans le terme de la fécalité (l’homme lui-même devenant le fécalome) et tout en libérant le passé transcendantal des potentiels propres au champ référentiel communautaire, simultanément anéantit toute possibilité d’autres potentialités. Violence absolue de la représentation de l’horizon de constitution du singulier :

« il sera question de sexe et de Dieu, de l’essence, de l’esprit, de corps (de l’esprit du corps du con) et surtout de caca

Alors quoi ? C’est le putain de caca qui prend l’dessus ? C’est lui qui parle ? C’est la crotte qui prend, s’emparant de l’allant, la parole ? »

Impossible désignabilité de soi chez Dufeu dans l’empâtement terrible qui s’effectue à même la fange posée comme origine de toute auto-constitution. La schizophrénie qui est à l’œuvre dans ses textes n’engendre pas la réification d’une sédimentation mais l’anéantissement de toute forme de subjectivité dans l’autisme auto-destructeur d’une parole qui s’embourbe dans l’inchoativité absolue du passé transcendantal. Schizophrénie monstrueuse où ce qui parle est le « caca », l’inchoativité, venant débrider toute potentialité subjective en la renvoyant à l’infini variation des possibles existentiels. Son écriture déroge à toute virtualité littéraire, elle implique bien plus la viralité de possibles existentiel qui ne sont que le résultat de sa confrontation à l’inchoativité fondamentale du passé transcendantal.       

Le trou chez Pennequin apparaît sensiblement différemment. S’il y a bien une référence scatologique qui traverse ses textes, il s’empare cependant du motif du trou abstraitement à cette matérialisation. Il l’affronte comme la béance même de son crâne. « On est devenu le petit trou de nous. Et on s’enferre dedans» (Dedans). Le trou est la marque de la rupture avec toute assignation à un passé, à savoir avec toute sédimentation d’origine par rapport à l’horizon d’origination. Ni père, ni Dieu. « On a toujours l’idée du père qui crève en nous. C’est ça le problème. Le problème de crever en lui. Le problème de lui crevé en nous. De lui est le problème de nous. De nous crevés en dedans ». La fin de la généalogie n’est autre que la marque du nihilisme et la fin de l’identité, de la reconnaissance de soi. Toute transcendance s’effondre dans cette perte de toute origine, ce qui se traduit par le passage de la fin du père charnel, au déni de Dieu : « je chie le moi fait par la face de cul du père et de la mère et du saint esprit /amen », « Dieu est dans un trou. (…) il vit surtout du trou. Celui qu’il fait avec lui-même. Dieu ne vit qu’avec son trou qui le fait. Certains disent qu’il peut mourir maintenant qu’il a creusé suffisamment ». Pennequin dans la radicalité de ces énonciations explicite la rupture avec tout emplissage du passé transcendantal et en retrouve l’inchoativité. Mais comme chez Dufeu, le trou révélé, à savoir la béance de tout horizon de l’auto-constitution déclenche l’impossibilité même de la formation d’une limite représentationnelle de soi. Certes, si leur écriture est en correspondance avec ce que pouvait appeler Christian Prigent dans Une erreur de la nature :  « 190 – Evidez-vous ! / 191 – Soyez un trou ! / 192 – Soyez un trou avec une force dedans ! », reste que la force pure qui naît de l’évidement des potentialités issues de la sphère inter-subjective, en tant que pure possible, mène à la frigidité absolue de l’existence, ou encore à l’avènement d’une souffrance existentielle réelle qui ne peut trouver de repos temporaire que dans l’acte d’actualisation de l’avortement même de l’hypostase des potentialités : l’acte d’écriture.

Qu’est-ce qui se produit dans ces écritures ? L’émergence du déchirement absolu du singulier, ou plus exactement de la variation infinie de l’hétérogénéité du singulier lui rendant impossible l’hypostase subjective. Déchirure où s’illumine l’inchoativité fondamentale du passé transcendantal, où la schizophrénie qui est à l’œuvre n’est nullement établie selon le régime d’un corps communautaire, mais abyssale, fourmillement perpétuel des possibles dans le processus avorté de l’auto-constitution de soi. Dufeu et Pennequin se tiennent sur la limite même de la représentation, à savoir ils incarnent la représentation limite de toute définition de soi. Cela ne peut être que la déflagration de toute subjectivité. Mais on me dira qu’ils sont malades, que ce sont des fous. Oui, et au sens le plus noble, à savoir au sens nietzschéen : ce sont des poètes. Mais leur folie destructrice, la folie empâtée de leur singularité qui se débat contre toute forme de sédimentation au profit de la libération des possibles de désignabilité infinie de soi, indique en retour de percevoir l’aliénation réelle de la schizophrénie ordinaire, cela permet de  voir que cela ne va pas si bien là, dans la conscience quotidienne, que dedans il y a quelque chose qui, par l’imposition de l’auto-limitation de la puissance de la singularité, castre et fait souffrir. Certes, la jouissance de Pennequin et de Dufeu peut sembler insupportable, à l’image de celui qui se frappant la tête tire de la douleur l’érectibilité éphémère d’une jouissance charnelle, toutefois elle se produit à partir de cette endurance de l’inchoativité. Elle ne naît pas de la forclusion identitaire dans l’identité modélisée par un champ référentiel communautaire, elle naît dans l’assomption de la variation infinie des instants d’écriture. Elle naît de l’impossible auto-limitation de la singularité, dans sa mise en jeu de l’existence comme possible auto-constitution d’une infinité de règles d’existence (aussi bien d’écriture, que social, intersubjective, etc…). Non plus alors seulement folie de ce qu’ils sont, mais folie de ceux qu’ils font : l’œuvre au noir. Le produit de l’actualisation de ce court-circuit de l’auto-limitation est lui-même furieusement étrangé à toute normalité. On me dira peut-être que c’est une littérature de merde. Normal ce sont des poètes de merde comme eux-mêmes le disent. 


 

Exemple n°3 : éthique et agence_d’écritureS© (frayage des singularités à partir d’Eric Sadin)

Loin d’être inexorable, la schizophrénie ordinaire a montré ses limites propres, limites dans la distorsion des horizons de constitution qui peuvent être propres à des subjectivités autrement schizophrènes, pour lesquelles la désignabilité ne se résout pas à l’implosion au lieu de l’institution symbolique d’un champ référentiel communautaire, mais justement s’endure dans une forme d’inchoativité où le passé transcendantal permet la variation des interceptions/segmantations des signifiants devant servir à la désignation de soi. Dernier exemple ici l’agence_d’écritureS© conçue par Eric Sadin. Ce projet n’est autre que la possibilité d’une endurance de l’inchoativité profonde de la singularité dans le refus absolu d’une implosion dans l’œuvre au noir. Avec le projet d’Eric Sadin, la singularité semble se montrer dans une inchoativité qui au lieu de s’enfoncer dans la noirceur de l’abject (Dufeu) ou dans l’infini variation d’une schizophrénie littéraire insaisissable (Pennequin) aboutit à un sentiment jubilatoire où dans la prolifération des signes, des intersections de trajectoires singulières, l’hétérogénéité du singulier se construit sans pour autant se sédimenter en une identité subjective.

L’agence_d’écritureS© est la mise en jeu du croisement de structures d’écritures démultipliées dans la rencontre. Elle est une praxis interceptuelle fondatrice de l’immanence de l’existence. Dans son introduction à la revue éc/artS n°2, Eric Sadin tente d’analyser par rapport aux conditions d’actualisation époquale de la singularité, en quel sens à travers le travail poétique peut se dégager une véritable éthique propre à l’épanouissement de la singularité. Son travail se forme à partir d’une autre perception du monde que celles qui inaugurent le travail de l’œuvre au noir. Si pour Pennequin par exemple, la multiplication des dispositifs propres au corps communautaire agit en tant que profusion asphyxiante qui auto-limite la singularité, chez Sadin tout à l’inverse la multiplication de ces dispositifs va être comprise comme la possibilité de la rupture de l’auto-limitation propre au corps communautaire dans sa volonté de vampiriser la singularité. Le singulier au lieu de réifier le spectre du monstre froid du corps communautaire se doit de transformer préalablement à toute actualisation d’un vécu, sa représentation de la communauté elle-même en tant qu’elle s’actualise. Le corps communautaire, comme je l’ai expliqué n’est pas une réalité empirique donnée, il est le produit de la représentation d’une subjectivité qui vise à s’auto-constituer en relation à un champ référentiel. C’est un produit, c’est-à-dire qu’il est toujours subjectivement établi comme objet dans une relation d’un sujet à son extériorité (c’est en ce sens qu’il y a une infinité de vécu de sens d’un même agencement intersubjectif). Le corps communautaire est ainsi un concept limite de la possibilité de s’auto-constituer. Or, comment ce corps communautaire s’actualise-t-il depuis les révolutions technologiques liées à l’accroissement de l’informatique et des inter-actions de réseau ? 

Eric Sadin explique d’emblée, qu’avec « l’accélération exponentielle de l’histoire de la technique » il s’effectue « une transmutation épistémologique et anthropologique radicale ». Cette révolution épistémologique provient de l’impossibilité selon une représentation temporelle héritée des grecs et de la grammaire de l’être (la question du commencement et de la fin, de la permanence et du changement) à pouvoir comprendre les phénomènes de réseau et de production en réseau, au sens où ceux-ci tout à l’inverse d’obéir à une représentation naturelle, par leur rapidité de variation et leur simultanéité anéantissent aussi bien la conception classique du temps que la représentation spatiale reposant sur une définition ontologique substantialiste. L’accélération des échanges de signes – propres à l’hégémonie de certaine logique communautaire tel le libéralisme économique – introduit une réelle rupture dans la représentation de la limite. La limite, c’est ce qui en tant que représentation permet d’identifier (la limite d’un corps par exemple, une frontière), or par la prolifération des signes et la mutabilité très rapide aussi bien des logiques relationnelles, des monopoles, des conditions de production (les start up en sont un parfait exemple du fait de la crise de la représentation qu’elles entraînent au niveau boursier, la logique boursière étant encore inscrite dans une représentation classique de la production et de toute forme de limite) anéantit toute définition statique de la limite. La limite selon la transformation techno-scientifique de notre rapport au monde est devenue fluide, dynamique, floue, élastique, sans cesse malléable car évolutive selon les interactions des subjectivités à l’œuvre. En conséquence, Eric Sadin insiste sur le fait que la première exigence du point de vue de l’éthique de la singularité, c’est de s’auto-constituer comme regardeur/décrypteur de ces jeux de signes qui tracent la mutation exponentielle et perpétuelle des limites. Regarder, à savoir apercevoir les jeux de force mis en place dans les tentatives d’actualisation des limites et en comprendre les cohérences et les enjeux. Le singulier, à l’inverse de se déconnecter, doit se connecter, brancher sa singularité aux productions issues du corps communautaire. Il doit s’emplir de ces produits, en étant conscient que c’est lui-même qui est moteur de la représentation (passage du mode passif au mode actif : ce qui est défini dans le texte en tant que clicking). Il s’agit ainsi de savoir être affecté sans être agi, il s’agit de savoir absorbé sans être dominé par ce qui est absorbé. Très étrangement, l’ensemble de cette analyse de Eric Sadin rejoint certains des acquis fondamentaux de Society de Mehdi Belhaj Kacem. Ce que Eric Sadin décrit se concrétise comme la possibilité d’un art interceptuel où la figure qui prédomine est celle du vampirisation de la part de la singularité. 

Si la première exigence est celle du décryptage, la seconde qui est impliquée par la première, et même en un certain sens simultanée, c’est celle du traçage, striage, marquage, en d’autres termes : celle de l’écriture. L’écriture de la singularité à même l’ensemble des espaces symboliques fluants.  Cette écriture n’a pas pour but d’adhérer à un corps communautaire représenté, ni non plus d’actualiser suprêmement l’identité subjective, mais de créer de nouveaux jeux de fluctuation dans les dispositifs déjà constitués et qui pourraient tomber dans l’illusion frigide de l’identité. En ce sens, la singularité par l’écriture qui lui est à la fois propre et étrangère (du fait qu’elle soit irriguée des résidus d’écritures qui lui parviennent de champs référentiels déjà constitués ; je renvoie ici à ce que j’avais analysé par rapport à Anne-James Chaton dans Violence et littérature) se relance à chaque fois dans l’immanence de son auto-constitution, sans que cette immanence soit sous la coupe d’une transcendance à savoir d’une représentation à atteindre. « Le geste poétique, non seulement doit s’élaborer dans la conscience lucide des repositionnements de la valeur de la signature, mais est appelé plus encore, à les agencer à l’intérieur de structures compositionnelles, capables d’intégrer des refontes comme autant de paramètres désormais constitutifs du registre général de l’écriture ». L’auto-constitution de la singularité définit ainsi par interception des signes de nouveaux segments qui mis en jeu dans l’espace constitue une prolifération singulière indigérable par un champ référentiel communautaire. Cette indigestion provient du fait que ce qui travaille dans la prolifération des signes liées à l’avènement d’une production singulière est inapte à être intégré dans l’horizon de constitution de la communauté, est incongruent par excellence avec l’implosion symbolique qui a résorbé l’inchoativité fondamentale du passé transcendantal. L’agence_d’écritureS© représente ainsi la tentative d’ouvrir toute potentialité actualisée du singulier à l’étrangeté du possible en tant que celui-ci serait la matière vive, le sang neuf, de son devenir. Projet à l’échelle de la destination de l’homme lui-même, au sens où libérant la dimension transcendantale de son horizon de constitution, elle libère le devenir, l’empêche d’être absorbé par une identité  transcendante, sans pour autant l’anéantir dans l’hypostase nihiliste de l’œuvre au noir

Ce à quoi mène la perspective d’Eric Sadin c’est la possibilité d’une éthique de l’altérité où la singularité se donne dans la schize jubilatoire – et irrécupérable par un quelconque corps communautaire – d’une mutation perpétuelle de sa propre auto-constitution. L’horizon de constitution de la singularité n’est plus projeté statiquement, mais il est génétiquement en perpétuel changement selon des interactions empirico-transcendantales. Toute auto-limitation de puissance n’est que la possibilité de la concrétisation d’une force permettant de dépasser l’auto-limitation elle-même. Ce qui correspond à cette ouverture n’est plus alors la volonté de jouissance, mais l’éthique du plaisir. Le plaisir, à l’opposé de la jouissance, se révèle intensité qui n’a d’actualisation que selon sa durée. La jouissance est toujours à rattacher à une fin, le plaisir est finalité sans fin, ouverture, rupture de limites. L’éthique de l’agence_d’écritureS© offre la possibilité de cette durée du plaisir comme fond affectif de la singularité. Le passé transcendantal selon une telle éthique ne vient pas hanter et pousser à une violence sur soi-même, mais son inchoativité est recueillie grâce à la variation d’une praxis existentielle qui ne se résout jamais à se satisfaire d’elle-même. Dans une douce euphorie, la singularité non seulement se constitue en tant qu’hétérogénéité concrète, mais en plus loin d’être réduite à une douleur autiste la coupant de toute altérité, elle croise avec sérénité les lignes fluides d’autres singularités, sans jamais tomber dans l’illusion de la sédimentation d’une communauté. L’agence_d’écritureS© définirait ainsi les principes éthiques de l’inconsistance conquise de la singularité, à savoir d’une singularité sans cesse ouverte à ses propres potentialités, celles-ci toujours remises enjeu dans la possibilité des frayages de signes qui composent son espace d’ouverture.