OEUVRES
ARTICLES
EXPOSITIONS
FILMS
LIVRES

Violence et littérature (Le Philosophoire n°13 – 2001)

 

(notes singulières sur un cas de différend)

 


Hypothèse de lecture 1 : le signifiant “ violence ” tire son sens actuel de la sphère médiatique ou encore des mythes qui irriguent l’imaginaire politique et populaire. Violence des banlieues, violence économique, violence politique, violence morale, etc… La violence, signifiant qui renvoie à l’extrême, à l’excès, qui stigmatise la limite, qui marque la frontière entre le normal et le pathologique. Mais quel en est le sens ? Quel impensé hante cette désignabilité, au point que d’emblée, sans autre réflexion que la marque de l’interdit ou du renvoi, celle-ci soit directement intelligible au niveau de la communauté, à savoir fasse sens sans réelle médiation au niveau de l’intentionnalité intersubjective ? La violence loin d’être un signifiant médiatique ou sociologique ne renvoie-t-elle pas bien plus tôt à un vécu de sens qui est toujours enduré d’abord et avant tout par et dans un corps singulier ? La violence du fait qu’elle soit toujours cela qui est ressenti par celui ou celle qui en est le destinataire, ne rompt-elle pas toute forme d’économie théorique ou toute tentative de captation conceptuelle, au sens où la douleur et la souffrance qui sont consubstantielles à son éruption, à son effraction, ne peuvent s’exprimer que dans un idiome qui n’a pas le recul dans son témoignage pour en différer, s’en abstraire ? Qu’est-ce que témoigner de la violence sans la neutraliser, sans la faire devenir simplement un objet de spéculation (l’autre de la norme et du contrat: l’altérité), sans la ranger dans le réceptacle des notions qui appartiennent à la philosophie ? Une partie de la littérature contemporaine me paraît répondre à ces questions. Non pas répondre au sens d’une explicitation didactique obéissant aux lois du discours théorique, mais dans la pure immédiateté hétérogène de sa langue qu’elle déploie et laisse libre de lecture. Elle témoignerait ainsi du fond intuitif signifié par ce signifiant, l’ouvrirait aussi me semble-t-il comme on ouvre une boîte de Pandore. 


Hypothèse de lecture 2 : la littérature & la poésie tiennent un répons, n’arrêtent pas depuis deux siècles de se faire le répondant de ce que Foucault au final de l’histoire de La folie à l’âge classique ou encore dans Les mots et les choses décrypte comme la sédimentation de la sphère rationnelle et son effacement de toute obscurité par le discours. La littérature &  la poésie sont ce lieu de porosité où ce qui tient des officines institutionnelles, des commerces symboliques en tout genre, est repris, montré, non plus selon la noblesse des titres qu’on lui s’accorde mais jusqu’au limite de la plus grande absurdité. Mais c’est cela aussi qui est récupéré dans l’entreprise de la rationalité. Récupération sous le terme de Culture. Baudelaire, Lautréamont, et tant d’autres = objets de spéculation pour la rationalité, objets et donc plus réellement intensité vivante de la chair d’une langue qui signe de par sa présence la possible fracture de l’homogénéité d’un monde. Veyne explique dans son René Char en ses poèmes que la communication du texte, autour du texte tend à la “ violence : elle change quelque chose à quelque chose ”. Communiquer les textes, les faire entrer dans le panthéon de l’histoire littéraire, dans son économie, s’accompagne de leur évidemment, de leur sédimentation en tant qu’objet d’analyse. De la transformation de leur singularité matérielle et de leur intensité spécifique selon les exigences d’homogénéisation de la Culture. D’un côté récupérée, de l’autre, celle qui actuellement vit et dont nous allons parler, est étouffée, non pas interdite, mais posée au lieu du différend. Impossible présence, souterraine, la langue en son foisonnement littéraire est la victime d’une violence absolue la contraignant en France à être imperceptible, à être la part maudite du langage conventionnel, le refoulé, ce qui défini résiduellement est mis au ban des formes de diffusions officielles. Lyotard définissant le différend explique que c’est “ le cas où le plaignant est dépouillé des moyens d’argumenter et devient de ce fait une victime. (…) Un cas de différend entre deux parties a lieu quand “ le règlement ” du conflit qui les oppose se fait dans l’idiome de l’une d’elles alors que le tort dont l’autre souffre ne se signifie pas dans cet idiome ”. La récupération = mise en économie de l’hétérogène. Le rejet & l’effacement = le refoulement, la résistance à l’hétérogène.   


Hypothèse de lecture 3 : Face à cet étouffement, cet effacement constant de la littérature contemporaine, celle-ci travaille à lutter, à déployer en contre-signature de cette logique de neutralisation, une autre violence. Quelle est-elle et comment se déploie-t-elle ? Est-ce seulement une opposition frontale qui a lieu ? La violence qui est comme inhérente à de très nombreux textes contemporains, à comprendre du XIXème siècle à la fin du XXème siècle, doit être interrogée pour elle-même, de peur de la voir elle aussi assujettie immédiatement au contenu intuitif du signifiant violence et à l’économie qui en est faite, et dès lors rejetée, traitée d’abjecte, refoulée comme fond pulsionnel inadmissible. Ici se pose à mon sens l’une des nécessités du rapport entre la structure consensuelle qui règle la Culture et de l’autre la littérature comprise dans l’inchoativité de sa gestation et de sa concrétion. Prigent dans son dernier livre explique qu’un manque, ou bien un évitement creuse et en quelque sorte dessert cette littérature : la quasi-absence de “ quelques bouts de programmes décomplexés de la crainte d’être lourd, intellectuel, matamore ”, c’est pourquoi il sollicite que se développent des “ aperçus critiques qui pourraient profiler une vue d’ensemble des questions qui font "art" ”. Il  demande ainsi un “ effort (même sporadique, bancal) d’articulations desdites questions aux manifestations plus "extérieures" du réel contemporain ”. Il s’agit alors de prendre cette exigence au sérieux. Interroger le rapport entre une certaine forme de littérature et la réalité homogénéisée du monde, ceci à partir de la compréhension de la violence, n’est autre que la proposition de témoigner d’une spécifique hétérogénéité entre deux formes intentionnelles du rapport aux choses et de là de la distance de deux régimes de langage. 


Ainsi, en quel sens légitimement est-il possible de dire qu’actuellement, selon les normes même de l’économie linguistique qui est à l’œuvre, il y a une véritable violence imposée par les institutions symboliques de la culture ? Comment celle-ci se traduit-elle ? Face à ce constat, qu’est-ce qui est à l’œuvre, en tant que témoignage d’un différend, dans la littérature & la poésie? Pour quelle raison, lui est-il nécessaire de s’en tenir à un idiome qui semble irréductiblement séparé, en écart, des lois économiques du langage social et culturel ? En définitive, à contrario de ce que peut analyser Prigent comme absence ou encore impensé de l’enjeu politique, quelle est la nécessité de la position de cette littérature afin que puisse se déterminer aussi bien une spécificité politique en contrebande des régimes politiques officiels, ceci à partir de la médiation d’une poéthique de l’altérité ?   


 

1ère lecture : La langue du réel ?

Tramé, tissé, plan découpé, le “ réel ” ne semble que l’entrelacement symbolique d’une diversité d’institutions qui en constituent la densité, l’effectivité, la possibilité d’une relation. Le “ réel ”, domaine asservi au verbe, à la monstration drastiquement établie sur la possibilité de l’intelligibilité du langage. Postulat de la  linguistique : coder le monde. Codification selon deux principes : la formation in abstracto de signifiants + la logique interne du langage comme possible agencement de processus phénoménaux externes. L’institution symbolique comme manœuvre généralisée tendant à clore le monde dans les limites de la cohérence et la logique interne de son régime de signes. Surcodage après transcodifiction. Règne du signifiant et suprématie de la désignabilité signifiante. Tel que le dit Nietzsche, avec le XIXème siècle, ce qui prévaut ce n’est pas tant “ la victoire des sciences que la victoire de la méthode scientifique ”. Le monde biffé en sa densité phénoménale, en sa durée pré-anthropologique, seulement perçu à l’aune des structures symboliques sous le mot d’ordre de notre articulation. Hegel a eu raison : l’Aufhebung a son effectivité dans l’ab-soluité d’un monde de l’esprit qui ne regarde que vers l’intérieur de ses propres limites, sans jamais regarder vers l’extérieur. Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel. La poésie = jeu de mots. Volonté de dénier à la littérature la possibilité d’un contact avec ce réel-là, celui-ci étant pris dans le croisement d’une économie de la raison et n’ayant de vérité que par elle. La langue actuellement, comprise à partir de la critique de la société du spectacle : enfermement dans la représentation et la communication de celle-ci en tant que “ réel ”. Le réel n’est pas ce qui est donné à la singularité vécue d’un sujet, mais il dépend de la constitution et de l’économie d’une homogénéité référentielle  partagée intersubjectivement. Le langage n’est pas en rapport avec une extériorité, mais il en marque la fin, il vient l’effacer, l’ordonnant. “ Le langage n’est pas la vie, il donne des ordres à la vie ; la vie ne parle pas, elle écoute et attend ” (Deleuze/Guattari). Phagocytée, la vie n’apparaît plus que dans le péril qui déstabilise le langage, là où les mots officiels manquent, là où il y a exigence de construire de la représentation : la maladie, la perversion. Creux soudain dans le régime symbolique de maîtrise du monde, creux éphémère, tellement l’institution précipite rapidement le discours afin de reboucher l’interstice ouvert par l’énigme de ce qui appartient au phénomène en tant que rien d’autre que phénomène. La vie n’est pas placée seulement dans un litige par rapport à notre humanité, mais volontairement violée, violentée par nos efforts d’emprise de la “ nature ”, nul procès seulement la volonté de lui faire tort, de la faire taire, d’enlever son inchoativité constitutive. Qu’est-ce qu’un tort ? Un tort fait à la phénoménalité, qu’elle soit la nature ou un homme pris dans l’inchoativité fondamentale de sa singularité ? Une atteinte amenant qu’il y aurait une impossibilité d’en témoigner. Lyotard : “ C’est le cas si la victime est privée de la vie, ou de toutes les libertés, ou la liberté de rendre publiques ses idées ou ses opinions, ou simplement du droit de témoigner de ce dommage, ou encore plus simplement si la phrase du témoignage est elle-même privée d’autorité ”. Le langage conventionnel, constitutionnel, définissant la sphère intersubjective du monde social et de sa culture accomplit un tort généralisé à ce qui lui est extérieur. Comment ? Par élimination progressive de toute autre possibilité de voir, dire et comprendre que celle que la réalité sociale propose comme Novlangue. Découpage des choses : la syntaxe et le vocabulaire commun à une communauté devenant mondiale et dont les valeurs ne sont plus que les seules existantes. L’impossibilité pour ce qui est étranger à ces formes d’énonciation, que cela soit les choses ou les êtres, de pouvoir témoigner. Être préjugé, c’est par avance anéantir toute revendication de soi comme extérieur, distinct de la communauté et l’ensemble possible de ses énonciations. La logique du préjugé est la possible aliénation de tout rapport, de toute rencontre sous la logique de l’intrus. Tyrannie du logos, et précipitation convenue de la logique de l’épuration en cette heure où le spectacle ne cesse de prôner la tolérance. Plus On dispense sa bienveillance, moins On écoute et est prêt à accueillir la différence. Le langage comme garde frontière. Nouvelle ère pour la désignation du barbare. Peut-être aussi nouvelle inquisition  ce qui ne correspond pas à la transparence voulue du signifiant doit être isolé, interdit, surveillé. “ Derrière l’abolition faussement démocratique des formalismes, de la politesse surannée et des conservations inutiles, où l’on n’a même pas tout à fait tord de ne voir que bavardages, derrière une clarification et une transparence apparente des relations entre les hommes, où plus rien n’est laissé dans le vague, c’est une brutalité pure et simple qui s’annonce ” (Adorno). Violence de la transparence, violence de l’intentionnalité économique par la sélection : “ Les mots étrangers sont les juifs du langage ” (Adorno). Violence du speculum d’un langage qui n’accepte plus l’obscurité, ou encore l’arte-fact. Violence par fixation, déréalisation et sélection. Mode de la réalité déréalisante. Non pas du virtuel (ontologiquement appartenant au réel) mais de la chimère, de la comète, de ce qui n’accroche plus. Virilio : esthétique de la disparition & vitesse et politique. La langue du réel actuellement, et depuis certainement le coup de semonce du XIXème siècle (entre Baudelaire, Nietzsche, Lautréamont) est celle de la froideur mortifère de ce qui non seulement ne vit pas, ne dure pas mais en plus, vampirise à l’extrême toute pulsion, tout ce qui survient comme l’indiscernable, le disséminé, comme toujours différé par rapport à la saisie par le spectacle offert par le langage. C’est une langue de l’économie de toute forme de temporalité, de l’indexation du temps en faveur de la rapidité des échanges et de là de l’effacement de toute forme de résistance, en tant qu’hétérogène en son régime de signes à cette homogénéisation. “ La violence de la société industrielle s’est installée dans l’esprit des hommes ” (Adorno et Horkheimer). 

La vampirisation = se faire sucer, évider, éventrer et devenir toujours dés lors nous-mêmes un vampire. La vampirisation fonctionne comme neutralisation de la singularité et insertion dans la communauté symbolique des vampires. Une corruption sans limite. Le théâtre ici : le devenir meute chez Ionesco. La politique  aussi : l’histoire du XXème siècle. La vampirisation comme extraction de toute tension libidinale non fixée, en devenir, et sa structuration/sédimentation sur les pôles d’attraction momentané de la communauté. La société des vampires est un essaim de sauterelles. La vampirisation se construit par la neutralisation du passé transcendantal de l’individu. Déjà dit par ailleurs : c’est l’histoire du progrès ou encore la question de la communauté totalitaire. Le redire cependant. Le passé transcendantal est le passé originaire qui donne la condition de possibilité au cogito empirique de se poser dans l’horizon d’un passé qui fait sens, ou encore de faire varier infiniment au niveau éidétique, les figures possibles de ce passé (de la position croyante en une origine onto-théologique, au ralliement politique à une figure charismatique). Or le passé transcendantal se définit comme centre indéfini pour la variation possible des identités de soi. De sorte que si un système arrive à canaliser ou encore à se faire identifier à ce qui est senti intuitivement comme passé dans toute recherche de sens, alors elle neutralise au niveau transcendantal la variation des possibles des sens définis comme horizon à partir duquel s’ouvre un avenir. La vampirisation venant sucer l’énergie, glisse aussi la nécessité de l’identification symbolique, toute recherche du sens ne devant se faire que dans l’essaim des possibilités actuelles qui sont diffusées par la communauté. La force du vampire : son langage. Il était appelé Léviathan, maintenant vampire. Il était défini, maintenant il est total, insaisissable : appareil d’Etat/meute. La vampirisation est un évidemment de la singularité et de sa possibilité d’articuler, de forger son idiome. La vampirisation si elle neutralise le passé transcendantal, elle cadenasse de même la variation idiolectale propre à la singularité. Principe de la Novlangue selon Prigent : “ élimination des termes et des liens syntaxiques anciens ; suppression des connotations ; abréviation, euphonisation, univocité. Objectif : un parler policé, purgé des marques différentielles (patrimoniales, régionales, sociales, intimes, stylistiques) ”. Aller plus loin, elle empêche toute variation des connections possibles dans la langue par absolutisation des connections propres à lui garantir sa propre réalité. Le réel devient l’agencement primitif des marqueurs institutionnels de la langue. C’est la dimension idiolectale qui est neutralisée, et non pas seulement la dimension empirique du langage. L’évidement tient à l’impossibilité de la position d’un “ soi ” dans le réel construit. Vampirisation = hypnotisme. “ Là où le monde réel se  change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique ” (Debord). Le “ Je est un autre ” apparaît, dans toute sa cruauté, être le reflet du “ ON ”, chacun bien agencé dans l’entrelacement des attendus. La crise du sujet qui n’a de cesse d’être rappelée par la littérature ou encore la philosophie n’est autre que la mise en lumière de cette logique interne qui vient à la fois étouffer tout horizon du sens de la subjectivité en-dehors de la communauté et de ses définitions de la subjectivité, et toute possibilité d’un dire qui tirerait sa force de la force même du singulier. Le dire, du fait même qu’il semble présupposer la communication et la fixation, tient toujours pour sa légitimation à la forme même d’un langage conventionnel. Le symptôme le plus évident : les médias. 

Constat : il y a une violence exercée et absolutisée dans l’entreprise économique du monde contemporain. Celle-ci se construit sur la mainmise absolue de toute forme d’énonciation ou d’articulation. Violence, violare = “ porter atteinte à, endommager un territoire (…) profaner, outrager ”. Assignation à n’être que dans la seule sphère du réel social, à n’être que selon son propre principe de jouissance. A n’avoir d’identité que par les attributs que la société et l’hégémonie de son empire économique fournit. Le lieu qui est profané n’est autre, me semble-t-il, que celui de la singularité et de sa possibilité de témoigner selon le régime hétérogène de sa langue et de son vécu de sens. Dès lors comment la singularité peut-elle encore parler à partir de son propre fond si ce n’est par le travail propre à la littérature, à une certaine forme de littérature qui s’échappe de l’emprise de l’économie de la Culture. De fait, si la Culture ne promeut que le représentable, biffant ou évacuant par sa logique tout irreprésentable, la littérature ne se déterminerait-elle pas comme l’incommensurable à cette Culture, ne serait-elle pas en quelque sorte irréductible à toute possibilité de réduction économique ? Quel serait alors son idiome ? Quelles seraient ses stratégies – plus ou moins conscientes – pour déployer une résistance ? De quelle manière le corps castré et contraint de se décharger pulsionnellement sur les objets de la consommation, apparaîtrait alors ?


 

2ème lecture : un sentiment d’étouffement au dedans (littérature et sujet)

  Voix du silence = sur le tissu de l’autorisé, dans les trames visibles de l’enchevêtrement infini des informations et de leur mise en spectacle, il ne reste plus que le silence du négatif. Or jamais le silence ne dit ce qui est passé sous silence. Par essence, le tu, l’inouï ou l’inaudible est indéfini quant à son contenu, à ce qu’il désigne, ce qu’il revendique. Retour à la logique du tort, mais sous l’angle de ceux qui sont ainsi camisolés par l’appareil tortionnaire. Selon, Lyotard, le différend se définit lorsque celui qui est la victime ne peut même lorsqu’il veut témoigner se faire entendre, comme s’il était aphone.  

Face à cet étouffement, certaines tentatives littéraires semblent vouloir retranscrire l’étouffement lui-même. Artaud et le nom, Artaud et le découvrement ontologique d’une autre forme de manifestation que celle qui passe par la grammaire de l’être. Artaud et la volonté de sortir, de briser le carcan de cette horlogerie de l’âme viciée que représente l’exploitation humaine de l’humain, ce qu’il indique sous le terme de vampirisation. Artaud et la recherche absolue d’une singularité qui n’entre pas dans le tombeau que l’extériorité lui a fabriqué. “ Tout vrai langage est incompréhensible ”. L’étouffement est celui de la volonté politique de ramener le singulier à l’identité, de penser la singularité à l’aune de son implosion dans l’UN. Michaux a parfaitement perçu cette capture par la figure de l’UN. Dans sa Postface à Plume, il mettait en évidence la non congruence entre le singulier et l’unité pensée sous la figure du moi. Le Moi est une foule, et l’écriture témoigne de cette foule. Toutefois, tous les deux, recherchent un fond originaire me semble-t-il, un fond inaliéné, dont ils voudraient se faire l’expression. Chez l’un comme chez l’autre il est possible de retrouver la même volonté de découvrir ce qui est perdu, voilé, happé, étouffé, mis entre parenthèse, neutralisé. Ligne de cruauté pour Artaud et volonté du corps non organisé par une syntaxe, ligne des archèsignes pour Michaux. Même volonté chez les surréalistes. Toutefois, si effectivement, nous ne tombons plus dans l’illusion de la part sauve, de ce qui serait sauf en deçà du travail de capture, que reste-t-il ? Quelle serait l’expérience qui endurerait sans transcendance, dans sa langue, cet étouffement ? Sans transcendance, à savoir sans volonté de réifier un horizon originaire qui serait pensé comme voilé ?

Face à cette violation constante de soi, à l’extérieur de soi et à l’intérieur, est-ce que la littérature n’aurait plus que pour geste d’existence de montrer en quel sens le singulier apparaît dans sa pure aliénation. Non pas en le disant, mais en se faisant la présence même de l’aliénation. Ainsi Tarkos, dans FACIAL, exprime à l’absurde son embrigadement dans la nation : “ Je suis un poète français. Je travaille pour la France. Je travaille à la France. J’écris en français. Je serai un poète de la France. J’écris en langue française. La langue française est le peuple français (…) ”. Le poète qui s’associe au peuple, qui se fait patrimoine, qui marque là, sa totale assimilation à la société du spectacle, à sa spectacularisation. Charles Pennequin, de même témoigne de cette radicale présence de l’aliénation en soi, comme singularité de soi. En parallèle à Tarkos, il notait dans l’anthologie Ouvriers vivants cette absorption de soi par le réel institutionnel et son identification à celui-ci : “ je suis heureux / j’habite en france / j’ai de bons rapports / je m’organise bien / je fais des efforts / je m’intègre / j’ai du boulot / je suis né / en france / j’aime mon boulot la france / je suis à me creuser / je creuse pour vous / mon moi se creuse / français / j’habite en france / la France ma bite ” . Ironie de cette naturalisation de la langue, de cette mis en situation de la langue aliénée. Ironie au sens de Dada, mais pas avant tout dans l’accusation, mais dans la reprise au second degré des conventions.  Effectivement en martelant ainsi, dans la contingence des dérapages linguistiques, leur appartenance à la France, Tarkos comme Pennequin évacuent toute absoluité de cette appartenance et montrent son absolue contingence. Toutefois, l’ironie ne peut prétendre être la modalité déterminante aussi bien de la singularité de la souffrance ressentie face à la violence de l’homogénéisation économique, que de la singularité hétérogène qui porte celle-ci. L’ironie est toujours reprise et détournement, elle se structure sur le recul. Qu’en est-il quand le corps ne peut plus reculer, prendre la distance nécessaire à sa préservation ? Ne surgirait-il pas une gravité singulièrement rattachée à la langue ?  

 Ceci ressort Dedans, magistrale monologue-poème en prose, signe la crise du sujet dans un monde inapte à le faire oublier, à le réguler. Au-dedans, nul horizon d’un devenir serein, d’une sortie, d’une possible fuite, d’un renouveau : seulement la marque du caractère pathologique d’une rumination mentale issue d’une insertion dans le monde et son réel. Texte où il est impossible de fixer un sujet énonciateur, où nous n’avons à lire que la chute d’une conscience dans l’inconsistant tourbillon de sa matérialité, causé par sa mise en perspective à travers le spéculum du spectacle. Pennequin tout au long de cette prosodie sans respiration marque la folie de la perte radicale de soi. Tour à tour : Je, moi, tu, lui, On, nous. Tout à la fois foule et néant. Tout à la fois singularité et éventrement de celle-ci par une multitude de spectres qui viennent le harceler au plus profond de lui-même. Si Julien Blaine pouvait montrer dans l’un des ses poèmes sonores, que la claustrophobie s’éprouve dans l’immensité même de toute une civilisation (“  claustrophobie dans un pays de deux cent mille kilomètres carré et par conséquent claustrophobie sur un continent et par conséquent claustrophobie, claustrophobie, claustrophobie ”), Pennequin ici donne à entendre que cette claustrophobie tire sa densité de la pression qui s’exerce sur le corps celui de la chair et de la langue. 

Se marque une rupture du principe de la volonté d’identité, rupture assumée. La société, et Freud avant Lacan l’avait constaté dès les années 1916-17, fonctionne par l’économie des pulsions antagonistes à la structuration du moi (structuration dans l’image narcissique). Elle tente d’établir en relation à sa castration de la libido, un transfert affectif sur les valeurs sociales. “ La société est également intéressée à ce que le développement du besoin sexuel soit retardé jusqu’à ce que l’enfant ait atteint un certain degré de maturité sociale. La sexualité, si elle se manifestait d’une façon trop précoce, romprait toutes les barrières et emporterait tous les résultats si péniblement acquis par la culture ” Ce transfert doit permettre au sujet de se poser dans une jouissance que lui fournissent les valeurs sociales et par cette jouissance de s’atteindre en tant qu’identité réelle dans le tissu d’un monde. Ainsi la perspective du moi dans son rapport à l’économie n’est autre que celui de la recherche de la jouissance en tant  que mise en lumière de son unité. L’aventure de ce monologue de Pennequin, loin justement de se poser dans l’affirmation de cette volonté, témoigne de l’impossibilité d’obtenir une identité par le perpétuel déport de toute instance incarnant la source du dire. Il se fait présence aride et abrupte de la dépossession, du vampirisme. Présence et non pas représentation. La violence même de ses phrases courtes, réduites à de simples propositions, s’impose comme le signe d’une autre violence : celle du monde et de son économie du sujet. Ce qui s’exprime avec violence c’est une béance qui ne peut être ressaisie autrement que dans l’endurance de sa propre violence. Béance du corps, d’un pourrissement généralisé de soi en deçà des masques et stratégie de dissimulation de l’économie. Le résiduel, le déchet semblent être la marque de cette irruption du refoulé par l’entreprise de l’économie du sujet. Pour Pennequin, cela s’ouvre comme résiduel de la mémoire dans ses Bobines (les anniversaires, les peurs d’enfant, les images télévisées), les résidus des expressions populaires (son texte est ponctué du prêt à employer des ritournelles conversationnelles), la multiplication des instances énonciatrices.     

Cet étouffement apparaît de même dans toute sa brutalité chez Mehdi Belhaj Kacem dans la communauté désoeuvrée/désarticulée de son corps. Communauté en sédition, en effraction, qu’il découvre notamment dans l’expérience du LSD décrite dans 1993, en dehors de toute transcendance, en dehors de toute réification d’une vérité originelle. Le seul dévoilement est celui de la matérialité : “ maints consommateurs lysergiques croient voir dieu : pour s’être infusé dans ce qui le détermine, le consommateur d’acide se persuade d’être entré dans dieu, alors qu’en fait il s’est immiscé dans le dessous des cartes ordonnant tout, là où les molécules et bactéries s’aspirent et s’empestent et s’affrontent à divers degrés, sans repos ni baisse de régime (..) ”. Ressentir le corps, en deçà de sa capture économique, c’est s’ouvrir au fourmillement de sa matière, à l’infini de ses pulsions, qui officiellement refoulées pour que l’individu se structure socialement, pourtant se font meutes dès qu’elles sont visées dans une expérience singulière. Le sentiment d’étouffement, lorsqu’il est enduré, à l’inverse de renvoyer à un recul (l’ironie), provoque la soudaineté effrayante d’une irruption de la matière (l’hétérogène pour toute entreprise de neutralisation) : matières de l’appareil psychique, matière du corps. La contrebande de la violence institutionnelle qui est sourde et indiscernable tellement elle concorde avec la structuration du moi, est une autre forme de violence dont témoigne cette expérience : celle du surgissement de ce qui n’est plus sous le contrôle stricte d’une volonté totalitaire (organe efficient du moi). Mehdi Belaj Kacem, comme tant d’autres actuellement tel Prigent dans Le professeur, Antoine Dufeu dans Surtout tout à part, et cela dans l’horizon des écritures fécales d’un Guyotat, dévoile cette part de violence de la pulsion, endurée pour elle-même, jusque dans son horreur la plus insupportable : “ La grouillance fulmine de flambée et de gerbes d’émulsions sonores, de morve fusée de toutes parts (…) Creuser à la pioche le cep d’entour, trueller le gypse où nous nous démenons (…) Après la particule petite Mehdi passée transfuge dans le courant fourmillant des matières, me voici brave cochon, petit goret qui s’ébroue à loisir dans sa fange putride ; je m’y roule, je m’en barbouille à poignées giclantes et chaudes, épaisses et merdeuses ; j’y plonge ma langue et m’y touche les glandes, hmmmm ”. L’écriture contemporaine ici mise en évidence est celle de la fêlure qui s’ouvre sur le corps. Le processus d’homogénéisation sociale tente de cicatriser celle-ci, de la faire oublier. Ère de la santé. Ère de l’insouciance de la vie dans l’amnésie de son propre corps. La fêlure, puis l’éventrement de soi, ouvre au corps et son fourmillement refoulé. La fêlure est l’engagement du corps, une douleur qui rompt toute identité officielle. La violence faite au singulier, à l’hétérogène, se constitue comme déplacement du sentir de la fêlure et son repositionnement dans des causes qui lui sont exogènes. La littérature dans son touché du corps, dans la fêlure de son corps contingent, est un engagement du corps, qui ne se décentre plus de lui-même, mais se saisit dans la souffrance interne de sa propre présence. “ Seulement pâtir, pour épaissir la plus grande force agissante de la pensée, sa pérennité incadavérisable ”. Plus aucune fuite, dans l’affect de cette écriture contemporaine, c’est au-dedans que se joue la présence de l’entreprise totalitaire du monde. Non plus au-dehors, corps étranger qui garantit selon cette localisation l’indemne d’un corps propre, mais au-dedans, dans le sujet lui-même, le constituant en lui-même comme sujet.  

L’hétérogène se découvre non pas dans une intention, ou encore une mise en critique de la violence (économie de la subjectivité), mais dans l’expérience qui refusant la neutralisation provoquée par l’effort de synthèse et de maîtrise de la conscience, redécouvre à partir du corps ce qui constitue matériellement le singulier : une multiplicité hétéroclite et hétérogène de tensions, de pulsions, de références, de constitutions de soi. Mais, si se détermine bien un refus de la neutralisation de cette matérialité (ce qui dans son extrême tient au recours théorique au concept d’altérité et sa constitution comme verso dialectiquement défini de la clarté rationnelle), est-ce que la langue elle-même ne serait pas ouverte  elle aussi à cette hétérogénité ? N’y aurait-il pas dans ces expériences de la littérature & de la poésie une violation du régimes des signes conventionnellement établis ? Cette grouillance dont parle Mehdi Belhhaj Kacem dans 1993 et qui fut le thème de son premier roman Cancer, ne serait-elle pas ce qui surgirait dans l’articulation du corps singularisant ses propres tensions en langage ? Et ceci, non pas dans la volonté de retrouver un avant langage (Michaux/Artaud) mais de dévoiler dans l’immanence et l’imminence d’une articulation sans transcendance, la matérialité réelle de toute énonciation ressentie en son déferlement singulier ?           


 

3ème lecture : matérialité littéraire contre novlangue 

Foucault expliquait qu’avant la Renaissance, le langage se donnait “ d’abord, en son être brut et primitif, sous la forme simple, matérielle, d’une écriture, d’un stigmate sur les choses, d’une marque répandue par le monde et qui fait partie de ses plus ineffaçables figures ”. Langage chose, écriture matérielle des choses, le langage avait lui-même l’épaisseur énigmatique du phénomène. Or, tel qu’il l’analyse en poursuivant son enquête, le langage “ ne trouvera plus son espace que dans le régime général des signes ”. Ce que par ailleurs Deleuze/Guattari ont analysé comme postulat de la linguistique : “ Si le langage semble toujours supposer le langage, si l’on ne peut pas fixer un point de départ non linguistique, c’est parce que le langage ne s’établit pas entre quelque chose vu (ou de senti) et quelque chose de dit, mais va toujours d’un dire à un dire ”. Ou encore ce que Lyotard, et cela certainement à partir d’une critique de la mathèsis universalis, a posé comme idiome universel : “ la théorie de la communication détermine une unité comptable en algèbre de Boole pour les phrases en général, le bit d’information. Les phrases peuvent être des marchandises sous cette condition. L’hétérogénéité de leurs régimes ainsi que des genres de discours (des enjeux) trouve un idiome universel, le genre économique, un critère universel ”. Au-dedans du singulier cette extériorité économique du langage n’a cesse de créer ses marques, de poser sa griffe, de fonder son assise à l’aide de sa syntaxe, à savoir dans l’impossibilité du singulier à se saisir d’un idiome qui lui soit propre et des enjeux qui lui correspondent. 

Lyotard met en évidence que la matérialité du texte littéraire ne tient pas à son sens, mais qu’il est l’ouverture à une possibilité d’action. “ L’importance d’un texte n’est pas sa signification, ce qu’il veut dire mais ce qu’il fait et fait faire. Ce qu’il fait : la charge en affects qu’il détient et communique ; ce qu’il fait faire : les métamorphoses de cette énergie potentielle et d’autres choses : d’autres textes, mais aussi des peintures, photographies, séquences de film, action politique, décisions, inspirations érotiques, refus d’obéir initiatives économiques ” (Dérive à partir de Marx et Freud).

Son incommensurabilité ne tient pas tel qu’on le croit trop facilement au décalage entre le signifiant et le signifié, mais à l’incommensurable de ce qui est déclenché dans la relation qui s’établit au texte. Cet incommensurable est toutefois absorbé du fait que la matérialité linguistique de toute énonciation renvoie d’un point de vue régulier aux lois de formation légale qui régissent la communication. Ne faudrait-il par pour retrouver cette incommensurabilité, qu’il y ait torsion du langage, que sa neutralisation dans le seul rapport d’instrumentalisation soit mis en crise, qu’il soit ainsi ouvert en une matérialité, granuleuse, pleine d’aspérités, d’organes incongruents aux rouages du fonctionnement économique de la communication ? Ne serait-ce pas dans cette distorsion de son usage que naîtrait la possibilité qu’il soit appel avant tout d’une action, d’une relation à l’autre non plus passive sous la forme du récepteur, mais que l’autre celui qui reçoit accomplisse lui-même cette donation sous la forme du récept-acteur ?

Alors que l’époque semble fuir toujours plus absolument la matière, en quête d’un sens qu’elle dit avoir perdu, s’enfonçant définitivement dans le nihilisme à force de lutter contre la perte du sens, l’expérience littéraire contemporaine semble opposer à cet enfermement dans la seule recherche du signifié, la matérialité du langage. Ici, je rejoins Sartre dans Qu’est-ce que la littérature : “ En fait le poète s’est retiré d’un seul coup du langage instrument ; il a choisi une fois pour toute l’attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes ”. Considérons les pratiques de Bernard Heidsiek parfaitement décrites par Jean-Pierre Bobillot dans son livre qu’il lui consacre, ou encore le travail motléculaire de Jacques Sivan comme cela apparaît dans Ejointé.

Heidsiek, K (I) : 

“ u-unifor-lun-mé-vendre-mar-mément-di-diman-sam-mercre-di-méca-di-jeu-bielle-méca-lun-son trou-alvéole-dit-on-dimanche-si-non-jeu-au jour le-di-lundi-identi-miette-goutte d’eau (…) ”

Sivan Emulsion 5 : 

                                               éllllllongggat vvv riiill

                   ciiiizzz ionpéritoinhym

ouvvv concassco quillovvv oïdpic contr cr

oûte

          grrrr ondmmm   bl

      anc brûl

                                                                                               mbranchhhhm


Les mots ne sont plus des instruments de communication, mais dans leur saisie littéraire, ils deviennent densité réelle d’une matière dont a-priori ne peut pas être compris une signification. Aucune lisibilité immédiate. Violence sur le langage conventionnel, pour qu’apparaisse le langage non pas dans son essence, ce qui renverrait à une neutralisation philosophique de l’hétérogène, mais son accueil dans la singularité, son déploiement réel. Jacques Sivan a parfaitement perçu cet enjeu dans les réflexions qui accompagnent sa propre pratique. Ainsi présentant dans l’anthologie Pièces détachées ses textes il insiste sur la rupture, ou encore la cassure avec toute conception classique du mot. Selon lui il est impossible de réduire les mots à la transparence du code, à savoir à la seule mise en évidence du signifié. Le langage communicationnel effectivement n’est rien d’autre que l’évacuation de la texture du signifiant en vue de la seule relation à un signifié celui-ci utilisé et épargné objectivement dans un ensemble de relations normées. Afin de briser cette neutralisation de l’hétérogène propre à la langue, Sivan exige une rupture aussi bien avec l’orthographe (la convention qui enserre le syntagme) qu’avec la syntaxe et la représentation verbale (la grammaire). “ Les mots sont une vapeur sonore. Ils flottent sur la page comme les nuages, ou explosent comme une gerbe d’eau. Ces mots je les nomme motlécules parce que leur forme est infiniment variable et n’obéit pas à la norme orthographique. Les mots s’engendrent, s’agglutinent, se fragmentent, fusionnent, se heurtent, s’attirent se repoussent ”. Ou encore dans une de ses lettres : “ Comme je l’ai indiqué plus haut mon travail consiste à mettre en place un espace motléculaire. Je tente d’y parvenir en m’interdisant tout emploi de verbes conjugués. Mes textes sont des montages de mots qui inlassablement inter-agissent comme des molécules ”. Son écriture consiste à trouver une matérialité des mots qui brisant les conventions, oblige à s’ouvrir autrement au langage. L’hétérogénéité s’impose comme rupture de la volonté de saisir un signifié, et par cette violence vis à vis de la logique du sens, elle s’incarne comme possibilité pour le lecteur/auditeur de sentir en lui une production en elle-même aussi hétérogène au texte. Sivan se place dans la lignée de Heidsiek, tel que Bobillot l’a mis en évidence dans son essai. Bobillot insiste, s’opposant explicitement à Roland Barthes, que la matérialité des mots de Heidsiek non seulement s’oppose à toute forme d’homogénéisation, mais en plus se déroule comme possibilité de recueillir l’hétérogène du monde dans l’hétérogénéité même des médias/matières choisis pour l’inscription du texte : “ car il ne s’agit surtout pas de livrer, toute faite, toute prête et transie, une pensée, censément transparente, toute interprétée et, partant, tout interprétable : une vérité enfin, à jamais couchée sous la surface trop lisse, indifférente, indifférenciée, du disque ou de la bande magnétique autant que sur le papier ; ce dont il s’agit – ce dont obscurément et ouvertement, ça s’agite – c’est d’un sujet – un “ je ” – aux prises, dans la langue même, avec le monde, avec le sens, avec autrui, avec son corps, son histoire, son désir, avec sa langue qui est celle de l’autre : si bien réglée (…) si exigeante, si abusive, si castratrice ”. Heidsiek opère tel qu’il le thématisa un arrachement du poème de la page, de la valeur papier et marchande la littérature. L’entendre lire amène à comprendre immédiatemeent l’écart qui existe entre le texte affecté de la présence de son corps, et le texte neutralisé comme marchandise sans présence. Il offre l’irréductible de la langue dans son souffle, ses accélérations, ses ponctuations, ses stridences. Motlécularité de ses lectures, la violence provoque la rupture de la possibilité de la position de l’auditeur passif. Il violente la distance réglée de la consommation : “ Lecture éclatée, éclaboussée. Son mode, sa force d’attaque de l’instant rejoignant le vif argent du geste aux prises avec l’espace. Fouettée, dynamitée. Sa projection, puis désagrégation dans le temps dans les traces même du signe. Des signes. ” Alors que la logique de la Culture obéit à une logique de consommation, que la littérature traditionnelle se structure selon la grammaire de l’ordre, entendre Heidsiek, c’est se confronter à cet éclaboussement et cette violence qui brise l’attendu de l’écoute et ouvre à un espace unique : celui de cette violence sonore du poème-partition.      

 La matérialité, issue chez Heidsiek et Sivan, de la sonorisation de la langue, du bricolage des textures vocales, de la sortie des logiques conventionnelles du rapport opéré par toute convention (rupture avec l’étymologie, avec la grammaire, avec les concordances), si elle est violation de l’attendu de la neutralisation de la résistance du langage, ouvre au sens même de ce que j’ai indiqué à l’instar de Lyotard, à l’action, à l’effet non pas de sens, mais de matérialité de pensée et de production de pensée hétérogène pour autrui. Le langage est l’engagement corporel dans la fêlure dissimulée. Il est la violence qui fait ressortir la force originaire de l’éruption du langage. Violence qui indique une force, rompant la monotonie et la neutralisation (acte de réduction et de violence) du langage dans sa seule conception communicationnelle (marchande). 

La mise en évidence de la matérialité de surface a été mise en lumière dans le second numéro de La revue de littérature générale, dans l’appendice écrit par Olivier Cadiot et Pierre Alferi. Ils expliquent à partir des différents textes du numéro, que cette matérialité de surface va contre “ l’illusionnisme d’écriture ”. cet illusionnisme était fondé sur un postulat que ce qui travaille la langue orale ou bien encore écrite se tenait dans une extériorité par rapport à elle, dans un en deçà ontologique, comme fond inchoatif à partir duquel se déploie l’articulation. Ici il n’est nullement la peine de rappeler que cette illusion, qui est à mon sens transcendantale, tient foncièrement en France à l’imprégnation de Heidegger, mais surtout à une compréhension superficielle de sa question du langage (réification des hypostases métaphysiques). Cette illusion s’est développée selon Cadiot et Alferi en réinjectant “ de la transcendance, du mystère et de la piété, en détournant de grands concepts négatifs élaborés rigoureusement dans des contextes bien particuliers (L’impossible, la limite, l’innommable) ”. Ceci provient d’une illusion transcendantale, au sens où serait postulée une origine ontologique à la concrétion empirique du texte. Et delà ressortirait une nostalgie de cette origine, une mélancolie, renvoyant comme ils le marquent avec pertinence au “ poncif bourgeois de l’inspiration ”. Face à cette neutralisation de l’hétérogène de la langue, du fait qu’elle soit renvoyée à une source simple indicible et proprement à mon sens totalitaire, la matérialité de surface ne revendique rien d’autre que la spontanéité de la marque comme présence in concreto du langage. Le vacillement n’est pas entretenu par la création artificielle d’une obscurité, et ceci parfois dans l’articulation la plus transparente la plus grégaire qui puisse être, mais dans la matière du texte présenté. Seul le visible est l’obscurité. Ce n’est pas par le signifié que l’ombre surgit tout d’abord, mais par la texture du texte. Ce ne sont plus des histoires qui sont proposées, mais des f(R)ictions qui se tissent dans l’hétérogène de la langue. Lire Heidsiek, Sivan, D’Abrigeon, Cyril Bret et tant d’autres, ne demande pas d’entrée dans l’histoire (pour certains, notamment dans les tentatives poétiques, ce n’est pas la peine de la chercher), ou encore dans ce au sujet de quoi il y a écriture (similairement il serait bien difficile de discerner ce que classiquement on nomme un “ sujet d’écriture ”), mais d’endurer un tissu de langue, le canevas de parcours. Expérience de la rature aussi, Domerg, Rabu, Gleize etc… Expérience de la couche, de la stratification : D’Abrigeon, Dumoulin et les créateurs d’hypertexte grâce au multimédia. Expérience de l’accumulation d’éléments hétérogènes : Hugonnaud, Cabut, Quintane, Chaton, etc… Expérience de la répétition, Tarkos, Pennequin, Heidsiek, Manon, Bobillot etc… Expérience de la dilatation verbale & de l’accumulation, Beck, Garcia, etc…De la liste, Bailleu, Tarkos, etc… De la déformation du syntagme : Molnar, Courtoux, Bertin, Sivan, etc… De etc… 

 

4ème lecture : l’impossible dichotomie du propre et de l’impropre 

Le langage témoigne de la limite même qu’il y a dans toute énonciation. Réécriture de celui qui lit, de celui qui écrit aussi. La limite n’est plus une ligne qui forge la différence entre une intériorité propre du langage et une extériorité qui serait à bannir, extériorité qui se constituerait dans le régime légal de l’énonciation. Le langage de la littérature ne prétend pas être hors-limite, mais il est la présence même de la limite devenue contenue. Il (se) joue (de/sur) la limite, il en est l’une des matérialités, non pas neutralisées, mais montrées et révélées. Lorsque Anne-James Chaton se décompose dans ses listes d’événements, dans la ritournelle des marques sociales qui viennent le circonscrire, ce n’est ni un rejet ni une acceptation, il montre par le déplacement et l’assimilation dans son écriture des codes carte bleue, ticket, station, produits et marques, à la fois l’intérieur et l’extérieur. Il dépasse la différence entre le propre et l’impropre.  À la suite du ready-made d’un Duchamp, il accomplit un travail d’appropriation. A été déterminé avec le XXème siècle que la poésie tentait de revenir vers  la constitution originaire de l’individu, en ce sens ce qui était recherché était le corps propre recouvert par les déterminations sociales, phagocyté par l’économie du sujet et de ses modalités d’élocution. Ce propre était le pur, le non-altéré, de sorte que par-delà les signifiants de la société les voies de l’imagination semblaient être les horizons possibles de cette reconquête de soi. N’était-ce pas ce qu’établissaient les surréalistes, que cela soit dans le manifeste, dans Les champs magnétiques, ou encore Aragon dans son Paysan de Paris, montrant quelle est la force propre de l’imagination. Effectivement, la poésie apparaît être cette survenue de l’immédiate présence de soi à soi, présence sans médiation, où pour un temps, celui de l’immanence, ce qui se détermine comme vecteur d’aliénation reste silencieux. La poésie aurait été dès lors considérée comme une épochè du monde du monde social, le creuset d’une dissolution de son propre être en vertu de la possibilité de la reconquête de soi. 

Toutefois, avec l’accélération des vitesses et de l’emprise des signifiants conventionnels sur les esprits, n’était-elle pas condamnée par avance à un échec, à se trouver dans l’horizon illusoire de cette constitution, au sens, où tout simplement, elle semblait reposer la dichotomie classique à la métaphysique du pur et de l’impur, du propre et de l’impropre. N’était-elle pas dans cet essor profondément totalitaire, aveugle sur un monde multipliant ses réseaux et ses ramifications ? Désorienté, inapte à prendre contact avec le réel, peut-être en un certain sens manquait-elle la véritable relation possible à soi. Non pas en-dehors, mais dans l’écheveau des vecteurs culturels qui la traversent. Non pas le refus et la nostalgie, mais l’endurance. Pourquoi des poètes en temps de détresse ? demandait Heidegger, pour simplement poser une endurance du nihilisme, l’accomplir dans sa manifestation, s’en faire la présence dans l’acuité la plus extrême : son excès.

Anne-James Chaton présente parfaitement cette endurance du nihilisme. Chez lui nul espace d’une création extérieure au réel le plus conventionnel. Son écriture n’est rien d’autre que l’ensemble des attributs qui lui sont reliés au niveau de sa sphère d’existence sociale. Ainsi dans le numéro de TIJA consacré à l’utopie, (Mister Utopus), il présente l’extraordinaire comme le plus quotidien : “ Voyage – AR Sète/France ” & le “ voyage – AR Gap/ France ”. Ces deux parcours ne sont pas décrits, ils ne sont narrés, ils ne sont présentés que selon le prisme le plus froid et le plus aride : celui de l’agrégation ou de l’agglomération  des éléments symboliques qui les ont constitués. Mise en situation : 

1er jour

1ticket “ SNCF –BILLET/A/R MONTPELLIER – SETE – Valable 24 heures maximum après compostage A/R – 01 Adulte – Utilisable du 02/08/2000 – Gare de départ : Montpellier – Classe 2 – Gare d’arrivée : Sète – Plein tarif – Prix FRF *60.00 – EUR **9.15 – PT00 KM0027 : DV 000122307 – 29 : 29 : CB 153766928 MONTPELLIER 020800 10h34 – E : 896B82 – 08700690949475 ” ; 1 ticket “ REG 02-08-00 – CO1 – 1 –CAFE .8.00 – CAFE .8,00 – 2no – ST . 16,00 – E.2.44 – ESPECES . 16,00 – MERCI DE VOTRE VISITE A BIENTOT ” ; etc…

Visage de l’épuisement infini de ce qui perdure sans cesse pour tous inapparent. Mettre en évidence ainsi la multiplication des codes qui nous trament et constituent notre identité bancaire, culturelle, en bref économico-social, ne tient pas à un jeu. Ou encore un pur formalisme. C’est le corps dans sa pleine matérialité qui se constitue sous le regard du lecteur. Nous devenons l’œil optique du système. Qu’y a-t-il donc à voir là ? Rien peut-être de ce Anne-James, ou encore tout, l’apparence de son être, l’apparence non pas en tant que séparé de l’être, mais en tant que manifestation de l’être. Qui est-il lui ? Réponse à la lecture faite aux Dix ans du cipM en décembre 2000 :


lui 

 1 chaise noire ; 1 bureau noir ; 3 bibliothèques ; 1 machine à laver Candy ; 1 frigo Auster ; 1 plantee veerte ; 1 lampe blanche avec un abajour rouge ; 2 enceintes casteels ; 1 carton CREME DE CASSIS DE DIJON FRAGILE de “ livres Husserl ” ; 1 carton 100ex de “ Livres Heideegger, Ponty, Scutz, Sartre, Ricoeur ” ; 1 carton Mc Cain POMMES FRITES 9/9 de “ Livres PHENO ” ; etc…


Incarnation du texte sans dedans, tout en surface. Tout en membrane, en plans, agencements de strates issus des codifications sociales. Là dans la juxtaposition de (c/s)es détails, rien de lui paraît se destiner aux lecteurs, tandis qu’en contrebande, de cette première approche pourtant, l’intensité propre à ses télescopages se constitue. La densité se structure à partir de cette extériorité qui lui est attribuée, cependant elle provient du parcours même de cet enchaînement. En quel sens c’est le réseau de ces interceptions, du fourmillement inscrit à même le plan le plus symbolique possible qui porte la trace de sa présence. Présence toujours déjà absente certes en sa singularité, mais qui n’est pas ailleurs que là, dans la traversée de ce qui est lu. Le propre et l’impropre sont liés dans la plus extrême tension. Le singulier reste toujours voilé, car il est durée, tension d’être, et à la fois, il est toujours là dans chacun de ses moments, dans chacun de ces détails, dans chacune des bifurcations présentées dans la froideur extrême de l’économie. Violence absolue de la lecture de ses textes mais surtout de ses lectures. Le dispositif de sonorisation de son travail se présente comme l’entremêlement de deux voix : d’un côté un sample court, continu qui martèle et assène par sa répétition une brève d’actualité (“ la grande peur du bug ” par exemple) et de l’autre sa lecture de ses parcours codifiés lus in vivo selon un timbre métallique. Par cet entrecroisement, il déréalise toute saisie d’une subjectivité indemne, il brise la frontière de l’intériorité et de l’extériorité. Le singulier = carrefour d’un monde qu’il traverse en ses symboles. Nulle sortie du plus profond du symbolique, en s’exp(l)osant ainsi aux symboles, il en montre aussi la nécessaire singularité reliée à la personne. Nul rêve, nul oubli de soi, le texte devient la chair du singulier, le texte étant rien d’autre que le tracé d’une vie dans la matérialité la plus apparente des institutions symboliques sociales. L’hétérogène s’esquisse comme mouvement, intercept, et non pas simplement matière. Ce mouvement se constitue comme vitesse singulière de frayage, et aucunement selon une modalité contrôlée et homogénéisée de son mouvement.         

Rompre avec le propre et l’impropre s’accomplit forcément dans le détournement de ce qui s’érige selon le droit de propriété. C’est rompre avec le nom, se poser au lieu de l’anonymat, refuser la logique de l’opposition binaire, contructrice d’une certaine façon de l’archétype narratif des fictions en occident. Mêler et sentir l’entremêlement en soi de l’extériorité, n’est rien d’autre que sentir en soi la multiplicité matérielle de ce qui nous constitue. L’an passé, Jean-Luc Nancy posait dans son texte L’intrus, la question à partir de la mise en question de sa propre maladie (Greffe du cœur  cancer), du rapport entre constitution du moi et recours métaphorique ou analogique au modèle du corps. Il posait par là en quel sens la représentation corporéisante du moi pouvait aboutir au totalitarisme du discours : la désignation de l’intrus. Ce que montre Chaton c’est une position en deçà de cette logique représentationnelle. Par l’étouffement, Pennequin met en lumière l’impossible partage entre ce qui est moi et ce qui provient de l’autre, ce qui est encore intérieur et ce qui n’a de réalité qu’extérieur. Toute limite ou frontière devenant floue, étant présentée dans l’oscillation constante de toute localisation. Tout référent glissant, et mettant en demeure d’abandonner les dichotomies classiques de la mise en situation. Selon une toute autre pratique, Chaton rend impossible le partage du propre et de l’impropre, de ce qui est intérieur ou extérieur : le désir ou l’affect se retrouvant dans l’ensemble des codifications économiques qui l’entourent. Sortie de toute ontologie du propre posé selon la frontière organique du corps. Lieu de passage, où se présente spontanément, ou encore différé la diversité de lignes de concrétion de ce X, qui est le moi, autrement dit, ce trou ou cette béance qui ne peut plus prétendre à être déterminé comme le propre, l’indemne. Dans cette mise en critique du corps, la langue est elle-même bousculée, car ce que le corps brise ou ressent comme fêlure, se produit dans la langue. La littérature n’est plus tenue à une pureté, lexicale ou grammaticale excluant a priori le recours à l’hétérogène. Aucune impropriété, aucune autre politique du langage que celle de l’occurrence. Imprévisible par la possibilité de ses télescopages, de ses bidouillages, de sa rencontre du résiduel dans lequel elle peut se sourcer, elle rompt avec le désir fondé sur l’image et l’obtention identifiée, elle rompt avec l’industrie Culturelle. Elle rompt avec ce qui est proprement la Culture, au sens où le propre suppose toujours la sélection et un estampillage (le label : prix Goncourt, prix Médicis, etc…), la naturalisation des mots dans un champ maîtrisé.    

 Consciemment ou inconsciemment, cette littérature-matérielle met en critique, à savoir fait exploser et signe le crime, du subjectum et de la prépondérance en occident de son identité comme fondement de l’hégémonie économique. C’est pour cela que c’est une écriture de la résistance matérielle et aucunement de la jouissance au sens où Barthes a pu dénoncer un trait de la littérature. Littérature qui met entre parenthèse la domination de toute écoute ou de toute lecture, qui bien plutôt agit de par sa résistance, comme frustration. Violence faite à l’économie de l’échange, car endurer ces textes, ou encore leurs sonorisations, ne s’établit dans une logique de l’obtention ou de la consommation. 


 

5ème lecture : Généalogie(Z) 

 

“ il y a une généalogie. (…) Quand il n’y a pas de pensée explicite de la généalogie, le risque est la répétition de tiques formels (…) la question c’est l’ankylose qui guette ces gens là ”

 

Prigent

“ Mémoires brouillées et qui font rumeurs. (…)

L’air, “ rassembleur de nuées ”, disait encore Empédocle. ”

 

Anne Cauquelin.

Dans ce refus du propre et de l’impropre, le rapport à l’altérité est reposé. Ce rapport n’est autre que celui de la généalogie, comme le met en évidence Prigent dans son dernier livre. La généalogie m’écrivait dernièrement Jacques Sivan : “ est toujours là. Je ne crois pas à la génération spontanée. Mais là encore la généalogie ne signifie pas hiérarchie ni linéarité temporelle. L’homme n’en finit pas de se créer dans un inextricable écheveau d’œuvres. (…) Par généalogie j’entends donc le couplage des mots réseau/résonance ”. La généalogie est le lieu où se produit le dépassement de toute forme de dichotomie entre le propre de l’auteur et l’impropre (le fond qui le constitue, mais aussi le destinataire). L’expérience poétique, dans son effet aperçu avec Lyotard, n’est aucunement attachée au nom propre, mais elle se détache au nom de son auteur de son nom. Benvéniste dans ses Problèmes de linguistique générale, mettait en évidence ce rapport essentiel à la langue, rapport occulte du fait de la logique de la propriété qui s’arrache les mots et les dépose afin d’en être les dépositaires (la marque, les domaines de nom, les labelles, etc). “ Le langage est ainsi organisé qu’il permet à chaque locuteur de s’approprier la langue entière en se désignant en se désignant comme je ”. Toutefois, cette appropriation n’est pas la séparation des autres formes d’appropriation, mais c’est le croisement, l’interception de toutes ces autres expériences du langage accomplie dans la présence d’un Je. Se décide dans la volonté généalogique partagée de la littérature contemporaine, une contre-violence contre le culte du progrès prôné par l’époque. Déjà Adorno et Horkeimer l’exprimaient : le progrès est synonyme d’amnésie. Violence de l’oubli par la mode, volonté du tout nouveau au prix de la terre brûlée. La spectacularisation qui domine la logique contemporaine de l’économie de la culture fonctionne comme anesthésique (La dialectique de la raison, Le prix du progrès). C’est parce que le règne économique, de l’échange, et du suprématisme de l’individualisme marchand établit une logique de l’histoire émancipatrice, que toute création artistique, tout discours propre à l’économie, au politique ou encore à l’art s’effondre sur sa propre survenue. L’économie agit par évacuation du temps. Son travail de gain, de productivité implique d’anéantir toutes les aspérités pouvant la ralentir dans sa recherche du “ temps réel ”.

 Revendiquer la mémoire ne tient donc pas à une épargne, mais se donne dans la nécessité de rompre par la prise en vue de la trace, le rythme d’absorption par le perpétuel changement. C’est aussi indiquer du sens. Celui-ci certes n’est jamais linéaire. Il tient toujours davantage au foisonnement, aux télescopages, aux interceptions, connexions accidents des rencontres. La mémoire n’est pas celle qui s’écrit dans la Culture qui est faite pour la référence, pour l’échange symbolique et la mort de ce qui est échangé (Baudrillard), mais elle est l’accueil de l’hétérogénéité de ce qui a eu lieu comme expérience de vécu de sens au sein d’une langue. 

Sort durant ce premier trimestre un texte de Charles-Mézence Briseul qui accomplit littérairement cette mémoire foisonnante et sans hiérarchie de la généalogie. Son texte s’appelle travail. Quel est-il ? Est-ce celui de son auteur et de son écriture ? Celui des auteurs qu’il rencontre dans son trajet déconstruit, trajet autour du corps et de sa part maudite : Ovide, Agrippa d’Aubigné, Pennequin, Ivar ch’Vavar, Suel, Manon, Dufeu, Quintane, etc ? Ou bien encore est-ce celui de langue en sa propre temporalité, en son découvrement, en sa lutte pour se faire lieu de l’éclaircie de la singularité de ce je-là qui écrit dans l’irréductibilité de sa présence ?  Tout à la fois cela, Briseul le comprend, se tient sur cette ligne sans réelle cohérence de la mémoire qui fait que l’écriture ne tient jamais d’une génération spontanée, mais est toujours l’issue éphémère, bancale, précaire, d’une ad-venture de la langue qui relie dans le temps, passé, présent, futur, ceux qui l’ont tenté comme enjeu de leur propre existence. Briseul instaure dans sa propre langue les lignes non hiérarchisées d’une mémoire de la langue. La matérialité de sa langue, sans ponctuation, à la syntaxe déconstruite, aux dérapages constants, son travail n’est aucunement une totalisation, et ne permet pas d’achopper une chronologie. Ici, il agit en contrebande de la culture, si comme l’indiquait Blanchot dans L’entretien infini, “ la culture (…) absorbe (les faits littéraires) en les introduisant dans l’univers toujours plus unifié qui est le sien, là où les œuvres existent comme choses spirituelles, transmissibles, durables, comparables et en rapport avec les autres produits de la culture ” et de ce fait si “ l’immense travail de la culture fait de la littérature un tout et l’élément d’un plus grand tout ”.

La généalogie est alors la possibilité dans sa nécessaire rupture avec l’assignation de la trace dans l’archive, de découvrir les turbulences qui ont agité non seulement des existences confrontées à un temps, mais aussi l’épreuve sans cesse renouvelée d’un accueil du langage correspondant à une époque. Ici je ne suis pas en accord avec Prigent qui répétait encore sur France Culture dernièrement que dans la littérature actuelle il n’y a pas une réelle conscience généalogique. Il n’y a pas un oubli de la généalogie. La généalogie ne tient pas de l’énonciation explicite de la référence, de la construction de la lignée, de la sédimentation d’une communauté d’écritures. Dans une telle perspective, il y aurait le risque de tomber dans l’illusion de la constitution d’une nouvelle institution symbolique forgée sur la parenté des écritures et des thèmes, et de là pourrait s’établir en réaction une nouvelle économie du commensurable. Si effectivement, Prigent a raison de dire qu’il y a une hétérogénéité véritable au sein des revues, il est cependant nécessaire de voir que celle-ci est justement la trace de la généalogie par la multitude de ses références et ramifications, sans que soit tue la différence. L’hétérogénéité est le sol de la possible mémoire du croisement sans cesse renouvelé d’un travail de mémoire qui rompt avec toute volonté de totalisation et de réduction/égalisation. Lorsque je lis BOXON, JAVA ou encore Fusées ce que je découvre à chaque numéro, c’est justement l’effort continuel de la généalogie dans l’expérience du langage. Certes persistent les répétitions, les oublis, les dettes impensées. Mais exiger l’exhaustivité, cela appartient à l’esprit antiquaire qui dans le reliquat de la Culture cache sa stérilité. BOXON se présente comme cette boîte où aucune communauté (à savoir association sous le principe du contrat et du partage des intérêts) ne se forme. Seules des mouvances et les lignes dans lesquelles elles se situent constituent la densité de cette boîte. Ceci constituait explicitement le thème du numéro 5 : Toutes directions. Dans l’ensemble des numéros se croisent aussi bien Heidsiek, qu’Alain Robinet, Christian Prigent, Jean-Pierre Bobillot de jeunes auteurs comme Julien D’Abrigeon, Cyril Bret ou encore Christophe Manon. Que cela soit le formalisme, le lettrisme, la poésie reliée à l’informatique, l’ensemble de cette revue à chaque parution revendique l’agglomérat contre la ligne ou le corps. Les numéros monstrueux dans leur agencement ne laissent pas la possibilité d’une dialectique de la culture et pourtant sont toujours lieu généalogique.  

Lutte pour que le temps retrouve ses gonds. Non retrouver la linéarité diachronique de ce qui fait la Culture et son panthéon de cadavres, mais le dédale des intersections, qui amène à l’imprévisible de la langue. Cette littérature refuse le schéma, l’arborescence, la hiérarchie, elle préfère le halo, ce qui n’a pas de centre lumineux, ce qui s’échappe sans cesse du positionnement et par là même de la possibilité de la visagéité, de la reconnaisssance. Littérature sans visage, protéiforme, équivoque, qui peut même en elle-même parfois se contredire. A l’instar de Jacques Sivan, j’ai envie de dire : “ telle œuvre de la Chine ancienne peut soudainement de relier à tel auteur latin et tel auteur de l’avant-garde américaine pour générer tel type de création chez un jeune créateur français. Inversement une création d’aujourd’hui peut permettre une relecture intéressante de telle ou telle œuvre de telle ou telle époque de tel ou tel pays ”. C’est ce que fait entre autres, Charles-Mézence Briseul dans travail, invitant à relire Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, à replonger dans la phrase baroque de celui qui en son temps fut considéré comme l’explorateur de nouvelles formes poétiques.

 La violence qui caractérise certaines interventions de la littérature contemporaine prend sa source dans ce rapport que l’économie implique avec les productions de son temps. Qu’on observe la falsification opérée sur la poésie générée par ordinateur. Philippe Castelin le rappelle à propos de son travail avec la revue DOC(K)S. En 1997, cette revue corse, qui l’une des pionnières en poésie contemporaine avec JAVA, sortait en collaboration avec Alire, un CDrom, dans lequel était présenté une diversité d’expériences de poésie-informatique. Face à cela, aucune réaction, comme il le précise, seul un entrefilet dans Libération à la page multimédia. Plus d’un an plus tard, lorsque Gallimard finance une publication de Mille Milliards de poèmes de Queneau, le même journal publie deux pages, en saluant la novation, en se félicitant de présenter en exclusivité cette expérience novatrice dans la poésie. Face à ce détournement par la logique économique de toute généalogie, face à cette falsification, Philippe Castelin marque alors le caractère inexorable et cependant nécessaire d’une mémoire parallèle à celle qui est le jouet des processus officiels de l’économie : “ Nous sommes nos propres chroniqueurs. Ceci implique d’être aussi honnête que possible quand on parle de toutes ces choses, de ne pas être sans arrêt, dès qu’un micro se présente, à vouloir "se" placer, à occulter ce(ux) qui précède(nt), à tenter de refaire le coup de la novation radicale, de la table rase et de la génération spontanée, d’autant plus que ceux qui ont effectivement défriché le terrain informatique (Philippe Bootz en particulier) savent bien combien peu de place est ici laissée à l’improvisation et à l’autoproclamation. Combien d’heures et d’années passées au clavier avant que ne s’engénére un objet poétique un tant soit peu satisfaisant? ” De même, quant aux expériences littéraires, que dire du dossier fait par le Magazine Littéraire, sur les Avants-Gardes. La plupart scandalisés, pourtant se taisent. Là est le tort, mais là aussi se décide le travail : “ Le tort s’exprime par le silence du sentiment, la souffrance. Il résulte du fait que tous les univers de phrases et tous leurs enchaînements sont ou peuvent être subordonnés à la seule finalité du capital et jugés à partir d’elle ” (Lyotard). Ne pas attaquer frontalement, sillonner l’histoire et en faire sa chair dans les dérapages de la langue. Témoigner dans l’hétérogène, par diffusion, la rupture de l’attendu économique. Alors que le dossier du Magazine littéraire, se donne comme le résultat dialectique d’une économie de la culture (mais peut-il prétendre à autre chose), ce que la littérature propose dans sa pratique même, sans avoir recours aux formulations théoriques, c’est la résistance d’un langage qui violente tout attendu, à savoir la réduction de ce qui est reçu à un jugement synthétique. 

La généalogie doit ainsi tenir contre la logique de l’histoire et de sa dialectique (réduction, égalisation, neutralisation selon l’homogénéité du système), du réseau, et de la possible répétition. J’ai décidé de l’appeler Généalogie(Z) au sens de ce plan de contrebande que l’on voit se répandre plus ou moins visiblement sur l’espace du WWW : les zones warez. Il serait aussi possible de la nommer par l’expression de Jouffroy : externet. Elle est dans sa générativité, propre aux expériences littéraires, la guerre ouverte à la fossilisation, à la cimentation des dates. Peu importe les bégaiements, les redites, les oublis, du moment où dans chacune des singularités à l’œuvre dans ce réseau s’indique le frayage d’un idiome qui dans sa spécificité témoigne de sa présence en ce monde-là. Généalogie(Z) déconcertante, car emmêlée dans des renvois innombrables qui ne permettent pas de percevoir une carte générale, cette généalogie est celle de la résistance – transgressive, subversive –  de la possible contre signature par rapport à l’économie. Ce qui y est investi n’est pas de l’ordre de la valeur monnayable, de l’échange, du gain de temps, de la volonté de hiérarchiser, d’épargner, de ranger, mais de l’affect, de la pulsion et de sa tension, de la mise en chantier, de l’entropie propre à l’expérience de la langue . Alors que l’histoire fait plier dans sa volonté économique les affects, les oublie, la généalogie(Z) est ici toujours pulsionnelle, et delà l’éviction du sens, ou encore de la notion de progression.

 La question de la communauté revient. Question de Blanchot ou encore de Nancy. Toutefois a-t-elle encore ici un sens pensée en tant que “ corps ” ? Penser ce réseau ne serait-ce pas mettre en question la pertinence de la notion de “ commun ” qui lie la communauté autour d’un principe, d’une possible identification ? En quel sens l’hétérogène dans la multiplicité de ses ramifications peut-il encore se tenir sous le concept de communauté. Cette détermination de la généalogie(Z), qui se constitue dans des réseaux d’écriture, des rencontres, des intersections accidentelles, amène que toute sédimentation statique qu’on souhaiterait lui imposer soit immédiatement rejetée. La “ communauté à l’œuvre ” dans la généalogie(Z) n’est autre que le désœuvrement de la communauté fondée sur grammaire de l’être analysée au sens de Heidegger dans sa deuxième partie de L’Introduction à la métaphysique. La communauté politique est pensée par l’occident selon la commensurabilité de chaque individu, sur la possibilité de leur interchangeabilité du point de vue de la loi, sur leur congruence à l’ensemble des énoncés fournis comme règles d’existence. Dans les réseaux de cette expérience de la littérature contemporaine, du fait du phénomène de dispersion, d’impossible centration, aussi bien le “ je ” que le “ nous ” sont mis en porte-à-faux. Ce court-circuit de l’identification des destinateurs, mais aussi des destinataires, se retrouvent de même au niveau de la critique épistémologique qui sont issues du travail sur le web. Gregory Chatonsky insiste sur la nécessité d’une telle réforme de la représentation du sujet. Chatonsky, présentant sa dernière expérience d’ar’net Revenances met en évidence cet effondrement des catégories traditionnels de la sédimentation du sujet. C’est là un trait propre aux nouvelles expériences de l’écriture en relation à l’écriture liée à l’informatique, comme l’a fait apparaître originellement des théoriciens comme Philippe Bootz, directeur de la revue alire. Les nouvelles formes d’écriture, leur concrétion matérielle (notamment dans les dispositifs multimédia qui sont cinétiques), court-circuitent la notion d’auteur, l’identification, et donc toute réification de la jouissance fondée sur le nom propre.

Cette particularité a été parfaitement aperçue par Anne Cauquelin dans la dernière partie de son livre sur le lieu commun. Effectivement, elle indique de quelle manière, face à toute métaphysique de la transparence du destinateur et de son signifié, de la domination du destinataire, les nouvelles formes d’art et de littérature liées à l’informatique mettent en critique les catégories traditionnelles de la représentation et de l’œuvre. En ce sens, elle explique que le tournant technologique se destinerait comme “ un revirement qui met en cause notre culture-patrimoine-artistique ” en mettant en crise les concepts fondamentaux de l’art, de l’artiste et du public : “ Qu’est-ce qu’un public ? Qu’est-ce qu’une œuvre reconnue ? Que signifie exposer ? (…) Quelle est la vérité d’une œuvre ? Ou encore l’“ émotion esthétique ” est-elle nécessairement liée aux sens ? ”. En insistant sur cette réforme, et en indiquant qu’il s’agit là d’un tournant dans la représentation, Anne Cauquelin montre qu’il s’agit en propre d’une remise en cause des définitions classiques de la sédimentation de la communauté et de la mémoire. C’est dans cette perspective, qu’elle relie l’art et la doxa. L’art et la littérature n’ouvrent plus à une représentation statique où auteurs/œuvres/publics/descendance sont identifiées et épargnées par la culture, mais l’ensemble de mélange, se croise ; agité “ de mouvements brownins, chaotique ”. En définitive, au-delà de toute volonté d’inscription classique du temps, de la lignée (ce qui je crois est encore à l’œuvre dans la remarque de Prigent), elle montre que la généalogie est toujours à l’œuvre dans le dédale des rencontre et des pratiques et que c’est là précisément que se tient la mémoire, et les lignes où se forment l’histoire. L’expression de Jacques Sivan s’éclaire : “ La généalogie est toujours là ” et elle croise l’acuité de l’expression de Philippe Castelin : “ Nous sommes nos propres chroniqueurs ”. 

“ Et c’est tout ce que nous croyons savoir de l’art <et de la littérature>, de son histoire et de ses œuvres ; mémoires stockées toujours prêtes à resurgir, mais dans des formes déplacées, telles que les nouveaux dispositifs nous les présentent. Mémoires partagées, car il n’en existe pas d’autre. Enfin, mémoire des techniques transmises, des recettes d’école, des vies d’artiste et de leurs légendes, brumes d’éclats, savoirs émiettés, détachables et, pour cela même,  utilisables dans d’autres puzzle ” (Anne Cauquelin).            


 

6ème lecture : le syntagme outrepassé (l’hyperlittéralité & l’exigence poéthique)

 “ les poètes veulent, un jour machiner la poésie comme on a machiné le monde fournir un lyrisme neuf à ces nouveaux moyens d’expression 

Apollinaire

Farce de la fin du siècle, la grande messe des signifiants. Publicité, politique, médias, culture. Se gargariser à la fois de l’éphémère du mot et de sa pérennité. Viralité infinie des mots, sans qu’ils n’aient plus de valeur. Spectacle hallucinant du langage social, tout tourne au plus court de l’énonciation, celle-ci n’ayant plus d’accroche. Mais déjà pour nous, trajet “ en apnée ” dans l’extériorité d’un dedans trituré (Pennequin), variation infinie et machinique du simulacre du “ Je ” comme entreprise de la mise en évidence d’un frayage de codes (Anne-James Chaton), déracinement de la langue (Tarkos), structure de réseau inchoatif (Généalogie(Z)). Mais encore pour nous la compréhension d’une transgression du signifiant dans sa matérialité elle-même. La généalogie, une nouvelle fois apparaît : la glossolalie de Artaud : texture d’une nouvelle langue. Guyotat et le Livre, qui plus loin que ce qu’il tenta avec Eden, Eden, Eden, renvoie toute possibilité d’une économie du signifiant dans l’étrangeté d’un lieu de la langue qui n’est plus situable ni opérable pour la communication. Face à la violence de la mainmise du langage par l’appareil d’Etat, à la réduction de celle-ci aux seuls micro-segmentarités utiles pour la vie publique, la littérature contemporaine a travaillé a une subversion généralisée de cette subversion officiel de la compréhension de la langue. Dans cet horizon de mise en critique de la notion même de signifiant, s’esquisse la langue si “ illisible ” d’Alain Robinet, dont Didier Moulinier a pu dire dans sa préface à ces Morceaux choisis : “ (…) illisible aux yeux du commun (entendre : le public cultivé). Cela dit, il est vrai que Robinet, c’est du chinois. Il faut voir comment l’auteur nous dépossède de notre ultime privilège, savoir notre position (trop) confortable de lecteur. L’on s’estime donc trompé, non sur la marchandise (libidineuse à souhait), mais sur le procédé. Car l’effet de bourage propre à ces textes – des plus phonétiques   aux plus métaphoriques – consiste à brouiller les pistes de telle sorte que le lecteur ne se reconnaisse plus comme tel ”, à savoir qu’il perde toute référence coutumière dans son appréhension, alors que le texte est bien là face à lui. Langue illisible, non pas dans sa seule syntaxe, ses seules règles, mais dans sa carne : “ u hu huz huzi°li°ado dodi dill do l°octo nlorm pennult xuxus suxasxes xuxtrie xsudi xuludi abr°ziado dana wromb°brass bat h°i llangu° acero brishi bransla d°la loi d°i ”. La langue est torturée selon la singularité de sa chair. Sa granulosité ne s’efface pas, mais dans la perte visible du signifié pour le lecteur qui recherche la compréhension au détriment de la matière textuelle, devient ultimement visible le moment d’écriture. Pétition de la langue contre la violence sournoise de la réduction de la langue conventionnelle. C’est ce qu’Alain Robinet revendique dans son texte RAFFAL’ LLANGU’ interprété et expliqué librement dans la revue Passagère n°3 en 1985. Alors que l’entreprise de contrôle de la langue tente par son économie de rompre avec toute la part maudite qui hante l’homme et ainsi impose une langue asceptisée, relationnelle, l’enjeu de Robinet se déclare politique, d’une politique de l’incommensurable, a fortiori barbare pour toute écoute policée de la culture : “ vaincre les enchaînements héréditaires ” “ àtre barbare à sa propre langue – qui n’est pas son bien propre – gonflée de l’altérité, du battement sexuel ” “ rejouer un meurtre contre les textes de la loi (mots de la tribu) ” Ecrit-il dans son préambule. 

L’économie du signifiant s’effectue en tant que mainmise généralisée sur tous les types de discours qui peuvent se prononcer. Certes j’ai déjà fait mention de la matérialité, mais ici ce n’est plus de cela qu’il s’agit. Avec Robinet se décide un geste politique de transgression et de saturation de l’économie du signifiant qui ne renvoie pas à une expérience matérielle de la saisie mais bien plutôt à l’expérience de l’indécidabilité de toute forme de sens du texte. Cummings généalogiquement tient lieu de référence pour ce travail, qui tente dans une sorte d’hypertextualité propre au syntagme de court-circuiter toute forme de saisie comme s’il nous plaçait face à l’indécidable de ce qu’il écrit :

l (a

l e

a f

f a

l l 

s)

one

l

iness    

Ce texte qui est le premier des 95 poems publiés en 1958, témoigne de l’impossibilité de saisir linéairement un sens. C’est ce que Jean Lancri a mis en évidence commentant ce poème dans la revue poésie 2000 n°84. Il insiste sur le labyrinthe qui se constitue lorsque nous faisons l’épreuve de ce texte de Cummings. Loin de vouloir expliquer – tordre et faire plier le texte en le neutralisant dans une identité – tel qu’il l’indique dans son titre il donne à lire un “ petit guide à l’usage des gens perplexes, pour les égarer davantage ”. L’expression de Lancri me paraît intéressante, car elle pose la question de la radicalité de l’hétérogène du texte, et de là l’altérité inhérente et insuturable de cette écriture par le lecteur/commentateur. Les textes de Cummings transgressent toute possible neutralisation, ouvre à l’éthique de la lecture, interdisant l’économie du sens.  

r-p-o-p-h-e-s-s-a-g-r

   who

a)s w(e loo)k

upnowgath

  PPEGORHRASS

        eringint(o-

aThe):l

 eA

     !p:

S         a

 (r

rIvInG .gRrEaPsPhOs)

    to

rea(be)rran(com)gi(e)ngly

,grasshopper;


Loin de n’être que dans un parti pris esthétique ou formaliste, Cummings exprime la nécessité d’une lutte : “ To be nobody-but-yourself – in a world which is doing its best night and day, to make you everybody else – means to fight the hardest battle which any human being can fight; and never stop fighting. ”. Cette lutte se produit au sein du dispositif qui vient saturer l’unité syntagmatique du mot. Ce dernier est éventré, comme si on produisait en lui-même un effet d’hypertextualité. Le mot n’a plus d’unité propre (le signifiant se matérialise dans le trajet diachronique d’un lecteur), mais il exige des retours, des reprises, sans que jamais sa matérialité puisse laisser la possibilité d’une exhausitivité de ses mutations possibles.  

Cette violation semble avoir été parfaitement comprise en tant que nécessité par Eric Sadin, le directeur de la revue Ec/artS, revue qui reprend et poursuit la question du rapport entre littérature/poésie et informatique, dans le sillage des travaux de Philippe Bootz et de la revue alire. Ainsi, peut-il expliquer lors d’un interview pour archée, une revue canadienne qu’il faut  “ mettre la langue elle-même, certains de ses usages supposés enregistrés, sous régimes hypertextuels – radicalement distincts. La question majeure est celle de la structuration des formes en rapport avec la configuration singulière de l’instrument ou du  système utilisé ”. Philippe Bootz réfléchissant aux nouvelles formes d’apparition liées à la poésie, insistant en écho de Pétchataz et de son piège à lecteur, explicite en quel sens non seulement est reposée la question du rapport destinateur/destinataire, mais aussi et surtout pour quelles raisons, ce travail lié aux nouvelles technologies ne s’enferme pas dans un pur formalisme, ou dans une réification classique de la poésie, mais véhicule en lui les perspectives d’une reconsidération de la culture liée – et tel est à mon sens le rapport essentiel à notre travail hyperlittéral – à une esthétique de la frustration : “ il s’agit (…) de la mise à mal de la lecture “ informative ” courante prônée dans notre société de l’information. Il apparaîtra d’ailleurs qu’alire constitue globalement un regard très critique sur l’idéologie de la société de l’information et de la communication, regard exprimé par un fonctionnement ironique des leurres et manipulations sous-jacentes, et non à travers un discours. La littérature publiée dans alire joue sur la forme, c’est en cela qu’elle est poésie, non sur le contenu ”.

Dans cet horizon de travail sur l’hypertextualité pensée en tant que violation du syntagme, s’est développé Poésie Express, et un réseau de travail articulé autour  des expériences de Sylvain Courtoux, Jérôme Bertin et de moi-même. Le travail qui a été entrepris au cours de la confrontation de nos travaux et de nos recherches a pris le nom d’hyperlittéralité. L’hyperlittéralité est une forme d’hypertextualité instituée à la fois dans la structure globale d’un texte, dans la page, dans la phrase, mais surtout dans les syntagmes, qui dès lors ne peuvent plus qu’exploser. L’un des enjeux, à la suite de Cummings et de Guyotat, est de radicaliser la transgression du syntagme, le parasitage, le dérapage, la subversion, pour que le texte s’incarne comme machine de guerre, pointe incisive qui ne laisse aucunement le loisir du repos. Texte = matière résistante. Cette déformation à l’extrême du langage est intrinsèquement liée à la question politique du langage et à la confrontation à l’altérité d’autrui. En ce sens, nous rejoignons et reprenons la question de la corporéité et de l’abject, de la part maudite. Non pas dans la volonté de la neutraliser, de l’épargner ou d’en témoigner seulement, mais dans la spontanéité de sa présence qui n’est autre que celle sa présence faite matière. Les thèmes qui sont développés dans les textes sont ceux du viol, de la séquestration, de la torture, du corps sous psychotrope, de la fécalité, etc… Chaque pensée s’incarnant alors dans un travail de destruction/construction de la langue, n’excluant aucun processus formel, ou encore aucune référence a priori. C’est en ce sens que je mentionnais précédemment Action Writing de Courtoux : 

hors des mots s’ex citer s’extirper disloquer couche épa(i)sse de projections moles on ira chercher dans le sang ce qui est une simple question d’montag’ “ l’écriture inces(t) sante de la negatio n de l’é-cri-tu(r)e 

Mise en question de la langue, mise en question de la communication, mise en question de la communauté. L’expérience sur l’écriture en acte de la part de Courtoux est la mise en question des critères de communicabilité à partir de la langue elle-même. Dans Tolérance Zéro, il montrait la figure totalitaire du rapport à l’autre en faisant varier infiniment la violence infligée au corps. Dans la suite des Action Writing, il poursuit sa mise en critique de la définition politique du rapport à l’autre en accomplissant la fusion du corps et de la langue, et en montrant l’impossibilité radicale de s’en tenir aux signifiants tels qu’ils sont posés dans leur univocité. Bertin similairement accomplit cette défenestration du signifiant. Ce qui est visé, c’est la nécessité pour le lecteur d’entrer ou de fuir, de faire l’expérience ou d’affronter sa lâcheté. L’hyperlittéralité à l’œuvre si elle est l’impossible saisie a priori d’un signifiant, se définit surtout par l’opération du labyrinthe des référentiels signifiants possibles pour la lecture. L’interférence des directions en est en ce sens l’axe principal. Selon cette nécessité les textes de Bertin vont plus loin que ceux de Courtoux, il évacue dans ces textes extrêmes ABCD’N ou encore XXL, toute approche et accroche spontanée d’une langue. Il exige du lecteur un mouvement incessant dans sa lecture, de tracer ces propres lignes d’erre, d’erreur, d’errance.  


ni H(re)il  l’M(&)’antE  le j our/ail l’(h) ‘ur’ l e/a ntE M()i mEr r 2 mi S dou’(n O)blE’ M A t(R) mEtre les tr/m Etre s ans M ni re mor d’re FIN(e) Z  m anu re/lE l’a de m(a)in E te(i)ndre le feu/igE   en   rou   J a®m E

 

Descendance visible de Cummings dans la poursuite de ce “ fight ” qu’il pose comme nécessaire. L’hyperlittéralité exige pour le lecteur l’expérience de la naissance de sa propre langue dans la confrontation à l’altérité qu’il a face à lui mais aussi en lui. Le texte n’est pas statique sur la feuille, il est du fait de la ramification des sens de lecture, dynamique, ouvert, parfaite violation de la définition du texte comme totalité achevée. L’inachèvement n’est plus dans l’intention (discours ampoulés de tous les poncifs culturels) mais dans la matérialité, dans l’altérité de sa présence sur la surface de la feuille.  Le familier et l’infamilier se lient. Derrière l’apparente étrangeté, le lecteur retrouve par la f(R)iction du langage qu’il accomplit la possibilité de l’articulation et du sens. Cette violence faite à l’univocité syntagmatique de l’élocution appelle une éthique de l’hétérogène. L’hétérogène dans ces expériences hyperlittérales est la matière même de l’écriture, tout aussi bien au niveau formel qu’au niveau des unités linguistiques celle-ci pouvant se démultiplier comme les textes de Cummings, de Courtoux ou de Bertin en font l’expérience. Alors que le régime économique de la langue est la transparence, la visibilité, l’univocité du sens et la volonté de rapidité (logique du temps réel), l’écriture hyperlittérale ouvre à une résistance, à une opacité et à une durée. Contre toute neutralisation, sa texture renvoie à la densité inchoative d’un bégaiement de la langue, à savoir à une position herméneutique de l’écoute de la langue. Il n’y a plus postulation de la compréhension, est exigée l’épreuve de celle-ci. Alors que l’économie témoigne de la neutralisation de l’éthique, en revendiquant une mécanique relationnelle, et un automatisme de la compréhension, la violence de cette expérience en rompant par son idiome propre toute réification d’une économie officielle du sens, se transforme en une éthique = une poéthique. En insistant sur la question du politique (effectivement tous nos textes tournent et retournent la question de la domination, de la soumission, de la jouissance, de la douleur) à travers ce dispositif d’écriture lié à l’ordinateur, ces expériences impliquent une radicalité éthique de la posture herméneutique, non plus seulement du texte mais de soi. Car l’hétérogène de la réception est compris dans l’écriture du texte, toutes les ramifications syntagmatiques ne pouvant pas être aperçues par tous les lecteurs (ce qui reste conservé encore dans les matérialités présentées dans les lignes de lecture précédentes). Ainsi, c’est par la violence faite au principe de la satisfaction corrélatif dans la littérature de la logique du sens et de la compréhension définitive et totalitaire que semble s’ouvrir la possibilité de la question éthique du rapport à l’autre. Ce travail hyperlittéral, dans son geste politique, accomplit dés lors la reprise de la question éthique, et met en évidence non pas une thèse (une position) mais un ensemble de questions qui concerne les concepts classiques de l’économie, de la politique, de l’art. Il repose la question même de la localisation du sens dans son rapport au signifiant. La violence de la littérature ne tient pas de l’effacement, mais de la possibilité de renouer avec l’étonnement, avec la question. La négation du réel hérité de la structuration économique de l’occident, tient au repositionnement de l’interrogation de ce qui forme le réel pour le singulier en son hétérogénéité et en quel sens peut-il y avoir un partage de l’altérité de ce réel dans des relations intersubjectives en-dehors de toute réduction objectiviste et homogénéisante.    

La violence de l’hétérogène serait-elle par conséquent l’ouverture à l’éthique ? L’homogénéisation économique n’apparaîtrait-elle pas de fait comme revers de cette possibilité : le totalitarisme achevé ?   

 

 

Ouverture : Poéthique de l’hétérogène

Face à la violence de l’entreprise d’homogénéisation des différences, de neutralisation de l’hétérogène, et en conséquence de l’instauration de l’indifférence face à l’altérité par le différend, est apparu que littérature & poésie contemporaine ont développé en pratique une contre-violence. Cette contre-violence, à contrario de n’être que le spasme réactif provoqué par la culture, s’ouvre et tel a été ma lecture in fine, en tant que langage/action poéthique. C’est en ce sens que j’ai terminé sur la ligne d’écriture du groupe Poésie Express, pour qui cette nécessité de poser le politique comme noyau de l’écriture et de la violence de la langue, représente l’urgence de l’expérience de la littérature. Adorno et Horkheimer insistaient dans la partie La production de biens culturels de La dialectique de la Raison, sur la violence propre à l’hégémonie économique du monde capitaliste. Ce qu’ils soulignaient c’était la passivité provoquée chez le spectateur, à savoir la neutralisation de la possibilité critique, et delà l’impossibilité pour celui-ci à se constituer un jugement à partir de l’hétérogénéité de sa singularité : “ Le monde entier est contraint de passer dans le filtre de l’industrie culturelle. (…) Aujourd’hui, l’imagination et la spontanéité atrophiée des consommateurs de cette culture n’ont plus besoin d’être ramenées d’abord à des mécanismes psychologiques. Les produits eux-mêmes (…) sont objectivement constitués de telle sorte qu’ils paralysent tous ces mécanismes. ” Les deux penseurs de la dialectique négative mettent en évidence que l’homogénéisation est la neutralisation de l’hétérogène, à savoir d’une production qui n’est pas asservie aux normes de production et de représentation culturelle. Toute forme de langage, d’écrits, semble à leurs yeux astreints à véhiculer les lois économiques de la Culture. “ Il n’est plus possible de déceler dans les mots toute la violence qu’ils subissent ”. Face à ce constat, les lignes de lecture que j’ai suivi me paraisse indiquer, que les nouvelles formes d’écriture de la poésie et de la littérature, brisent cet enfermement. Aussi bien le travail de l’œuvre que la réception dérogent au totalitarisme. C’est ce que j’ai indiqué en faisant apparaître la dimension poéthique du texte, à savoir la nécessité de se poser pour le re-cept-acteur d’endurer l’altérité comme une éthique où il est mis lui-même en cause en tant qu’identité sociale et économique. La violence de la littérature est celle de cette poéthique de l’hétérogène, qui vient harceler au-dedans de la culture, dans ses plis, ses zones d’ombre ou d’indétermination, ses dispositifs de neutralisation du singulier. Cette violence ne revendique pas un dépassement, une sortie, une transcendance (ce qui appartient à une forme d’intentionnalité qui permet le contrôle de la culture et la maîtrise de la jouissance), mais l’irritation, l’endurance de l’homogénéisation elle-même, mais non plus selon les règles de sa représentation (le faux-semblant, le simulacre) mais dans la pleine présence de son entreprise de domination. C’est pour cela qu’en définitive, elle se fait castration explicite de toute réification de la jouissance ; elle formule, dans cet excès qui brise la possible identité du sujet dans l’affect, la castration impensée de l’hégémonie économique.