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article sur Bibi de Charles Pennequin (revue Fusées 2002)

 

Bibi

Charles Pennequin

[philippe boisnard]

 

 

Tout commence par un salut, par l’absence de sujet, par Bibi, le pseudonyme qui n’est jamais la marque de désignation du sujet, mais qui est toujours la marque d’aliénation projetée par l’autre. Même quand c’est moi qui dit Bibi, que je suis le Bibi, je suis toujours le Bibi de l’autre. Pennequin, plus que Dedans, marque avec Bibi la préoccupation du rapport à l’altérité et à la dépossession qu’elle implique lorsqu’elle est définie comme structure coercitive, comme communauté. Tout Dedans tournait déjà en boule sur cette question, mais avec ce dernier livre publié aux éditions POL, sacrifiant pour une part le flux omnistressant de la coulée langagière, davantage dans l’économie des mots, dans la maîtrise et la structuration, Pennequin nous donne à ressentir le jeu de l’aliénation de notre présence dans le regard des autres. Livre sur la schizophrénie s’il en est un, le parcours est celui de la dépropriation radicale du singulier, de son émasculation par le langage et le regard des autres, « la vue des autres qui nous dédouble » qui amène que l’on perde sa trace, qui amène qu’en soi ne se constitue que leur présence qui conduit le singulier à se dire : « j’avais comme un deuxième moi à l’intérieur », que cela soit la famille, ou bien les processus de limitation et de manipulation de la personne. Ecriture de l’ère, du temps, de cet aire où l’être humain s’abîme dans la déperdition de soi par sa propre absorption dans l’espace communautaire qui nous enferme en-dehors de nous-mêmes. Les hommes, eux, dit Bibi tétanisé dans sa langue en apnée, oui « eux, ils se disaient enfermés dehors. (…) Ils pouvaient plus entrer chez eux. Toute leur vie ils la passeraient dehors d’eux-mêmes ».

Comme en écho de la postface de Michaux à Plumes, sur la décomposition de la scène du moi en multiples instances spectrales qui le hantent (« Tout fait qu’on n’est jamais soi-même. On est seulement qu’un mélangé »), Pennequin traque avec minutie, selon la mécanique de sa langue si particulière, cette dépossession de soi à travers l’anonymat du nom générique Bibi, qui en tant que générique, n’est qu’un sans-nom. Le sujet, marqué par ce faux diminutif, par cette injonction, devient un objet sans aspérité aux mains de ceux qui l’entourent, car « l’identité fait de nous des pantins sans voix », car « dès qu’on nous a nommé on nous a mis au trou ». « Quand on se demande qui c’est bibi. (…) Celui qui n’a pas de nom. Qui n’a aucune idée du nom qu’il pourrait porter ». Bibi est ainsi la marque d’un trou de soi dans sa propre conscience, d’un trou persistant qui ne permet plus l’ordre, la mémoire (« Nous n’avons pas d’histoire. Puisque nous n’avons pas de mémoire »), la chronologie, qui implique ainsi la généalogie fragile et toujours prête à s’anéantir, qui se forge dans la phrase qui indique sa propre incapacité à être.

C’est là, l’une des vérités essentielles du livre de Pennequin : une réflexion lente qui s’invagine afin de comprendre la nature de sa propre existence, de ce qui fait que nous sommes toujours le mort du vivant de nous-même : « je suis réel / réellement vivant / ou réellement mort / mais je ne suis pas un mort-vivant / je suis un qui s’affronte / s’affronte en mort dans du vivant » (Ecrans, Voix éditions, 2002).