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Archive for February, 2017

Éclats de temps (à propos des oeuvres de Cécile Beau)

L’humanité, prise dans le vertige égocentrique, ne semble penser que sa propre temporalité. La question de l’anthropocène montre parfaitement cela. Le monde se réduirait ainsi à sa seule prise en compte, son regard ne dépassant pas sa propre espèce. Heidegger analysant l’ère de la technique, la suprématie d’un Gestell (arraisonnement), comme intentionnalité profonde de notre constitution de la vérité occultant toute autre appréhension, explicite parfaitement cela. Le réel et l’ensemble des étants qui le constituent ne sont plus que des matières premières pour sa propre existence. Même dans les conceptions écologiques, c’est l’essence de la technique qui est portée, c’est la temporalité humaine qui est imposée au vivant, qui est l’étalon de la prise en compte des autres espèces. L’écologie est en quelque sorte le discours de régulation des matières premières nécessaires à notre propre survie. Ainsi l’homme s’est enfermé dans son propre temps. Individuellement il est obnubilé par sa seule finitude, constituée comme quantité, stock de temps. Collectivement, il subordonne toute réalité à sa seule espèce. Narcissisme de la conscience de soi, le temps du monde imploserait dans celui de sa propre histoire.
Le travail de Cécile Beau déporte l’attention de cette limite intérieure de la constitution du temps, ouvre à des dimensions multiples de temporalité non anthropologiquement réductibles. Chacune de ses oeuvres semblent apparaître comme des éclats de temps répondant de réalités distinctes voire hétérogènes.

Par la focale sur des temps singuliers, elle ouvre un éventail de prismes temporels. Ses oeuvres naissent dans un contact étroit aux choses, sont liées à la transpassibilité de son être aux temporalités hétérogènes des matières. La transpassibilité — concept que je reprends à Maldiney — est cette possibilité pour l’homme d’être touché par ce qui survient sans le réduire à sa propre préoccupation, à ses propres projets. La transpassibilité c’est laisser paraître l’être de la chose en tant que la chose se donne à partir d’elle-même et non pas à partir du sujet humain. À propos de Cidad, l’artiste écrit que l’oeuvre est " une minéralisation ayant changé d’échelle temporelle vers une activité organique autonome". À travers ses oeuvres, c’est cette autonomie qui est décelée et dévoilée. L’autonomie organique de la chose, exige pour le regardeur de se laisser toucher par la loi singulière d’une chose en tant qu’elle est, et non pas de la réduire à notre propre rationalité, compréhension. Dans cette autonomie, dès lors, peut apparaître de l’obscur, de l’insaisissable.

Les minéraux, dans leur trois genres, paraissent immobiles. Ils sont immobiles, si on se tient face à eux selon notre propre finitude. Ils paraissent ne pas avoir de monde. Insensibles, inorganiques. Leur temps semble suspendu comparé à notre propre durée.
Avec Particules, Cécile Beau présente une diffraction temporelle de ces deux temporalités : celle de l’homme, celle du minéral. Particules se présente comme un dispositif mural qui repose sur deux séries : une série de roches, disposées sur un mur selon un double repère : abscisse et ordonnée, qui représente leur datation et la profondeur de leur formation. Ces minéraux sont entaillés. Une tranche a été coupée et retirée. Cette partie retirée a été broyée et réduite en poussière, puis mise dans un sablier. Le sablier, comme le rappelle le titre de Junger Le traité du sablier, est le signe de notre propre temporalité. La mort dans sa figuration classique tient celui-ci, marquant notre irrémédiable être pour la mort. Deux temps se font écho, deux temps se confrontent et se rencontrent. Le temps humain, qui se joue dans le retournement du sablier, et le temps minéral, long, qui est dans l’immobilité du minéral. En quelque sorte, représentation de la phrase du Timée de Platon posée dans l’univers matériel. Le sablier est le nombre de ce temps éternel de la pierre. Par cet écart et cette proximité, notre temps devient fragile et se révèle relativement à cet autre temps. Notre temps se révélant laisse apparaître la temporalité du minéral. Particules, donne à voir dans l’écart un temps de la chose qui échappe à notre temps. Inlassablement, je pourrai retourner le sablier, irrémédiablement, la temporalité de la chose s’échappera de mon décompte.

Mais la vision de Cécile Beau ne fait pas que disjoindre ces temporalités, elle interroge aussi l’infime des temporalités minérales, des temporalités micro-organiques.
Dans Still alive, il ne s’agit pas seulement de confronter des formes de temporalité. Il s’agit d’abord de voir du temps, de rendre sensible une temporalité lente et inapparente. Sur un mur, trois goute à goute. En dessous de chacun d’eux, trois pierres calcaires. Une pierre corallienne, un calcaire sédimentaire, et un calcaire recouvert de mousse. Ce qui goute est différent pour chaque dispositif : de l’acide chlorhydrique pour la première, du vinaigre cristal pour la seconde, et enfin de l’eau. Peu à peu une métamorphose va se constituer pour chacune des pierres. L’acide chlorhydrique crée une érosion, le vinaigre une cristallisation, et l’eau amène une lente croissance du lichen. Ces trois mutations ouvrent trois déploiements temporels distincts. Les trois dispositifs semblent similaires, le goute à goute identique rythmiquement, mais l’observation rencontre trois modalités temporelles distinctes, qui produisent trois métamorphoses : de l’érosion à la vie. "Ces pierres sont le témoignage d’une matière en déplacement, en mutation; une évolution rendu visible à l’échelle humaine", écrit-elle.
Ce travail de l’apparaître de l’invisibilité organique peut aussi passer par le son, c’est ce qu’elle crée avec Sporophore. Face à nous deux troncs d’arbres morts, deux corps végétaux décharnés morts, sur lesquels ont poussé des champignons. Tout semble immobile. Cristallisé dans l’immobilité. Ceci renforcé par le sol qui est fait de cristaux de sel. Pris dans la suspension de cette mort, cependant, des sons grouillants se font entendre. Ces sons proviennent des champignons. Par un dispositif fin et invisible, sont amplifiées les sonorités de cette vie inaudible, invisible des champignons. Le dispositif sonore révèle le temps grouillant de cette vie inapparente. Temporalité sonore qui outre-passe la croyance temporelle humaine.

Ce que l’artiste explore est en quelque sorte l‘infra-réalité temporelle de la matière. Ce qui invisiblement bat au coeur des minéraux ou végétaux qu’elle choisit d’observer. Ces oeuvres sont comme des appareils de perception du temps, des formes de microscopes artistiques qui amplifient les degrés de réalité qui nous sont imperceptibles.
Cette amplification passe aussi par la friction temporelle. Particules en était déjà le signe, une oeuvre comme Virga en est le parfait exemple. La friction temporelle n’est pas à confondre avec la fiction temporelle, comme pourrait l’être Cosmogonie sur laquelle je reviendrai. La friction temporelle n’est pas une invention de temporalité, mais la mise en dispositif selon une forme de frottement, de deux temporalités. Virga est une oeuvre simple au premier abord. Elle semble se donner d’un coup, sans que nous puissions nous saisir de l’hétérogénéité qui la constitue. Face au regardeur : une fontaine, le bassin est gelé. Ce phénomène semble contradictoire avec le moment où nous nous situons. Déplacement, décalage saisonnier, bégaiement du temps où deux saisons se rencontrent. "Une zone où temps-météorologique et temps-durée s’entremêlent, se suspendent". La friction temporelle destabilise l’appréhension de l’oeuvre. L’oeuvre n’est pas seulement une autre chose que moi, mais elle semble être dans une autre dimension que moi. Dimension parallèle, flash-back, flash-forward ? Ce que j’observe ne devrait pas avoir lieu, là, maintenant. Et pourtant est. La friction temporelle permet de rendre sensible la différence en nous faisant ressentir l’étrangeté de notre propre instant.
La friction temporelle présente en ce sens un paradoxe temporel dans l’entrelacement du temps. Ceci apparaît aussi avec Specimens : dans des aquariums, des végétaux étranges nous font face, plongés dans un liquide chimique. Ils semblent pétrifiés dans ce bain. Le son qui se déplie, est constitué de fréquences électro-magnétiques d’astres : le son est envoyé dans le liquide puis capté par un hydrophone. Ce son cosmique devient le son de ces végétaux des abysses. Liaison et mutation de deux réalités organiques; interpénétration de deux temps : celui du cosmos et celui de la profondeur liquide, quasi amniotique.

Les frictions, les dévoilements, les mutations qui constituent l’oeuvre de Cécile Beau, d’aucune manière ne proposent de dialectique. En effet, la compréhension dialectique tient à la possibilité à partir des identités et de leur différence de poser une forme de réconciliation, qui comme l’énonçait Hegel, amène à ce que le "réel soit rationnel, et que le rationnel soit le réel". En dernier ressort, dans ses oeuvres, la différence n’est jamais subsumée sous la vérité de la temporalité humaine. Cosmogonie nous expose à cela par son étrangeté. Une matière noire, assez indéfinissable, tout droit sortie on pourrait croire d’un imaginaire lynchien, bouge circulairement. Une forme de tourbillon de matière noire, une forme cosmique sans luminosité. "Cosmogonie suggère une autre temporalité, une allégorie d’une galaxie en formation" écrit-elle avec Nicolas Montgermont le co-créateur de cette pièce. Cosmogonie signifie la génération d’un cosmos, d’un ordre. Mais cette naissance n’est pas de l’ordre de la matière positive, mais de la matière invisible. Les deux artistes font référence ici par la noirceur à la matière noire en astrophysique, matière qui constituant notre univers serait pourtant en retrait par rapport à l’apparaître. Cette autre temporalité ne peut être saisie par la nôtre. Cette oeuvre renvoie à ce qui jamais ne pourra tomber dans notre appréhension. Ce que pose Cécile Beau ce sont des positions et des frictions entre celles-ci, et non pas des réconciliation. Elle cherche à conserver à travers ses oeuvres la singularité d’étrangeté des mondes qu’elle invente.

Formation, mutation, cristallisation, friction, décomposition, grouillements imperceptibles, résolument tournées vers le temps, le travail de Cécile Beau laisse miroiter les éclats des différents modes temporels de la matière. Déplaçant le prisme de la perception, acceptant le touché des choses, elle crée des mondes de donation temporelle, où la perception du regardeur s’imprègne de rythmes d’être qui se sont plus de l’ordre humain. Invitation transfigurante du sensible temporel, elle nous initie à des mondes non-humains.

Le site de Cécile Beau

à propos de The kiss de Grégory Chatonsky (2015)

 Une forme blanche, courbe, aucune couleur, seulement le lissé de cette impression 3D de haute qualité. The kiss - 2015, de Grégory Chatonsky. La figuration semble s’échapper de la perception, la douceur laiteuse de la matière absorbant par sa teinte mate les aspérités, les dénivelés, les creux et les crêtes. Ce baiser semble bien mystérieux, s’échapper de toute parenté avec celui d’un Rodin, être une sorte de capture d’un mouvement d’où aucune figure ne pourrait être extraite.

 

Le procédé de création, tel que Chatonsky le décrit : "On applique la photogrammétrie sur la scène finale de Vertigo où les deux personnages s’embrassent dans une distorsion spatio-temporelle. Le modèle 3D reproduit cette distorsion et l’incorpore dans la matière même de l’image."

Courbe blanche, telle une vague abstraite en son jaillissement, il ne reste plus que le flux du baiser dans la sculpture, certes ce n’est pas la scène finale, mais c’est la scène où tout le filme bascule, où le vertige du passé et du futur se noue dans cet incroyable mouvement à 360° de la caméra. Cette intention de représenter le flux, a une descendance, une généalogie, qui je le crois est à questionner, pour saisir la force de cette oeuvre.

 

Dès le manifeste du futurisme, en parallèle de l’évolution technique liée à l’électricité, l’art semble changer son paradigme. Alors que les cubistes (Braques, Picasso) sont encore liés à la matière, à la choséité, certes qu’il fragmente dans une sorte de temporalisation du modèle, les futuristes (Russolo, Bala) puis les rayonnistes, tentent de saisir les intensités de ce nouveau monde qui s’esquisse. "7. Que le dynamisme universel doit être donné en peinture comme sensation dynamique. 9. Que le mouvement et la lumière détruisent la matérialité des corps. ». On mesure encore mal, effacé par l’émergence du cubisme, l’apport du futurisme, quant à la question de l’art et de la représentation. Pour Balla, ou Russolo, ou encore en Russie Larionov, il ne s’agit plus de figurer des corps, mais de décorporéiser les flux de la modernité, pour en saisir dans l’instant de l’oeuvre les intensités en jeu. Ce qui est vu n’est une succession de pauses, mais l’énergie, la vitesse qui est au coeur des juxtapositions. Il y a chez les futuristes, une forme de bergsonisme, où l’objet est la durée et non pas les étapes d’un temps cinématograhique. 

La Guerre Balla, Dynamisme automobile 1912 ou La Rivolta (1911) de Russolo, Lumières de la rue de Larionov (1911). Plus profondément sans doute qu’un Duchamp et son Nu descendant l’escalier (1912) qui juxtapose dans la torsade dynamique une succession de pauses, héritées de la chronophotographie d’un Muybridge (1896, chronophotographie du nu descendant l’escalier), les futuristes et les rayonnistes captent une transformation ontologico-esthétique du rapport au monde qui passe par la vitesse électrique (ici il faudrait lire et interroger ce qu’écrit Mc luhan en 1964 sur ce qui est au coeur du médium). 

 

Saisir le flux, saisir la dynamique de ce qui est énergie et mouvement, et non plus la matérialité, l’étant de la chose. Saisir son surgissement, son intensité en devenir sous la forme du rayon ou de l’onde et non pas du corpuscule. Il me semble que The kiss de Grégory Chatonsky poursuit cette intuition. Si en effet son travail s’intéresse depuis des années au flux (il en a d’ailleurs fait le sujet de sa thèse), c’est qu’il déplace cette question héritée des avant-gardes du début du XXème siècle, dans le champ des nouveaux flux qui ont émergé avec la fin du XXème siècle. Ici avec The kiss, il se ressaisit d’un art né avec le XXème siècle, qu’il tente de percevoir non plus dans sa représentation, mais dans son mouvement. Il donne une épaisseur au flux des images en leur imposant de devenir les supports d’une architecture dynamique impossible. 

 

Alors que le blanc ou le noir et blanc dans beaucoup d’oeuvre numériques et techologiques est à saisir comme métaphore ou bien nostalgie (j’y reviendrai dans un prochain article), ici, renonçant à la couleur et à la reconnaissabilité, le blanc comme flux de lumière, intensité pré-figurative. Cette impression 3D s’échappe des nombreuses oeuvres en 3D print que l’on peut voir. La plupart de celles-ci sont des matérialisations d’image statique faite avec des logiciels de 3D. Bien souvent cela verse soit dans un post opt-art  tridimensionnel jouant sur les perspectives géométriques, soit dans une forme de surréalisme post moderne assez kitsch. 

 

Il l’énonce : The kiss est à mettre en relation avec readonlymemories II (2012) où il travaillait à constituer une forme d’archéologie imaginaire du cinéma. Mais l’oeuvre de 2015 s’échappe de ce qui a été posé en 2012. En 2012, l’archéologie se porte sur la constitution d’objet à travers les scènes cinématographiques qu’il a choisi (Fenêtre sur cours, Le mépris, …). En 2015 : c’est la question du temps, donc de la dynamique de liaison entre les images de Vertigo qui est ainsi posé. Il y a selon moi, un écart entre la série des readmemories et the Kiss : celui du passage de l’espace au temps quant au représenté. 

 

La scène de Vertigo est une des scènes fascinantes du cinéma d"Hitchcock. On y voit James Stewart et Kim Novak s’embrasser, dans l’entrecroisment de 2 temporalités : celle du présent et celle du passé, puisque Kim Novak doit s’habiller et se peigner comme Madelaine, la femme dont fut amoureux James Stewart et qui est morte. 3 temporalités donc se tissent : celle du temps cinéma, celle du présent de l’hôtel et celle du passé d’un autre baiser. 

Ce baiser est un retour, est dans sa circularité filmique, une machine intensive à remonter le temps, à créer un temps cinématographique spécifique (ici Hitchcock invente pratiquement une nouvelle sorte de flash-back). Ce baiser est un flux temporel cinématographique. Grégory Chatonsky, en abstrayant par son processus la figurativité filmique, saisit la temporalité abstraite du mouvement, du baiser. Il incarne, en niant la figurativité, le flux filmique. Il cristallise du temps, comme en son temps Luigi Russolo cristallisa la lumière pour représenter l’intensité et la vitesse de la lumière dans L’interpénétration de la lumière d’une maison et du ciel (1912). 

 

Cette cristallisation du flux est à distinguer d’une oeuvre qui pourtant est en relation avec la démarche de Chatonsky  : L’archive d’une frappe / Solo pour caisse claire, charleston et tom alto de Paul destieu (2015). Cette très belle oeuvre de Paul Destieu saisit en un instant la succession des frappes du batteur et ceci à partir de son jeu. Ce qu’il saisit c’est le flux d’une action réelle, il en donne une forme de chronomatérialisation 3D. Là où Paul Destieu matérialise et réifie l’intensité, Grégory Chatonsky liquéfie et dématérialise les positions. Paul Destieu serait ainsi dans la lignée du cubisme en juxtaposant en un instant plusieurs fragments donnés successivement, alors que the kiss, en effet serait du côté du futurisme. Il ne distingue pas, il magmatise pour donner à voir le flux.  

 

La donation magmatique et non pas figurative n’est un approfondissement de la mise en lumière de l’altération par duplication tel que par exemple l’a accompli Cécile Babiole, reprenant le principe d’Alvin Lucier, maints fois expérimentés (vidéo, copie de fichier, instagramm etc) dans Copies non conformes. Cécile Babiole se situe par ce travail dans la mise en question de la duplication de l’immatérialité numérique. Elle fait ressortir un caractère de la technique, elle interroge son propre processus. Comme Alvin Lucier le fit avec l’enregistrement sonore. La dissolution visible, copie après copie, et sa possibilité magmatique finale qui ne srait plus que la matérialité du médium et non plus le régime sémiotique de ce qui est écrit, ne se saisit pas réellement du temps, mais de la succession des états. 

 

Dans The kiss de Grégory Chatonsky, la donation magmatique n’est pas liée à une duplication, et n’interroge pas l’altération pouvant être produite par le principe de reconstitution 3D. Mais le magmatique est la profondeur même de la représentation et de sa trace archéologique : le temps.

La beauté très abstraite de The kiss tient à cela : cristal du temps en son intensité.