Roberto Zucco : Le mythe de l’assassin automatique dans le théâtre de Koltès
« Signes de vie : la cruauté, le fanatisme, l’intolérance ; signe de décadence : l’aménité, la compréhension, l’indulgence »
Cioran, Précis de décomposition.
« Le monstre peut surgir de nous, nous pouvons avoir le visage du monstre. »
Ionesco, Entre la vie et le rêve.
« Au bout d’un siècle l’accroissement du bruit, l’accélération des mouvements et des cadences de travail, la puissance multipliée de l’éclairage artificiel ont peut-être atteint un seuil pathologique et déclenché des instincts de dévastation. »
Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue.
Le méchant est sans aucun doute celui qui une fois mort continue à hanter les esprits, au point qu’on ne veuille plus en entendre parler, même à mi mot ou à mots couverts. Le méchant celui au nom duquel on tait le nom, celui dont on veut effacer le nom porteur d’effroi, de regret, comme si… Cette logique du méchant a hanté la dernière oeuvre de Bernard-Marie Koltès : Roberto Zucco. De Succo, l’assassin réel, nous savons tous qu’il fut un vrai méchant, incontrôlable, « assassin automatique » comme aime à le rappeler Koltès, quatre morts à son actif, dont les exploits apparaissent d’ailleurs au maire de Chambéry de l’époque, M. Louis Besson, région où eurent lieu les crimes, telle « la sinistre chevauchée sanguinaire » d’un monstre. Effectivement, lorsqu’au début des années 1990, La pièce de Koltès sur Succo doit être programmée à Chambéry, le maire s’y oppose face aux pétitions dénonçant « la glorification d’un assassin ». Le méchant c’est celui qui appelle l’oubli, comme une hygiène, afin de préserver la consistance du familier, afin de conserver le retour de l’ordre qui marqua la fin du méchant, qui en fit la conséquence de sa chute, qui balaya l’angoisse que sa présence créa. Il incarne l’inhabituel imprescriptible, imprévisible qui ne concorde pas avec les exigences qui ordonnent l’espace politique, forcément bourreau, certes qui peut fasciner, mais cela en amenant à « méconnaître la souffrance des victimes » comme le rappel M. Louis Besson. Toutefois, est-ce que Koltès, malade, connaissant sa condamnation à mort, a seulement voulu faire le portrait d’un « méchant » ? Ou encore est-ce que Koltès, liant étroitement la mort à son théâtre comme le rappelle Anne Ubersfeld, n’aurait pas été seulement fasciné par ce tueur, au point de lui consacrer aveuglément l’espace d’une pièce ? Plus essentiellement, s’il est vrai au final que Roberto Zucco est bien un méchant, n’est-ce pas que cette méchanceté loin d’être seulement à repousser, à oublier, à faire disparaître de notre champ de perception, serait le témoignage d’une possibilité existentielle de l’homme permettant de découvrir autrement – par ailleurs, peut-être même à travers une certaine folie « région du silence », « néant de l’image » et de l’objectivité pour la rationalité et la moralité – l’être de l’homme et le sens de son existence en un monde déterminé ? Dés lors, est-ce que cette tentative pour montrer une source voilée au mal et à la violence de la part de Koltès, ne serait pas la tentative de construire un mythe, mythe peut-être de notre modernité ?
Roberto Zucco : « Je suis un tueur »
Ce qui caractérise le méchant selon Michaux ou Cioran, ce n’est pas tant un acte accompli, mais c’est le fond qui anime leur intentionnalité, la nature de leur élan par rapport aux autres. Alors que les hommes ordinaires, spectateurs et contempteurs du monde ambiant se sont recouverts des voiles symboliques du monde commun les amenant à n’être plus que cette apparence studieuse et régulière, « automatiques et minutieux, Des ouvriers silencieux » ; le méchant semble échapper à cette transparence ou à cet oubli de soi, il apparaît comme celui qui est hanté par une vie intérieure, en marge des lois en vigueur. Vie intérieure, vie dans les plis de son esprit, où les envies peuvent être satisfaites comme l’énonce Michaux, où dés que je le désire « je peux ( …) tuer deux fois, vingt fois et davantage » ceux qui m’entourent, qui s’esquissent en lisière de mon monde. Profil du méchant, pour reprendre Cioran : « l’esprit miné par l’effroi de la mort ne réagit plus aux sollicitations extérieures : il ébauche des actes et les laisse inachevés ; réfléchit sur l’honneur et le perd ». Le méchant est défini non pas seulement par ses actes, mais aussi au travers d’eux, comme ayant une nature déterminée, faisant que sa méchanceté n’est pas temporaire et ponctuelle, mais essentielle, marquée à même son esprit, le signant irréductiblement de son sceau de cruauté. Souffle qui lui dérobe tout autre rapport au monde. Coupé du monde, se posant sans cesse en court-circuit, il s’oriente selon ses propres repères selon sa propre lutte. Ses actes ne sont que le témoignage sporadique, sorte de clignotement convulsif, de son être. Il est avant tout en-dehors du symbolique, dia-bolique car insaisissable en cette intériorité plissée et inaccessible. « Madame, madame, des forces diaboliques viennent de traverser le Petit Chicago. (…) Madame, vous avez abrité le démon dans votre maison » crie la pute à sa patronne suite à l’assassinat de l’inspecteur par Roberto Zucco. Cet assassin n’appartient plus au régime régulier du monde, protégé par la police et obéissant à l’Un de l’Etat, il est hors-norme, il est sorti de la cadence de la grande machine, il a déraillé. « Malade, cinglé » « complètement dingue » « train qui a déraillé », il ne peut plus concorder avec « le clan des entubeurs, des tringleurs planqués, des vicieux impunis, froids calculateurs, techniques, le petit clan des salauds qui décident » tel que le décrit le narrateur de La nuit juste avant les forêts
.
Le méchant est le résultat d’un vice de forme, qui réagit de manière épileptique chez Koltès. Si d’un côté, il met en scène des méchants refoulés – en puissance – le méchant cependant doit s’incarner en acte, à savoir doit signer de son être le lieu et le temps où il s’incarne. Le méchant n’a pas de limite, de frontière, d’emblée et pleinement, il se situe en bordure du sens, à côté, silencieusement, imperceptiblement. « Pur vice », « Pur vice, je te dis ». Dans le théâtre de Koltès, Roberto Zucco n’est pas un cas à part, mais depuis ses premières tentatives d’écriture, datant du début des années soixante-dix, il semble mettre en scène des personnages envahis par une certaine forme de cruauté, de violence, annonçant la fin d’une période, la fin d’un ordre instauré. Ainsi dés Les Amertumes, le personnage central, Alexis , représente le témoin silencieux de l’ensemble de la pièce, témoin qui au final va renverser toutes les impressions qu’il a reçu, va les arrêter, briser cette cohorte de dialogues, la danse des mots, « comme l’acide sur le métal, comme la lumière dans une chambre noire, les amertumes se sont écrasées sur Alexis Pechkov ». Alexis Pechkov représente la différence par rapport aux autres, et toute action qu’il aura en définitive ne pourra apparaître que « révolte irrationnelle ». La méchanceté se déclare par celui qui se tient à côté des autres, en bordure d’institution symbolique. Ce silence d’Alexis sera repris et sublimé dans Quai Ouest, où Koltès pose comme centre absent Abad, ceci amenant, au sens de René Girard que le désir du spectateur de suivre le déroulement de la pièce, dialogue et action, vise en fait ce troisième terme absent, du fait de son silence, de son obscurité se mélangeant à l’obscurité de ce fin fond du West-end. Abad, inapparent, est pourtant celui qui va déchaîner les flammes de la violence la plus absurde, la plus inexplicable. Sans raison. Acte irrationnel car non inscrit dans le commerce régulier des autres personnages, qui en ces bas-fonds ont réussi à réinstaller un ordre symbolique de transaction et de relation. Tel que le dit Rodolfe à Abad, avant de lui donner la kalashnikov : « tu ne fais pas assez de bruit quand tu marches pour être régulier ». Abad, est la surface où les autres personnages projettent le mal, le dia-bolique. Cécile, la femme de Rodolfe s’adressant à Abad et parlant de sa race : « Vous nous portez malheur, avec l’odeur de vos crimes, de votre honte, de votre silence, de tout ce que vous cachez ». Le mal dans ce théâtre s’esquisse au travers des silences, des personnages posés en-dehors des conventions, lignes d’être autonomes, qui ne sont aucunement justifiées selon une logique, mais qui apparaissent abruptement, sans prévenir.
Toutefois la question qui s’impose est celle de la source de ce mal qui bouillonnant secrètement dans le corps des personnages de Koltès, Zucco, Abad ou encore Sallinger, surgit inexpliqué, comme irrémédiable, sans autre raison que celle de l’absurde. Est-ce que ce mal n’aurait pas pour origine une certaine forme de castration pour reprendre Freud, et delà ne serait pas la sublimation d’une pulsion refoulée ne pouvant s’incarner, se donner comme signifiant, qu’extra-linguistiquement, dans la convulsion meurtrière du corps ?
Corps et espace : La crise du corps
Albert Camus, à la fin de Le mythe de Sisyphe, demande « à la création absurde ce <qu’il exigeait> de la pensée, la révolte, la liberté et la diversité » devant s’appuyer sur « l’inutilité profonde de toute vie individuelle »
. Théâtre de l’absurde invité à la cruauté, Théâtre de la cruauté au sens de Artaud qui n’a de cesse de s’unir à l’absurde, parce que lié à « l’esprit d’anarchie profonde qui est à la base de toute poésie »
. Ces appels à l’absurde et à la cruauté, toutefois doivent être définis, ne pouvant être confondus avec l’usage actuel de la violence, telle celle par exemple dans le roman noir de James Ellroy. Le roman noir communément a rompu avec tout esprit d’anarchie, au sens où tout à l’inverse de nous poser face à une mise entre parenthèses des schèmes rationnels, il laisse le corps de son texte en être entouré, saisi. Ce qui dirige, le mal n’est pas en-dehors, mais appartient totalement au champ mesurable de la raison, ceci du fait que la cause du mal, et donc ce qui détermine la violence du méchant, ne se détermine qu’au niveau psychologique et social. James Ellroy symptômatiquement est le signe de cette rationalisation du mal. Ainsi comme le rappelle parfaitement Bernard Sichère dans ses Histoires du mal, ce que met littéralement en évidence Ellroy ce sont des circonstances historiques, « réalité sociale », qui sont les déclencheurs de l’abjection qui imperceptiblement s’est installée comme un dahlia noir dans l’individu selon son parcours psychologique personnel. Certes, le jeu du mal s’incarne dans une « polyphonie baroque, souvent incroyablement complexe » toutefois, il est saisissable rationnellement. Dans son irrémédiabilité actuelle, puisqu’il est le sceau d’une époque, il doit pouvoir ouvrir à l’espace d’une « rédemption ». Ceci amenant « le moment tragique », le « labyrinthe du mal »
à n’être qu’une étape, une figure dépassable dialectiquement, obéissant alors – comme déjà Hegel l’avait montré à travers Antigone – à la vérité de l ‘Aufhebung. Le mal, celui qui est méchant, se retrouve pris selon une telle logique dans l’horizon téléologique d’une résolution, d’une déchirure surmontée. Or, l’homme absurde, définitivement se détache de toute résolution, de toute valeur à atteindre. Il n’a pas d’autre horizon que l’endurance du non-sens dans lequel il agit et se débat, son « âme pour toujours délivrée de l’espoir »
. Cruauté infinie car sans fin, abyssale, ne pouvant placer le personnage absurde qu’à proximité de sa propre mort. « De toute façon il faut mourir ». Que cela soit Abad, Zucco ou le Rouquin dans Sallinger, tous les trois se présentent miroir de ce type de personnage. Abad, centre absent, pris dans une action qui n’est pas la sienne mais celle des autres, lorsqu’il agit finalement, ne peut être alors appréhendé, compris. Geste absurde, car incompréhensible, geste qui n’est que celui du corps, aucunement celui d’un esprit. En deçà de l’alternative, bien et mal, Abad tue, car cela représente pour lui le seul moyen de s’exprimer. Les tournoiements des autres, égarement ne sont que le reflet de cette tempête charnelle intérieure
. Et pourtant rien est à comprendre tout est à sentir et à voir. De même, Sallinger, fantôme parmi les vivants, qui n’a de cesse de hanter la scène, d’y revenir et de montrer sa hargne, sa méchanceté, son dégoût absolu de l’humanité occidentale, est le personnage absurde, celui qui au final
se suicide, ne laissant de lui qu’une incompréhension, qu’un « je-ne-sais-quoi », un « presque-rien » comme aurait pu le dire Jankélévitch, un « je-ne-sais-quoi » qui sera l’inépuisable sur lequel s’épuise les personnages de la pièce. Zucco ne peut être appréhendé selon une destinée mesurable, dépassable. Il représente celui qui tout au contraire a quitté toute saisie, il est le digne représentant de l’absurde, de ce théâtre qui se refuse à toute résolution finale. Et pourtant si la cruauté, la méchanceté apparaît, c’est bien qu’il doit y avoir une raison. Cependant comment la saisir si elle se dérobe à toute rationalité, à toute réduction psychologique ? Ne serait-ce pas en tentant de rencontrer ce qui justement s’est toujours refusé à la tradition métaphysique de la pensée, autrement dit en faisant l’expérience du corps, qui silencieusement travaille en-dessous de toute ratiocination ?
Le corps, la chair, comme le remarque Sollers en parcourant l’œuvre de Bataille « est ce que l’idée « d’homme » n’arrive pas à détruire ; il est ce qui crie muettement devant l’assurance de la raison et de la propriété. (…) Le corps est en nous ce qui est toujours « plus » que nous, ce qui tue en nous sa représentation et nous tue en silence »
. Le corps, c’est le lieu d’où surgit la pulsion, la cruauté pour Koltès : ce n’est pas de l’extériorité que surgit cet élan, ce qui est appréhendable et donc condamnable, soignable, mais c’est à l’intérieur que se constitue la violence et qu’elle s’apprête à rompre toute logique, tout attendu. Ainsi la Mère de Zucco le constate : « Je reconnais la forme de ton corps, ta taille, la couleur de tes cheveux, la couleur de tes yeux, la forme de tes mains »
et cependant un « abîme » le creuse, empêche de le comprendre, amène qu’elle se doit pour rester intégrée dans le système de l’oublier. Au nom de cet être se cache le secret de son corps et de son nom, de la possibilité de l’appeler. Ici Koltès entrelace dans sa pièce une problématique du nom au titre de ce comportement hors-norme. Le nom de Roberto est secret, inconnu, seule la gamine, qui est quant à son être dans une même posture que Zucco, peut le connaître et alors percevoir son corps, le secret sauf en deçà du nom, le secret qui porte au nom du corps le nom propre
. C’est du corps que sort la hargne, la méchanceté. Le narrateur de La Nuit juste avant les forêts en fait l’analyse lorsqu’il fait la différence de corps entre son interlocuteur silencieux et lui-même : d’un côté, celui qui provient de la mère, nerveux, épidermique, et qui cependant apparaît fragile, et de l’autre celui qui tient de la lignée du père : « parce que mon père, par contre, c’était du bien solide, c’était celui qui ne s’embrouille pas les nerfs à force de penser, que rien ne peut déranger, un homme tout en os, en muscles, un homme de sang, on aurait pu l’appeler : l’exécuteur, et moi aussi, on pourrait m’appeler : l’exécuteur »
. Cependant que ce narrateur en reste à l’imaginaire de l’action, sans doute n’étant pas assez épidermique, épileptique pour devenir de la dynamite, explosion dans l’ordre symbolique imposé par le Dispositif technique occidental, Roberto Zucco tient à la fois de la mère et du père, ou plutôt s’est affranchi de ce partage, les assassinant tous deux, ayant alors un corps lié seulement à son propre secret : nerfs et sang. C’est du corps que s’adresse la méchanceté, c’est du corps, à savoir de la pulsion qui est comme l’avait parfaitement souligné Nietzsche « la grande raison »
de l’homme amenant que l’on ne peut s’y dérober. Mais qu’est-ce qui irrite ce corps, qu’est-ce qui met les nerfs à fleur de peau, sans que l’homme ne puisse s’y dérober ? Ne sommes-nous pas obligé d’invoquer la thèse d’un mal radical qui serait la source de la cruauté de l’homme ?
Loin de vouloir poser la thèse d’un mal radical, et par là devenir symptomatique des courants sataniques qui irriguent cette fin de millénaire de leurs inepties, comme le souligne Bernard Sichère dans ses Histoires du mal, le surgissement de la pulsion du corps est lié à l’espace dans lequel sont enserrés les personnages de Koltès. L’espace est lieu concentrationnaire comme l’a remarqué à propos de Prologue Jean-Marc Lanteri : « On peut comprendre que certaines images de l’holocauste se profilent en surimpression dans le décor du hammam, fulgurantes métaphores des ghettos où agonise le quart-monde de l’Europe ». Colonie pénitencière, pour reprendre à la fois Strindberg dans Inferno et Kafka, l’espace est de partout clôturé, dirigé par l’appareil d’Etat : que cela soit à travers la figure des Etats-Unis dans Sallinger et Quai Ouest, ou que cela soit tout simplement l’Occident lui-même comme devenir mondial de l’humanité tel que cela est stigmatisé aussi bien dans La Nuit juste avant les forêts que Roberto Zucco. La terre a disparu au profit du seul déploiement de l’industrie technique, qui a pour volonté de massifier, de rendre l’homme animal de bétail, animal domestique, animal rampant. Cet emboîtement amène non seulement un isolement, à l’instar de ce que peut énoncer entre autres Sollers
, mais en plus créer un refoulement de la pulsion de vie, du corps qui veut se réaliser dans le non-encore-advenu, qui veut se réaliser comme non-encore-conscient. L’univers concentrationnaire est décrit par Koltès à travers le jeu d’emboîtement des espaces. Comme l’énonce June, confidente de Carole l’ancienne amie de Sallinger : « Tu sais, toi, où elle est la campagne ? Si tu prends le métro, et le train, que tu roules des jours et des jours, tu traverses New York, et toujours New York, la banlieue de New York, et la banlieue de la banlieue »
. « La ville est effrayante, le monde est effrayant »
, « l’on aura beau marcher, ce sera toujours des pavés (…) les pieds reposeront toujours sur un sol solide, sans mystère, entouré des mêmes gens et des choses pareilles »
. Espace d’enfermement sans fin ; à n’en point douter, c’est de ce terreau stérile que naît la convulsion du corps de Zucco. Il sait qu’il est impossible de fuir où que ce soit, que l’horizon de ce monde, si infini qu’il puisse paraître ne laisse aucune issue. Face à la mère de l’enfant qu’il a tué, au moment de partir en train, il explique cela : « Si on me prend, on m’enferme. Si on m’enferme, je deviens fou. D’ailleurs je deviens fou, maintenant. Il y a des flics partout, il y a des gens partout. Je suis déjà enfermé au milieu de ces gens »
. C’est pour cette raison qu’il renonce à quitter la ville. Ce qui déclenche cette cruauté, et de là l’élan de méchanceté meurtrière ce n’est pas une circonstance, c’est l’être humain en sa totalité tel qu’il se donne en sa vérité. Que cela soit pour Zucco ou pour Sallinger, les hommes sont devenus les organes, rats de laboratoire, de l’Inhumain le plus absolu, de la castration absolue du corps qui implique l’oubli même de cette castration. Sallinger : « tout mon effort porte sur cela : me garder de ces gens. Ce sont des rats. Et je ne supporte pas le regard d’un rat ; trouvez-vous cela supportable, vous ?… Même race, vous dis-je, même niveau d’existence, si vous me comprenez : les rats du pouvoir comme les rats de la populace, les rats blancs, rouges ou noirs, les rats esclaves et les rats maîtres »
. Zucco : « Ils sont comme des rats dans les cages de laboratoires. Ils ont envie de tuer, çà se voit à leur visage, ça se voit à leur démarche »
. Le seul monde possible pour ces gens, c’est le monde du laboratoire, de la réaction déclenchée, de la logique du stimulus. Ainsi, dans Quai Ouest, la famille de Rodolfe et de Cécile est le symbole de cette identification, se reconnaissant eux-mêmes rats, ils n’envisagent leur devenir qu’à travers l’espace mondain maîtrisé par la technique et l’économie, dont le trafic, le deal est l’image la plus crue. La cruauté vient de l’impossibilité de trouver une ligne de fuite, un devenir capable de préserver du venin qu’inocule l’espace public occidental. Elle est la position dévoilée d’un corps qui n’est plus face à l’extériorité que re-jet, rejet à interprété doublement à la fois rejet de ce corps par l’espace et rejet de la captation de cet espace par le corps
. Si effectivement, Jean-Yves Coquelin remarque parfaitement qu’il n’y a point de fuite à l’horizon
, reste qu’il n’y a point de ligne de fuite aussi verticalement, à savoir dans un devenir imperceptible, ou encore dans un dépassement. Si Sallinger « par-dessus tout au monde, aime lever la tête et regarder les étoiles »
, ayant une affinité seulement avec les oiseaux, pourtant il ne trouvera refuge que dans sa propre mort, incapable de sortir de lui-même, ne pouvant rendre effective la tension extrême de sa cruauté que sur lui-même, son propre corps. Le rejet se marque à même sa fragilité et sa différence, il se supprime. Roberto Zucco pour sa part dépasse cette limite propre à l’autisme latent du Rouquin, il n’a de cesse d’être hanté par la possibilité de s’enfuir verticalement, de sentir le revenant en lui d’Icare. « Il ne faut pas chercher à traverser les murs, parce que, au-delà des murs, il y a d’autres murs, il y a toujours la prison. Il faut s’échapper par les toits, vers le soleil. On ne mettra jamais un mur entre le soleil et la terre »
. Cependant, ce à quoi se confronte Roberto, ce n’est plus l’appareil d’Etat, mais la limite de sa capacité d’être, la limite propre à sa nature terrestre. Tentant de s’évader par les airs, il tombe et meurt.
L’espace est étouffement, car arraisonné, mis en boîte, découpé et géré par un dispositif symbolique qui n’a pour raison d’être que la négation du sans-fond de l’être de chaque homme. L’élan de violence, du surgissement corporel immédiatisable par l’espace symbolique provient de cette castration généralisée, amenant que l’homme, à l’image du client dans La Solitude dans les champs de coton, soit incapable de s’ouvrir autrement que selon la machination du dispositif dans lequel il est compris. La méchanceté et la cruauté qui lui est attribuée n’est pas ainsi une dé-viance, ou encore l’incarnation du mal radical, mais tout à l’inverse c’est la postulation d’une voie première et simple, car ancrée à même la chair, d’un élan qui en cette heure et en ce lieu, ne peut plus se réaliser pour soi, obligée alors de mordre la queue dans le tombeau du corps. La cruauté de Roberto vis à vis des autres, comme celle de Sallinger, est l’explosion qui succède à l’implosion imposée par l’extérieur. Cette méchanceté est la trace de la nécessité d’un geste singulier, enraciné non pas dans la routine de l’usinage, mais lié authentiquement à un élan irrépressible, ontologiquement plus essentiel que celui issu de la définition ambiante de soi. Combat de l’ipse contre l’idem, combat du soi contre l’habitude du même au sens de Blanchot ou de Ricoeur.
Dés lors si cette méchanceté est un geste de survie de la propriété de soi, quitte à en finir avec sa propre existence tel que le parcours de Sallinger peut le suggérer, ne pourrait-on pas percevoir la nature d’être du méchant comme étant fondamentalement plus profonde que celle « des rats » ? Si tel est le cas, ne pourrait-on pas faire apparaître dans le texte de Koltès d’autres formes de devenirs-animaux que celles symptomatiques des hommes aliénés, ceci permettant de comprendre plus exactement comment est envisagé l’élan du corps ?
Devenir animal : machine de guerre contre appareil d’Etat
L’homme-aliéné est identifié dans le théâtre de Koltès à certains types de devenirs-animaux comme nous l’avons souligné précédemment. Le devenir-animal n’est pas seulement métaphorique, mais il est réel, au sens où, à l’instar de ce qu’affirme Ionesco, « certaines mutations psychiques et biologiques peuvent parfois se produire qui bouleversent… »
. Comme l’analyseront Deleuze et Guattari : « Les devenirs animaux ne sont pas des rêves ni des fantasmes. Ils sont parfaitement réels ». « Chiens », « porcs », « singes » ou encore « rats », l’homme est découvert dans ces devenirs selon une certaine décadence, transfiguration monstrueuse, épidémique, amenant un oubli de son être. Le devenir-animal permet de sentir crûment, sans artifice – et c’est pour cela qu’il n’est ni métaphore ni analogie – le visage de l’humanité, en quel sens elle a renoncé à elle-même, en quel sens elle est plongée dans la nuit, éclairée par les lumières artificielles des réverbères. Le thème qui est suivi ici n’est plus la circonstance historique d’un monde, n’est plus la compréhension rationnelle de la perversion, du désir égocentrique de sa réussite dans une société tels les policiers corrompus de Ellroy, mais il est en deçà du rationnel mettant en question le destin de l’humanité comme déploiement de la rationalisation du monde. « La plus totale solitude, cette tragédie dont il ne cesse de nous parler, est inhérente à notre condition d’homme »
. Cette mise en question théâtrale de Koltès, cette mise en évidence des ténèbres, recoupe l’expérience ontologique issue de Heidegger. Celui-ci parlant du (Péril) Gefahr de l’Occident, de son enfermement explique que « la nuit du monde étend ses ténèbres ». Ces ténèbres sont le lieu où tout se confond, et refondu selon une autre nature, cette noirceur est le lieu où le devenir-animal de l’humanité se joue, se compose, trouve sa forme. Dans ces « lumières vulgaires »
, au cœur de « cette drôle de lumière », « cette saleté de lumière et la nuit qui encombre tout »
, le corps qui ressent sa pulsion de vie, veut se rapprocher du soleil, appartenant aux « lumières essentielles »
. Le soleil représente la lumière vraie, celle qui inondant de sa puissance le visage humain peut le révéler en sa propre nature
. Le client régulier, ce promeneur apeuré face au dealer, ne peut effectivement que s’en méfier, préférant rester docile, chien obéissant aux lumières artificielles des magasins qui fonctionnent aux heures homologuées
. Roberto, face à ces « lumières ordinaires »
, est pris dans le balancement d’un double devenir. Le premier est celui de l’imperceptible, de l’évasion, de la verticalité. Il entre en écho avec le soleil, il s’incarne implicitement dans un devenir-aigle, seul animal comme nous le révèle la tradition à pouvoir regarder l’astre en face. Toutefois, celui-ci est impossible tel que cela nous est apparu, c’est en ce sens qu’il se transforme en rhinocéros face au soleil. Dernier moment de la pièce : scène XV : Roberto au soleil : « Je suis fort, je suis solitaire, je suis un rhinocéros »
. Le devenir-animal de Roberto est celui de la bête monstrueuse, impassible au choc extérieur comme l’est l’hippopotame
. C’est celui du rhinocéros qui pourfend toute aire de sa cavalcade tonitruante, que rien ne peut repousser : « Quand j’avance, je fonce, je ne vois pas les obstacles, et, comme je ne les ai pas regardés, ils tombent tout seuls devant moi »
. C’est celui de la machine de guerre qui tente de ruer contre l’appareil d’Etat.
Cette transformation de soi de l’homme révolté, si elle est due au fait que l’on soit « border-line » pour reprendre l’expression de Julia Kristeva, s’accompagne toujours d’une métamorphose de soi. Pour Nietzsche par exemple, si un véritable devenir animal le hantait, reste que c’est dans la forme des objets de guerre et de combat, dans le champ lexical militaire, qu’il puisait ses métamorphoses personnelles. Laisser son corps exprimer son étouffement, c’est devenir un explosif : « Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite »
. Explosion qui vient faire la guerre dans la structure même de l’Etat, dans l’espace molaire qui s’agence autour de l’Unité qu’il incarne. Dans cette révolte, loin de vouloir passer inaperçu, il s’agit d’incarner l’abject pour l’Etat : la pulsion libérée, le corps non domestiqué, la chair vibrante des désirs qui naissent librement en elle. La « liberté signifie que les instincts virils, les instincts joyeux de guerre et de victoire, prédominent sur tous les autres instincts »
. Devenir machine de guerre, ce n’est pas incarner un état opposé à celui qui est en place, devenir le jouet d’une dialectique horizontale entre des idéologies, mais c’est revendiquer la possibilité pour sa pulsion la plus intérieure de se donner pour soi
. L’authenticité de son être doit pouvoir apparaître dans le champ de perception des autres, cette authenticité ne pouvant être que le mal. Roberto dés le commencement revient chez sa mère pour récupérer son treillis. Celui-ci est d’emblée perceptible comme le seuil de la transformation de Zucco en machine de guerre, ce qui est caractérisé par le refus absurde de la part de sa mère de lui donner « cette saloperie d’habit militaire »
. « Chemise kaki » et « pantalon de combat », armé d’un poignard, Roberto se fait nomade, mouvement qui se veut insaisissable et qui doit en finir avec les piliers de la morale. « Il faut tirer sur la morale »
! Assassinat du père, de la mère, du représentant symbolique de l’Etat, et du devenir de cet Etat : un enfant anonyme. Assassinats, non pas se donnant comme une fin, comme étant la vérité de l’acte, mais en tant que moment pour parvenir à entrevoir la pulsion qui l’anime. D’abord un oui à la vie. De sorte que Koltès aurait pu mettre cette formule de Nietzsche dans la bouche de Roberto : « un « oui », un « non », une ligne droite, un but… »
. S’il est devenu machine de guerre, c’est que le monde qui l’entoure l’a camisolé, a voulu lui imposer son sceau comme seul mode d’existence. Abjection de Roberto non pas en soi, comme s’il était le mal, mais en tant que le lieu où il s’incarne ne peut le supporter. Abject selon le regard d’autrui, méchant et arbitraire selon leur jugement. Or comme Roberto l’avoue : « j’écrase les autres animaux non pas par méchanceté mais parce que je ne les ai pas vus et que j’ai posé le pied dessus »
. La puissance propre du parcours de Roberto, n’exprime plus un délit de droit commun, le parcours subjectif d’une production issue des rouages de l’ensemble molaire de l’Etat, mais elle se révèle à partir d’une compréhension essentielle de la liberté humaine, à partir de sa libération. Au nom de Zucco, s’inscrit par esquisses, le hoquet d’une liberté qui ne peut trouver sa contrée de devenir. Au creux de son être se destine la parole du tragique moderne, celle de l’enfermement, de l’isolement, de la perte de vie
. Montrer cette force pour Koltès ce n’est plus montrer un méchant parmi tant d’autres, c’est au contraire tenter de montrer la vie
. La posture tragique de Roberto, sa mort absurde, désignent la souffrance de la vie, la convulsion du corps dans les terres décharnées de l’Occident. Ce que montre Koltès, n’est pas un symptôme de l’espace occidental, mais appartient à une intériorité que l’occident n’a eu de cesse de honnir, de mettre au ban, de condamner, et de ce fait de décréter « abject ». C’est cette puissance des nerfs, de la chair qui est repoussée, c’est la lignée de la terre, de la mère qui est refoulée. C’est ce que nous pouvons comprendre avec Julia Kristeva et ce qu’elle énonce de l’abjection propre au corps et aux pulsions du devenir animal : « L’abject nous confronte, d’une part, à ces états fragiles où l’homme erre dans les territoires de l’animal. (…) L’abject nous confronte d’autre part (…) à nos tentatives les plus anciennes de nous démarquer de l’entité maternelle ». Roberto représente l’abjection, le méchant, car sa mise en jeu se fait pour nous spectateur en rapport à des couches pulsionnelles profondes, premières, que nous avons bannies en nous réfugiant sous la protection symbolique du père, de l’Etat, et de l’arraisonnement qu’il effectue de nous : l’usine
. Roberto n’est impure que face aux préjugés ; considéré en lui-même, il « a une trajectoire d’une pureté incroyable »
. Certes en définitive, Koltès a bien une fascination pour ce personnage, mais ce n’est pas celle qui le relie à la mort comme l’a cru trop rapidement Anne Ubersfeld ou Colette Godard, mais c’est celle de l’irrémédiabilité d’une vie qui en lisière d’anéantissement n’a de cesse de crier sa vérité, l’élan inchoatif de sa pureté en devenir.
« Mythes de la vie humaine, sombres, et dénués d’espérance, mais non pas d’amitié et de tendresse : mythes qui ne sont pas renvoyés au passé, mais trouvent leur place dans le présent »
Anne Ubersfeld, Bernard-Marie Koltès.
L’abjection amène que l’on désire en finir avec le nom propre de celui qui est visé, que l’on décide d’effacer sa présence de toutes les ardoises du monde ambiant, refusant de le créditer d’une quelconque vérité par rapport au sens du monde humain. Toutefois, comme cela est apparu, dans cette lecture de Roberto Zucco de Koltès, au nom du méchant, peut s’inscrire en marge de tout attendu et en retrait de toute réticence, la vie nue, la vie non encore incisée par la herse de la colonie pénitencière, non encore ordonnée dans les archives de la mégapole occidentale. Faire ressortir le cri de vie et de liberté, revers d’une certaine définition de l’abject intramondain, revers qui pour lui-même demande à être inscrit comme élément d’explosion à même les surfaces et autres strictures agencées par l’Etat. Nom à oublier ; en contrebande : nom qu’il faut démarquer et exposer comme une provocation face aux normes, comme la nécessité de la reconnaissance d’une a-nomalie. Koltès n’avait d’autre but avec cette pièce, celle de graver ce nom, au nom duquel se joue un élan vital qui dépasse les ténèbres marécageuses des flux mondiaux, griffer de ce nom la membrane si hermétiquement close des préjugés qui définissent l’intentionnalité du regard des hommes
.
N’est-ce pas là alors offrir un mythe du méchant comme une vérité qui ne peut être énoncée rationnellement ? Le théâtre ne devient-il pas en cet instant la source d’une vérité qui n’est pas copiée sur le réel, mais qui s’inaugure comme réel par elle-même, en deçà de la dichotomie fiction/réalité spéculative ?
Définissant l’effort de la pensée absurde, Camus pose que « Le sort de <la pensée de l’homme> n’est plus de se renoncer mais de rebondir en images. Elle se joue – dans des mythes sans doute – mais des mythes sans autre profondeur que celle de la douleur humaine et comme elle inépuisable »
. Le mythe, antérieur en son dire, en sa phonè à toute spéculation logocentrique s’appuyant sur la graphè, devient le lieu du déploiement pour de nouvelles réalités, qui ne sont autres que le plus ancien qui se révèle. Toutefois, il ne s’agit pas de reprendre les personnages des anciennes tragédies, qui peut-être n’auront plus la force plastique nécessaire pour que nous ressentions la morsure de leur vérité, mais et là Artaud avait totalement conscience de cette nécessité, « autour de personnages fameux, de crimes atroces, de surhumains dévouements, nous essaierons de concentrer un spectacle qui, sans recourir aux images expirées des Vieux Mythes, se révèle capable d’extraire les forces qui s’agitent en eux »
. C’est ce qu’accomplit semble-t-il Koltès, dés lors qu’il tente d’extraire de sources mythiques anciennes le sens de Roberto S/Zucco : « Je trouve que c’est une trajectoire d’un héros antique fabuleuse »
. C’est ce qui le conduit dans la scène finale à le faire appeler « Goliath », puis « Samson ». Koltès ici ne renoue pas avec les mythes comme purent le faire Cocteau ou Anouilh, mais ils puisent dans les forces archaïques des récits fondamentaux pour en abreuver selon son visage même, le monde qui nous entoure. C’est dans cette nouvelle force plastique que la « mèchanique » de cet élan vital peut s’édifier nous bouleverser nous prenant dans l’oscillation d’un solécisme : à la fois fascination pour celui qui représente le héros tragique, et répulsion face à l’abject propre à ses actes. Ce que découvre Koltès, c’est une machination plus ancienne que celle qui a vaincu avec la méthode scientifique et l’ordre technologique, c’est une machination, dont la mécanique renvoie au sens archaïque grec : la mèchanè n’est pas issue de l’ordre, de ce qui est anticipable car maîtrisable, mais elle est tout à l’inverse, machine de guerre, machine de théâtre qui sert à créer les surprises, les courts-circuits qui interrompent l’action prévisible. Elle est le signe de la présence des forces dionysiaques. Cette mèchanè, corps de Roberto, s’inscrit ainsi contre l’appareil d’Etat, et elle extrait ses forces de ce fond abyssal du surgissement de l’humanité. La mort de Roberto elle-même est inscrite dans le destin de cette mécanique d’être : ce sont les forces cosmiques, vent et soleil qui le ramènent à sa limite d’homme, à l’impossibilité d’un autre devenir que celui de créature terrestre. Etymologie délirante, surgie d’une affinité phonétique, le méchant est le jouet d’une destinée qu’il ne contrôle pas, figure emblématique d’une errance qui jette son visage à la poussière. Il est le lieu de la mèchanè. Cependant, derrière cette étymologie monstrueuse se cache un lien étroit avec le véritable noyau étymologique du méchant : mescheoir : avoir mauvaise chance, et plus exactement tomber mal, n’être pas en phase avec le bon moment, le kairos. Le méchant c’est celui qui déroge dans son action, parce qu’il est le jouet d’un destin qui ne peut s’accomplir en ce lieu et ce temps qui sont les nôtres.
La dernière pièce de Koltès aura été celle sans doute qui montre le mieux le tragique de la vie libre, davantage que Sallinger, dont la mort est un suicide, ou encore La nuit juste avant les forêts, où le narrateur en reste à l’ordre fantasmatique de sa logorrhée. Retournant nos catégories, les prenant à leur propre jeu qui tourne autour de la répulsion face au mal, il a fait émerger, l’absurdité de l’existence en cette nuit du monde.