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Archive for December, 2021

Réalisme, surréalisme et pararéalisme (pour une ontologie esthétique de l’IA)

Réalisme, surréalisme et pararéalisme (pour une ontologie esthétique de l’IA)

Ce petit article aurait pu être un manifeste. Rencontrant une histoire des traités et des manifestes artistiques, il aurait pu se présenter comme une proclamation. Il n’en sera rien, je ne souhaite que pointer brièvement, certains déplacements théoriques afin de mettre en lumière certains enjeux liés à la création graphique avec une IA de type CLIP (Constrative Language-Image Pretraining). Ainsi, il s’agira davantage d’éclaircir une position et des catégories d’analyse que de manifester une nouvelle forme esthétique, même si bien évidemment, il y a là un horizon de nouvelles pratiques esthétiques dans lequel se situe mes créations.

Le réalisme d’une certaine manière a été pour la première fois formulé par Platon. Il est lié à une mimétique esthétique de la représentation face au monde perçu. C’est en ce sens que son analyse s’intéresse au trompe l’oeil de Zeuxis, à ces fameux raisins pouvant même berner un oiseau au point qu’il se casse le bec contre le mur de la représentation. Cette première approche insiste — certes d’un point de vue critique — sur le fait que la représentation graphique est une imitation de ce qui est perçu, un eidos, pouvant même concurrencer par sa réalisation avec l’objet réel. Le réalisme en peinture, en Occident s’établit et trouve quant à ses règles de représentation, ses formulations canoniques, avec la Renaissance tout d’abord avec le De pictura d’Alberti, établissant les règles de la perspective à partir de la composition du point de fuite et de l’axe de perception de l’observateur (primat de la subjectivité et ontologie du réel), ensuite avec la formulation non achevée de Léonard de Vinci dans son Traité de La peinture. « Il faut qu’à force de talent il se donne à lui-même l’ombre, la lumière, la perspective, qu’il se convertisse en la nature même. L’oeuvre représente directement les œuvres de la nature, elle n’a besoin ni d’interprètes, ni de commentateurs. » énonce Léonard de Vinci.
Le réalisme de la représentation repose sur l’imitation, et donc sur une ontologie où un réel préexisterait. Le degré de réalisme est lié à la comparaison avec la nature et ses règles. «Le relief donne à l’image l’intensité du réel, par lui seul l’art égale la nature. La peinture est une sorte de magie : Le tableau doit apparaître comme une chose naturelle vue dans un grand miroir. »
 Le réalisme tire ses règles de la perception du monde et de la Nature, au sens géométrique. C’est pour cela que le terme d’imitation est si important chez Vinci, même s’il convoque l’imagination. L’imagination est dominée par une ontologie première du monde qui est celle du réel et de ses règles.
Avec l’avènement des technologies de captation, notamment la photographie puis le cinéma, le réalisme s’est peu à peu déplacé dans une correspondance avec la technique. L’exposition Enfin le cinéma,  au Musée d’Orsay montre parfaitement  comment la peinture elle-même a été transformée dans sa manière d’appréhender et d’imiter le réel par la captation technologique – avant même le XXème siècle, par l’introduction du flou ou du plan comme l’indique parfaitement Dominique Païni dans le catalogue.

André Breton avec le Manifeste du surréalisme, vient d’emblée s’opposer et dépasser l’ontologie première du matéralisme et du réalisme. « Cette imagination qui n’admettait pas de bornes, on ne lui permet plus de s’exercer que selon les lois d’une utilité arbitraire; elle est incapable d’assumer longtemps ce rôle inférieur et, aux environs de la vingtième année, préfère, en général, abandonner l’homme à son destin sans lumière.  La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c’est assez pour lever un peu le terrible interdit.
Le procès de l’attitude réaliste demande à être instruit, après le procès de l’attitude matérialiste. Celle-ci, plus poétique, d’ailleurs, que la précédente, implique de la part de l’homme un orgueil, certes, monstrueux, mais non une nouvelle et plus complète déchéance. Il convient d’y voir, avant tout, une heureuse réaction contre quelques tendances dérisoires du spiritualisme. Enfin, elle n’est pas incompatible avec une certaine élévation de pensée."
C’est en ce sens que Breton va défendre le merveilleux dans la littérature et ceci après une analyse du rêve. Le surréalisme se construit par la rupture de la réduction du monde à la logique rationnelle et fonctionelle. Il va donner un primat à l’imagination comme principe de regard et de constitution de monde. Alors que chez Vinci, le réalisme tirait ses règles de la nature, le surréalisme doit tirer ses règles de l’imagination pour se saisir de ce qui se donne dans la nature. Le surréalisme ne peut s’émanciper de la position première du réalisme. Mais il pose une rupture entre le réel rationnel (au sens de Hegel) et le travail autonome de l’imagination créant ses propres règles.

Grégory Chatonsky dans Art press 492, interviewé par Dominique Moulon, parle à propos des créations produites par IA « de réalisme sans réel ». Son expression pertinente, toutefois est questionnable.
Le réel, pour le peintre ou le photographe, est ce qui se donne ontologiquement face à lui à travers une manière de percevoir. Quelque soit la figuration, tel que l’énonce Philippe Descola : « figurer, c’est ainsi donner à voir l’ossature ontologique du réel, à laquelle chacun de nous se sera accommodé en fonction des habitudes que notre regard a prises de suivre plutôt tel ou tel pli du monde » (Les formes du visible). Les surréalistes ne s’échappent pas de ce constat. Voulant dépasser le réel matérialiste et scientiste par la liberté d’un autre réel : celui produit par la liberté de l’imagination, il se constitue en relation avec un réel extérieur ontologiquement premier. Dans les deux cas, il y a une ontologie du sujet humain qui est posée, et d’autre part une forme de liaison avec une ontologie générale du réel.
On ne peut penser, lorsque l’on considère une IA, qu’elle produirait un réalisme sans réel. À mon sens, on associe deux points de vue dans cette expression : celui de l’IA et celui de l’observateur humain. Il est nécessaire de tenter de réfléchir d’une manière autonome la production de l’IA, en soustrayant la question de la perception humaine.
Pour une IA, le réel, n’est plus à entendre comme ce qui fait face au sujet humain répondant d’une ontologie générale, mais comme ce qui constitue ses données : le réel ce sont les données à partir desquelles elle s’entraine, qu’elle va analyser, dont elle va constituer sa mémoire. Penser les réalisations de l’IA sous l’analogie de la photographie est un leurre (ce serait de même oublié qu’une partie de la peinture a pu créer de l’hyperréalisme sans être photographie). Sa perception n’obéit pas à la perception humaine, mais va s’établir dans des calculs statistiques complexes. Ce réel, ne correspond pas à nos règles de perception mais il obéit aux règles algorithmiques qui lui sont propres : les images ne sont pas son réel seulement, mais c’est l’ensemble des données qui en sont issues. Il y a bien un réel dans l’IA, mais sa définition est hétérogène avec le nôtre. Ses données peuvent être aussi bien des photograhies que des graphiques, que n’importe quoi de représentable. Pour une IA, la nature de la représentation n’est pas déterminante, ni non plus ce qu’elle produira.
Et c’est à partir de ce réel que l’IA crée, et non pas à partir de rien. Un réalisme sans réel, cette expression vaut pour l’observateur humain. Cependant ce que produit l’IA, si pour une part cela ressemble à notre réalité, ce n’est aucunement un réalisme, ni un surréalisme. Ce n’est pas un réalisme, au sens où l’IA n’a pas pour modèle une antériorité ontologique de réel, de monde, qu’elle tenterait d’imiter. Elle ne tente pas non plus de s’affranchir d’un réel, en définissant un surréel. Elle explore par sa complexion une puissance graphique (un bruit, quelque soit l’image initiale : un noise de perlin, un VQGAN, une image concrète) et travaille à créer selon des possibilités statistiquement déterminées par son apprentissage.
L’IA à chaque fois qu’elle produit une image, crée un réalisme qui est liée à sa propre à sa complexion. C’est ce que j’appelle un pararéalisme. Un réalisme d’â-côté, comme si l’IA composait une dimension parallèle. L’IA figure sans relation avec un objet à figurer. En ce sens les quatre catégories de Philippe Descola seraient à réfléchir (analogisme, naturalisme, totémisme, animisme).
Le pararéalisme est la constitution d’un réalisme sans relation avec la fondation ontologique qui définit le réalisme chez l’homme. Penser que les créations d’une IA seraient surréaliste, reviendrait à poser l’intentionnalité humaine comme motrice, et neutraliser la question de l’IA, en rabattant et réduisant cette dernière au simple instrument. Or, dans les représentations que l’on peut produire avec une IA, tel le CLIP, quelque chose échappe inexorablement de la volonté du sujet humain : il ne peut être que dans l’expectative de ce qui arrive, dans des esquisses de compréhension, des tentatives d’interaction parcellaire (j’y reviendrai ultérieurement à partir de Vilem Flusser). Cela provient du fait que le réel duquel part l’IA, le sujet humain ne le connaît pas et ne peut même en avoir une idée claire et distincte : puisque ce réel n’est pas tant l’image que le résultat de l’analyse des images pour l’IA, le réseau des interconnections statistiques des images et des textes.
Abstraire l’IA dans cette analyse, ce n’est pour autant aucunement l’autonomiser et la réifier comme sujet. Mais c’est tenter de penser le statut de l’image et son esthétique indépendamment de sa réception, selon son processus propre.

[intelligence artificielle] L’IA et le pararéalisme de la forme

 

l’impossibilité du corps

 

Notre corps est constitutif de la  représentation de soi. Si pendant longtemps il n’a pas été un objet d’études historiques ou sociologiques, s’il a été écarté et critiqué notamment par le dualisme métaphysique, il n’en reste pas moins qu’il a quasiment toujours été central dans la représentation de nous-même au niveau esthétique, tel que l’explique Georges Vigarello qui, dans de nombreux essais, a montré le lien entre la représentation du corps et notre représentation historique, politique, sociologique… Une partie de mes derniers travaux s’intéressent à la question de la représentation du corps à partir d’Intelligences Artificielles (IA) fondées sur le processus du CLIP (constrative language-image pretraining). La fiction, de laquelle je pars, est celle d’une IA, qui nostalgique de la disparition de l’homme, tenterait de se représenter ce qu’il a été. L’ensemble des différentes séries entre ainsi dans le projet global : la solitude de l’IA, où j’imagine que HAL 9000, l’IA de 2001 l’Odyssée de l’espace aurait tué Dave et serait restée seule à tourner en rond tout autour de Jupiter. HAL est mélancolique. L’humanité lui manque.

Les corps que produisent une IA ne ressemblent pas aux nôtres.

Il y a une différence entre le corps déformé et le corps produit par l’IA. Intuitivement, lorsque l’on regarde des corps peints par Egon Schiele ou bien Bacon, on pense à une distorsion. On reconnait le corps, mais on attribue les disproportions, les mutilations, les déformations ou les mutations à une intentionnalité humaine. Le corps humain déformé serait alors un processus d’altération et de composition à partir d’un premier corps non donné, mais intuitivement là. On aurait comme une image transcendantale du corps.
On peut penser ici à Hussserl. Il y aurait une forme empirico-transcendantale du corps chez l’homme (Leib). Forme apriori qui serait emplie et révélée par notre expérience, un corps premier en tant que puissance des possibles du corps qui se révèleraient et s’incarneraient par les variations d’expériences que nous faisons de notre corps et du corps de l’autre. L’enfant qui ne sait pas encore vraiment dessiner, représente le corps par un schéma simple mais qui montre un agencement des parties. Ainsi la conscience humaine, parce qu’elle appartient et est enveloppée par un corps, possède pré-réflexivement le schéma transcendantal du corps. Dessiner et peindre un corps tient ainsi de l’acte réflexif de la matérialisation de ce schéma. Cela peut aller vers l’la ressemblance visuelle et optique du corps (mimétique), ou bien s’échapper, s’arracher du primat mimétique selon d’autres formes de variations (symboliques, psychologiques, culturelles, technologique, etc).

L’IA fonctionne, notamment pour les processus CLIP, avec des bases de données qui constituent l’a priori de son champ de représentation. Ces bases de données associent à partir de training des relations entre langage et image, selon des degrés statistiques. Ici les processus sont complexes, au sens où cela ne fonctionne pas selon une simple transitivité mais par des processus de décomposition de l’image et d’apprentissage. A priori, ainsi, on pourrait penser que l’IA sait ce qu’est un corps au sens où on lui en a fourni des images et qu’algoritmiquement, nous avons associé celles-ci à son concept. Mais l’IA ne le sait pas en tant qu’elle en ferait l’expérience, mais en tant que par l’analyse des images qui lui sont données, elle associe des formes distinctes, des possibles à ce qu’est le corps humain. Elle n’a pas a priori l’intuition du corps, mais c’est par la répétition des données que statistiquement, elle peut inférer ce qu’est un corps.

La déformation dans une IA n’est pas intentionnelle et n’est pas son processus. Au contraire elle produit imméditament de la forme à partir d’un champ de pixels. Ce qui inaugure son processus n’est pas de l’ordre de la donnée, mais de la puissance de l’indéfini. C’est en sens qu’elle part d’un bruit de pixels (par exemple un bruit de perlin, mais une image définie sera aussi d’abord et avant tout une forme de bruit), qui en soi enveloppe pour son processus tous les possibles qui pourraient apparaître. t elle va rechercher dans ce bruit des possibilités de forme.
En ce sens, on pourrait rapprocher son processus de la recherche de Giacometti tel que Sartre a pu l’analyser. Giacometti fait apparaître la forme, ouvre comme à partir de la pierre noire de son enfance les possibles, la laissant venir de la matière et la donnant à voir dans le suspens de son surgissement. Chez Giacometti, il ne s’agit pas de déformation, mais du mouvement arrêté de l’advenir de la forme, ce qui apparaît aussi bien du Cube noir de 1934, que dans ses dessins ou peintures. On pourrait aussi rapprocher cela du travail de l’artiste suédois Joakim Stampe qui à travers les rugosités de la matière, laisse venir des possibles de formes. Il utilise la roche, ou les surfaces de murs comme des bruits de perlin et tentent de faire surgir des représentations, celles-ci étant souvent liées au visage.

De sorte que si on peut lire à propos des images de l’IA, qu’il y aurait une forme de surréalisme dans ces créations. Il faudrait cependant se méfier de cette expression. Le surréalisme, au sens des surréalistes et de l’art, tient de la tentative d’arracher des liaisons conçues par la rationalité et la science, les objets constituées (Alquié, Philosophie du surréalisme). Le surréalisme tient en ce sens à ce que pourrait dire Bachelard de l’imagination : « la faculté non pas de former des images, mais de les déformer ». Ce qui signifie qu’il y a bien une conscience a priori de la forme. Et que l’on emploie une méthodologie pour arracher, déplacer, réformer la forme de ses déterminations et compositions données.

Le processus de l’IA n’est pas surréaliste, ce sera celui qui l’emploie qui se positionnera, mais il fait naître un réalisme qui lui est propre. L’IA tente selon ses déterminations de constituer la réalité de ce qui lui est donné comme énoncé. La notion de surréalisme – si elle est utilisée – ne vaut que pour l’observateur humain, qui a dans sa conscience un ensemble a priori de représentations de monde. Il y a en fait une forme de confusion entre celui qui opère ou observe et la technologie opérante quant à la définition de nature de l’objet produit. L’IA ne transgresse aucune représentation, ne déplace aucune forme apriori. Elle fait apparaître un possible de la forme selon le processus qui lui est propre.

La surréalité n’existe que pour celui qui a apriori une connaissance de la forme des objets. C’est le sujet humain qui est surpris par ce qui surgit, nullement l’IA.

C’est selon cette perspective que mon travail sur le corps avec les IA que j’utilise se situe. Je tente de laisser l’IA constituer le corps humain à partir d’énoncés qui se rapportent à lui. Bien évidemment dans chacune de mes recherches, le rapport aux programmes est important – se constituant dans une liaison bien perçue par Vilem Flusser dans La philosophie de la photographie – toutefois, ce qui me fascine en tant que premier spectateur, c’est cet écart entre l’image a priori du corps qu’il y a en moi, et qui que je le veuille ou non me hante et se donne comme étalon de ma représentation, et le corps tel qu’il se constitue par l’IA.

C’est sans doute là que se constitue une forme de fascination pour le regardeur. Non pas dans la forme du surréalisme, mais davantage d’un pararéalisme, d’un réalisme d’à-côté.
Ce pararéalisme ne définit pas par lui-même une ontologie de la forme et ne repose pas sur une ontologie de monde ni sur une ontologie du sujet créateur. Car à chaque fois qu’est relancé l’IA, de nouvelles formes possibles du corps surgiront qui introduiront au niveau de notre compréhension de nouveaux schèmes possibles ontologiques. Ce n’est pas l’imagination du sujet humain qui est à l’oeuvre, mais le processus de l’IA. Il y a là une forme de suspension de toute fixation ontologique des êtres et des choses dans le processus de création de l’IA. Elles restent dans l’indétermination de leur possible, dans une impossibilité de leur incarnation déterminée. L’IA ouvrirait ainsi subrepticement à des dimensions parallèles, non pas constituées en monde, mais selon des parcelles détachées, des éclats de pararéalité non liées. Ce qui est donné ne l’est pas en référence au créateur, mais cette imagination est extérieure à lui, pour être, elle s’en échappe, lui reste obscure.