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Théâtralité de l’implosion du corps social (Le philosophoire n°10 – 2000)

  Théâtralité de l’implosion

 

 du corps social




« De quoi parle le théâtre, sinon de l’état de l’Etat, de l’état de la société, de l’état de la révolution, de l’état des consciences relativement à l’Etat, à la société, à la révolution, à la politique ? »

Alain Badiou, Rhapsodie pour le théâtre


« Théâtre, je t’appelle par ton nom de théâtre

Théâtre je t’invoque d’un vin renversé

Qui t’a donc inventé seuil de moi-même

Beau domaine d’enfer où je n’en finis plus de me damner

Je reviens je reviens sur les lieux du forfait »

 

Aragon, Théâtre/Roman


« Hortense. – Mais j’ai jamais volé personne, moi !

Fausto. – La Société !

Hortense. – La société ? mais enfin, quelle société ?

Fausto. – La Société avec un S majuscule, la Société à laquelle nous appartenons tous, la Société des hommes et des femmes ! »

Pierr-Yves Millot, La comédie de l’emploi.


Badiou lorsqu’il s’interroge sur la fonction du théâtre, montre en quel sens la scène de cette pratique est éminemment en relation avec le politique, au point qu’il puisse dire que « de tous les arts, le théâtre est celui qui jouxte (ou suppose) la politique de la façon la plus insistante ». Cette représentation du théâtre le conduisant par ailleurs à mettre en texte ce rapport à travers les aventures de Ahmed  philosophe. Le théâtre en effet semble depuis La poétiqued’Aristote, définissant la représentation tragique, sans cesse lieu où se rencontre le politique, où celui-ci se donne à percevoir non plus tel qu’il se définit mais tel qu’il peut apparaître par ailleurs de son propre appareillage, selon la :0Πmystérieuse du simulacre et des jeux de scène d’un espace dont les règles sont étrangères à la réalité politique, puisque fonctionnant par excellence à partir de l’illusion, du faux-semblant et du masque. Ainsi le théâtre semble toucher au politique, le mettre en cause, le questionner aussi bien au niveau de son auto-constitution que de ce qu’il implique au niveau des consciences qui y sont soumises. De la position d’Antigone, dirigée par le secret d’un (Ξ<λ, qui l’amène à s’affronter à Créon son Oncle pour faire respecter une loi étrangère à l’ordre coutumier de la cité,  à Roberto Zuccode Bernard-Marie Koltès, où à travers le mythe de l’assassin automatique est mis en lumière de quelle manière le corps singulier est phagocyté par l’espace publique, à chaque fois dans ce jeu est présenté la représentationissue de l’Etat, à chaque fois le théâtre donne à voir la manière de percevoir de l’Etat. Le théâtre apparaît en jonction avec la société, il en est à la fois l’une des productions et l’un des abîmes, dés lors que loin de seulement s’y soumettre il la re-présente, à savoir la dévoile selon une autre lumière que celle qui est produite par les institutions propres au corps politique. A n’en point douter, les anciennes condamnations qui ont pesé sur lui que cela soit chez Platon ou Tertulien, les comités de censure des monarchies, ou encore la logique de dévitalisation du théâtre de la société du spectacle que décrit Guy Debord, ne sont pas fortuits, au sens où le théâtre porte toujours en lui le germe d’une révolution, d’une réversibilité de ce qui est explicitement visible, d’une acuité de derrière, s’infiltrant sur la scène du politique au moyen du simulacre. Le théâtre se présente alors tout contrel’Etat, il en fait état et en signale l’état. S’insinuant en lui, il s’en absente le temps de sa représentation, afin dans cette parenthèse, de montrer sa propre réalité. Fondamentalement, il est épochède la société.     

Toutefois, si le théâtre se déclare témoin de son temps, inéluctablement il est considéré comme diabolique, comme dangereux, lieu de critique, d’ouverture, et de là de crise du politique ou encore de la politique en crise. Il est alors normal de percevoir dés l’avènement de l’affirmation des systèmes d’Etat totalitaire, à savoir dés Platon un refus du théâtre, au sens où le seul théâtre qui est autorisé, n’est point celui de ce lieu de la fiction, mais celui de la Cité. Tel que l’énonce Christian Meier, ce qui est à l’oeuvre dans la scène tragique sert «  peu à la propagande d’Athènes, s’attachant beaucoup plus à questionner, à mettre en lumière et à exposer ce qui fait problème, à critiquer », de sorte que pour Platon, qui pense l’Etat comme imitateur, et non simulateur des Lois, la seule tragédie admissible au niveau de la Cité est celle de l’existence et de la vie politique, « car chez nous la politéia tout entière consiste en l’imitation (::0Φ4λ) de l’existence la plus belle et la plus excellente, et c’est justement là ce que nous disons, nous, être réellement la tragédie la plus vraie ». La société effectivement, dés lors qu’elle est formée par le lien de l’Etat, comme chez Platon, ou encore selon la volonté générale comme chez Rousseau, tend à penser le citoyen en-dehors de toute vie nue, de toute possibilité d’être pensé en-dehors du corps politique, et donc l’assimile immédiatement à un être de droit. Le politique tend à se définir comme la propre scène de sa représentation et de la représentation du corps des citoyens. Le politique, en tant que règlement des mouvements et des productions propres à la société, impose corrélativement l’évacuation de toute extériorité du dedans, de toute possibilité de la production d’une machine de guerre, révolutionnaire, dans son corps. Le politique revendique la disparition du théâtre car il est reflet dia-bolique, reflet qui ne correspond pas à son institution symbolique, mais qui en son intensité se détermine comme mouvement de traverser du corps politique et de saisie de sa représentation au risque de la dénonciation de ses rouages, de la mise en évidence de sa logique de capture du corps singulier des citoyens. 

De ce fait, si comme l’analyse Steiner dans Le Château de Barbe Bleu, lorsqu’il montre l’enfermement de l’homme occidental dans le dispositif de son monde technique et culturel, « il est prouvé que les êtres humains sont mal faits pour vivre dans l’étouffante densité de la ruche industrielle urbaine » au point qu’au « bout d’un siècle l’accroissement du bruit, l’accélération des mouvements et des cadences de travail, la puissance multipliée de l’éclairage artificiel ont peut-être atteint un seuil pathologique et déclenché des instincts de dévastation », il paraît nécessaire de s’interroger sur la possible mise en scène de cet « instinct » dans le théâtre, au sens où il est le lieu privilégié où se dévoile le corps et sa crauté comme l’avait magnifiquement montré Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double. Comment alors, le théâtre représente-t-il cette capture du corps singulier de l’homme par la société dominée par ce que nous définirons la technologie politique ? Davantage, de quelle manière cette re-présentation de la présentation sociale du corps interroge l’oubli du singulier, et de là indique peut-être l’horizon tragique de la constitution de l’ipséité dans la société ? Au final, en quel sens se confronter au théâtre pourrait être se placer face à une herméneutique en acte de la société, herméneutique nous posant face au péril (Gefahr) – rassemblement de toutes les directions dans un dispositif au sens de Heidegger – qui enserre notre propre ouverture au monde ?   


La Colonie pénitencière

Notre société, loin d’obéir en son état à la simple définition que l’on pourrait établir à partir soit de l’étymologie, soit de la philosophie politique classique, en tant que rassemblement en une histoire, des volontés autour d’une volonté générale, se détermine exemplairement comme lieu d’enfermement, lieu où se trame l’oubli de toute extériorité. Elle est le lieu de la surveillance, comme l’avait noté Foucault à travers l’analyse des projets architecturaux de Bentham (le panopticum), lieu d’une Liberté télésurveilléetel que l’inaugurait il y a peu Denis Hanot. L’espace social, l’espace urbain n’est plus que le lieu de l’exposition marchande du corps, de l’effacement de son être authentique, de sa vie nue, il est le lieu où est bannie toute présence singulière au profit des caractères autorisés par la convention, c’est-à-dire qui correspondent au droit, à l’être qui n’a de présence que  selon le droit de cité. Cette multiplication de la catégorisation du corps humain dans l’espace social est établi sur les principes mêmes de l’identité de soi comme être politique, à savoir non pas vie (zoè), mais en tant que bios politikos, qui est attesté par l’article 1de notre déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mais surtout et aussi, ce qui est peu connu par les profanes, par l’article 4 du Code civil, à savoir qu’il est impossible à un juge de ne pas rendre son jugement, par peur de dénie de justice, ce qui est strictement interdit. C’est en ce sens que Philippe Sollers a parfaitement raison de stigmatiser l’espace urbain comme lieu d’emprisonnement de la singularité de toute vie : « c’est une accumulation de boîtes superposées et même roulantes où se perpétue la séparation corporelle et comme mise en scène généralisée de l’isolation ». La société ainsi décrite quant à son fond politique, n’est plus alors l’espace où l’individu tend à être reconnu pour soi, mais il doit se déterminer selon les attributs du système social, il est pris dans le tissu des inter-relations dirigées par la loi. Ce que montre au XXème siècle exemplairement les systèmes totalitaires. Et c’est là, il nous semble ce que dénonçait dans sa définition du tragique moderne Hölderlin, lorsqu’il écrivait à Bölhendorf que « c’est là le tragique chez nous que nous quittions tout doucement le monde des vivants empaquetés dans une simple boîte ». Ainsi, la société dans son incarnation empirique - la ville – serait tentaculaire, Léviathan dévoreur de corps, amenant celui-ci à n’être plus que ce qui répond de catégorie, à savoir il serait sans cesse accusé d’être ceci et cela à la lumière de l’espace publique. Or si le théâtre a pour vocation de montrer l’état de l’Etat, il semble qu’il soit le lieu privilégié où peut apparaître – non pas objectivement mais selon ses artifices propres qui en constituent sa réalité et sa chair – cette annexion du corps singulier, du corps sauvage et de son aorgisme, au profit du corps organisé, du corps politique.

Dés Sophocle et Antigoneapparaît la mise en évidence d’une distinction entre la présence du corps au niveau politique, sa définition, et le corps nu, tel qu’il est posé sacré par Antigone. Ainsi, c’est « par  édit » que Créon interdit la sépulture de Polynice, au sens où celui-ci est déterminé comme corps étranger, comme corps abjecte, rebelle à la loi, de telle sorte « que quiconque préfère à sa patrie un être cher est pour<lui> comme s’il n’était pas ». Polynice était banni, et Antigone veut le recouvrir selon les liens du sang, et non pas selon la loi de la cité. C’est pourquoi le Coryphée dit au quatrième épisode : « prenant ta loi en toi-même, vivante, ô destin inouï, tu vas descendre chez Hadès ». Elle est condamnée car elle n’obéit pas à une conscience politique, mais elle obéit à l’élan d’un destin du corps et d’une filiation secrète et souterraine par rapport à la lumière des décrets publiques. Ce qui ressort d’une telle décision d’Antigone que sa sœur Ismène ne put percevoir, c’est la force intérieure de la pulsion qui loin de pouvoir être maîtrisée par l’impératif catégorique de l’édicte royal vient en briser le sceau. Cette résistance du corps pulsionnel face aux catégories et aux lois promulguées dans la société de même apparaît parfaitement dans la tragédie classique élisabéthaine, par exemple dans le magnifique Roméo et Juliettede Shakespeare. Inutile de rappeler ici l’intrigue, nous voudrions, seulement montrer en quel sens, se pose la question de la résistance du corps pulsionnel face à l’institution dans cette histoire. A l’acte II, scène 2, Juliette après avoir vu Roméo durant le balle des Capulet, commence, seule, à parler de lui, or, dans son énonciation, il va apparaître à quel point la scène shakespearienne stigmatise le retrait de la pulsion par rapport à l’ordre symbolique imposée par la société qui est le conflit Capulet/Montague. Juliette : « O Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom(…) Ton nom seul est mon ennemi. Tu n’es pas un Montague, tu es toi-même ». Appert ici que le nom propre, le nom du Père au sens de la société est l’ennemi de l’Amour, c’est-à-dire d’Eros. Ainsi elle invoque la possibilité qu’il puisse renier son Père, ab-diquerson nom. Or, ab-diquerle nom c’est le mettre de côté, mais plus exactement comme nous pouvons le comprendre avec le latin ab-dicatio, c’est rejeter au plus loin « la déclaration qu’on veut être citoyen d’une ville ». L’abdication de son nom se détermine comme la décision d’effacer son appartenance au monde ambiant de la mégapole, où le nom est fixé dans les grandes archives publiques. Et cela passe par le re-niement, la répétition d’une première négation, première négation qui est inscrite en tant que trace non formulée en langage dans la passion elle-même. Abandonner son nom selon cette architrace de la passion c’est se mettre au ban de la société, suivre une autre voie, qui exige d’en finir avec le principe de réalité constituant le monde. La passion, en tant qu’elle résiste à la capture de l’ordre social, en vient à se répéter sur la scène, dans le texte, par l’exigence de la perte du nom.  

Ainsi cette première approche du théâtre tragique montre en quel sens, alors que la société tente d’être coercitive, il y existe des ruptures, des anfractuosités singulières qui n’obéissent pas à cette hégémonie et qui rejettent cet ordre. Il met en lumière des zones d’ombre qui sont aplanies par l’ordre institutionnel, à savoir par la diction de la justice. 

Le théâtre est le lieu de l’étrangeté c’est-à-dire le lieu où l’étranger de la société est mis en scène. A n’en point douter, c’est ce que veut montrer au final Badiou lorsqu’il met en scène Ahmed, c’est ce dont voulait de même témoigner Sartre lorsqu’il montait La P… respectueuse,  et la traque du Nègre, meurtrier de rien, mais seulement accusé d’être le noir, le point d’obscurité d’une société de blanc organisé autour du droitou encore Genet dans sa pièce Les nègres. Le « Nègre » comme l’indique Sylvie Chalage a toujours eu une place prépondérante, comme élément discriminant au théâtre, surtout au XXème siècle, où il est utilisé pour montré de quelle manière la société n’accepte pas l’étrangeté, sa part maudite. Il est élément d’Angoisse : effondrement des repères qu’il est nécessaire de biffer de l’espace de représentation sociale (le ghetto). Mais celui qui n’a eu de cesse dans tout son théâtre d’utiliser cette étrangeté du « noir » , c’est Bernard-Marie Koltès, en tant qu’il représente la pulsion inarticulable et inassimilable par la structure sociale. Nous pouvons voir cela exemplairement dans Combat de nègre et de chiens. Koltès explique en janvier 1986 à Alain Prique : « il me semble que<les noirs> seront, inévitablement, présents jusqu’à la fin, dans tout cequej’écris ». Le personnage qui hante toute la pièce est Alboury, sorte de chaman, qui se dérobe à toute prescription, se tenant en retrait, qui s’échappe du champ concentrationnaire symbolisé dans la pièce par le camp entouré de barbelé et de miradors. Il est le représentant d’une lignée qui vient chercher le corps d’un de ses frères qui a été assassiné. Nous avons une dramaturgie similaire à celle d’Antigone. Il représente une réalité corporelle qui échappe à la représentation des blancs. Ainsi, Horn, le chef du chantier explique : « Vous êtes trop obscur pour moi ; j’aime les choses claires ». Il représente le corps banni de toute réalité sociale constituée autour de l’axe transcendant du Père, de la loi, du Dieu : « on dit que vos cheveux sont entortillés et noirs parce que les ancêtres des nègres, abandonné par Dieu puis par tous les hommes, se retrouva seul avec le diable, abandonné lui aussi de tous, qui alors caressa la tête en signe d’amitié, et c’est comme cela que vos cheveux ont brûlé ». Le noir se dévoile au niveau de l’espace social pour Koltès comme corps étranger qui permet de percevoir comment la société est elle-même structurée. Isaach de Bankolé, l’un des meilleurs amis de l’auteur en témoigne : « L’étranger, c’était son propre miroir. Et Bernard avait besoin de ce reflet extérieur parce qu’il se sentait à l’étroit. Par rapport à ses origines, à la société ». Ici nous retrouvons analogiquement ce que pouvait déclarer Genet à propos de ce qu’il faisait exprimer à ses Nègres, lorsqu’on lui reprochait de les faire articuler des idées qu’ils ne pouvaient avoir : « J’ai cherché à faire entendre une voix profonde que ne pouvaient prononcer les Noirs et les êtres aliénés. Il faut savoir entendre ce qui est informulé ». Le noir se présente dans le théâtre comme la part maudite de l’Occident qui tente de s’auto-attester dans son ordre, mais non pas seulement montrée pour elle-même, mais en tant qu’élément qui permet par différence de dévoiler les stratégies d’aliénation. 

Se précise par cette analyse alors que le théâtre est le lieu où se creuse la scission entre l’identité sociale projetée par le dispositif de mainmise du corps et de l’autre le corps sauvage, le corps pulsionnel. C’est en ce sens, que le nom ne peut que s’effondrer, ou encore que le corps ne peut apparaître qu’à la lumière d’une étrangeté. L’effacement du nom est l’effacement de l’aliénation linguistique du corps, au sens où comme Karl Abraham a pu le dire il « agit de façon contraignante sur celui qui le porte » au point qu’il « sollicite certaines réactions psychiques (oppositions, orgueil, honte) », et la mise en lumière du noir, est le court-circuit de la normalité esthétique du corps (le blanc) non pas en vue de l’anormalité, mais en vue de l’anomalitéau niveau du champ de consistance sociale. Koltès a eu en vue cela lorsqu’il met en scène Abad dans Quai Ouest, Abad qui bien entendu est un moricaud. Ainsi, il lui est lancé au visage : « Avec vous, venus ici ans père, ni mère, ni race, ni nombril, ni langue, ni nom, ni dieu, ni visa, est venu le temps des malheurs les uns après les autres(…) le commencement des maladies piquées dans notre sang par les mouches qui se cachent dans vos cheveux ». Koltès, sur la scène du quai ouest, théâtre dans le théâtre, dévoile la part cachée de la société, met en présence ce que sa représentation tend à cacher, à mettre en parenthèse afin de se constituer. 

Alors, loin de légitimer la définition d’une conscience régie sous la catégorie de l’identité, est-ce que montrer cette part obscure sous le corps monnayée de la société, ne serait pas accomplir pour le théâtre cette séparation entre le soi et le même tel que Blanchot ou Paul Ricoeur ont pu l’opérer, tous les deux en distinguant l’idem du soi-même et l’ipse, en stigmatisant la structure de la mêmeté comme structure d’aliénation du moi ? Ainsi, est-ce que le théâtre ne tente pas, plus que de seulement critiquer la société, ce à quoi s’arrête par exemple le théâtre de Molière, à l’exception du Dom Juan, de montrer in concreto, dans la fiction du temps de son action et des corps qu’il entremêle, ce qu’est justement la vie nue, vie souterraine qui est en résistance par rapport à la captation des dispositifs sociaux ?



Rhizome du corps sauvage : le théâtre comme mise en scène des intensités castrées.

Lorsque l’on regarde le théâtre antérieur au théâtre expressioniste de Strinberg, et au théâtre de l’absurde de Ionesco ou de Beckett, nous pouvons remarquer que même si la scène est le lieu de la mise à nu du corps dans son rapport à la société, reste que cette mise à nue correspond encore à un principe d’identité. Ainsi que cela soit Antigone, pour qui Polynice renvoie à la lignée, ou encore Roméo, qui s’il est visé en deçà des rivalités inscrites au niveau politique entre les Capulet et les Montague, est pensé selon l’identité de l’être aimé ; s’il y a bien mise entre parenthèse de l’inscription sociale et de sa corrélative prescription, néanmoins dans l’écriture même du théâtre le corps nu est encore pensé selon l’unicité d’une identité qui peut être montrée pour elle-même sans équivocité. Ce qui fait la grandeur des déchirements, l’acte tragique classique lui-même.  Cependant si le corps nu se voit phagocyté à l’extrême avec l’avènement de la société moderne, corps qui se tient dans l’oubli même de sa source aorgique, alors le découvrement du fond sauvage qui sous-tend le corps social ne sera plus dévoilé selon une identité, mais il ne pourra plus être que recherché à tâtons, dans l’obscurité de la nuit de l’Occident, nuit qui métaphoriquement hante nombres de pièces contemporaines. Ne sera plus montré l’ouverture de l’élan unifié en sa plénitude d’un corps, la grande passion ou la lutte d’un sujet, mais sera mis en scène la déchirure même du sujet, l’inchoativité phénoménale de la possibilité de se déterminer sous le sceau de l’identité.    

C’est avec l’Intima Theaternde Strindbergqu’apparaît l’effondrement radical du sujet social, du sujet pouvant tomber sous le principe d’identité. Alors que le théâtre est influencé par le naturalisme, et que Strindberg put s’y prêter comme dans La danse des morts, il va briser cette scène, où ce qui est visé est « la vérité »montrée nue, de l’art et de la société à travers la postulation d’une identité réelle de l’homme, et mettre en scène la parcellisation de la conscience à travers le jeu du monde. Le théâtre ne montre plus seulement des personnages et leur fond, il montre comment ce qu’on appelle le sujet est insaisissable, déchiré par son fond car celui-ci n’est pas homogène, mais il est constitué d’archipels qui n’entretiennent pas forcément de rapports entre eux. Au lieu de montrer le personnage de l’extérieur, il le montre de l’intérieur transformant la scène en lieu des angoisses et des vicissitudes de la conscience. Tel que pouvait le déclarer Kafka, admiratif de Strinberg : « Là où le théâtre devient plus fort, c’est quand il rend réelles des choses irréelles. Le plateau devient alors un périscope de l’âme, il éclaire la réalité par l’intérieur ». Cette déchirure du sujet est celle que l’on perçoit exemplairement dans La sonate des spectres, où les fantômes qui viennent hanter l’intérieur de la demeure, sortant du placard, ne sont autres que la trace de l’impossible saisie des personnages, de l’impossible emprise du spectateur sur eux. Cette rupture du sujet s’accomplit surtout avec la perte du nom, au sens où la nomination est l’ancrage dans l’archivage de la mégapole. Dans le Chemin de Damas, nous voyons le partage avorté de la parole entre L’inconnuet la dame. Alors que comme chez Ibsen, par lequel il est influencé, les drames chez Strindberg semblent appartenir au quotidien, il efface les noms pour faire ressortir les corps, il restreint l’espace pour mieux exposer l’intériorité voilée. La scène du Théâtre-Intimen’est plus celle d’un rapport objectif au monde, ni même celle de l’intersubjectivité, mais se déploie et court-circuite toute autre entreprise, elle devient  la scène de l’intrasubjectivité, le théâtre intérieur d’un corps qui est fragmenté et qui est mis en scène : en fait celui de Strindberg lui-même.  Théâtralité de sa vie dans le lieu de suspension de la scène. L’anonymat des personnages comme ouverture et effraction du réel dans le lequel il est pris. Cet effacement du nom au XXème siècle et surtout avec le théâtre de l’absurde des années 50 va se généraliser au point de devenir l’une des mises en crise majeure de ce type de théâtre : Ionesco comme Beckett, respectivement dans L’homme aux Valiseset Acte sans Paroles I, identifie leur personnage à la non-identité, l’appelant du nom générique « homme » s’inspirant alors peut-être du personnage central de Ingende Svend Borberg de 1920, qui nommé « Ingen » est à traduire comme « personne » en français. Le nom n’est plus que l’indice du manque de constance, de l’impossible identification, à savoir de l’implosion de toute catégorie pour la mainmise du sujet. Le nom lui-même lorsqu’il apparaît, n’est plus le signe d’un caractère, mais il est la marque de la perte de l’individu, de sa désincarnation, de l’oubli de soi : M. et Mme Martin qui malgré leur nom similaire, malgré qu’ils soient mariés,  ceci étant attesté par leur nom, ne peuvent cependant se retrouver que dans la recherche d’eux-mêmes, du fond perdu. Le nom n’est plus signe de rien au niveau de la singularité, il est la trace de l’aliénation sociale, car la société accorde une fonction au nom d’un  homme, provoque toute humanité grâce à ce référentiel égotique pour reprendre le terme de Russel. Ionesco écrit : « maintenant ce qui est ennuyeux dans la société c’est que (…) la personne est tentée de s’identifier totalement avec la fonction ; ce n’est pas la fonction qui prend un visage, c’est un homme qui perd son visage qui se déshumanise ». Ionesco ainsi joue avec le nom pour démasquer le processus de capture qui se joue par le nom, mais surtout pour que les personnages eux-mêmes soient mis à nu dans leur insaisissabilité, dans leur ambiguïté, au sens où ils ne répondent plus à une identification de la part de la société. Le théâtre ainsi ne fait pas que présenter la représentation de la société, il en montre les dispositifs secrets, sécrétés pour une aliénation au corps politique qui repose sur l’efficace de sa loi, à savoir du titre de sa lettre et de son cachet. 

Le corps ainsi montré en sa friabilité sous le nom, en deçà du titre de sa lignée ou de la consistance d’une identité dépendant d’une catégorie, n’est plus alors qu’un corps errant, un corps qui ne peut que s’éreinter dans la fuite infinie du lieu de son existence en direction non pas d’un autre lieu, mais en quête de l’identité de son propre être. Le corps dans le théâtre de ce siècle est déraciné, non pas en tant que ce serait une psychopathologie qui a des causes endogènes, mais en tant que la surface étouffante de la société ne permet plus d’autre alternative. Strindberg dans son Chemin de Damasne s’y était pas trompé, l’Inconnu change constamment de lieu, se perd, pour enfin se retrouver au lieu de son départ, mais non pas au sens d’une circum-navigation comme chez Homère où Ulysse sera défini en vérité, mais au sens de l’impossible quête de son identité. Pèlerin sans identité, il restera accroché à ce nom d’inconnu, non pas pour autrui, mais de par lui-même. De même chez Beckett, dans En attendant Godot, Vladimir et Estragon, propulsés sur le lieu d’une scène où ils échappent à toute compréhension, n’étant rien en dehors de l’attente, sont dans le vertige de l’errance dans l’immobilité d’une position sur un chemin. Le lieu de leur errance est celle d’un dire pour rien, puisque tout ce qu’il y aurait à dire ne pourrait apparaître que si Godot surgissait. Les personnages sont à la dérive, car les repères mêmes qui leur sont proposés ne correspondent plus qu’au lieu de l’enfermement, de l’emboîtement infini d’un espace où seule l’identité régulière, liée à l’archivage politique a le droit de paraître. 

Koltès n’a eu de cesse de percevoir cela dans ses mises en scène, de travailler sur l’espace social à la fois comme espace coercitif et comme espace d’égarement et de fuite. L’espace social dans son théâtre marque son sceau au nom même des personnages. Que l’on repense à Retour au désert, où les noms des acolytes d’Adrien, le frère de Mathilde rentrant d’Algérie, Plantières, Borny et Sablon, qui tous ont une identité sociale et institutionnelle respectivement celle de préfet, d’avocat et de préfet de département, ne sont rien d’autre que les noms de quartier de Metz, lieu réel où se passe l’action. Cela amenant Mathilde à être dans la nécessité de partir alors qu’elle vient de revenir, car telle qu’elle le dit elle n’a pas de lieu familier où être, où se reposer, elle est assolée fondamentalement, en déterritorialisation constante dans un monde qui ne procure de territorialité qu’aliéner pour l’homme : 

Mathilde. – Mes racines ? Quelles racines ? Je ne suis pas une salade ; j’ai des pieds et ils ne sont pas faits pour s’enfoncer dans le sol. 

Mathilde. – Quelle patrie ai-je moi ? Ma terre, à moi, où est-elle ? Où est-elle la terre sur laquelle je pourrais me coucher ? (…) Est-ce que la patrie, c’est l’endroit où l’on n’est pas ?

Mais ce personnage de Koltès n’est pas le seul à supporter l’errance, tous semblent témoigner de cette impossibilité de sédimentation de son être en un monde, leur immanence n’étant plus que la constance d’un tourner en rond, puisque quelque soit le lieu où ils se projettent celui-ci appartient à la macrostructure aliénante du monde Occidental. Que cela soit le narrateur de La nuit juste avant les forêts, que cela soit les personnages de Quai Ouest, ou encore ceux de Sallinger, tous étouffent de l’espace symbolique et de l’impossibilité de fuir car « Si tu prends le métro, et le train, que tu roules des jours et des jours, tu traverses New-York, et toujours New-York, la banlieue de New-York, et la banlieue de la banlieue ». Cependant le personnage qui exprime le mieux cette nécessité de la fuite et de son impossible destination, à savoir de l’errance est Roberto Zucco.  Roberto Zucco se définit en dehors de toute compréhension réelle de la part de la société et de ces membres, il est un « train qui a déraillé » y compris pour sa mère qui se définit par son attache au corps politique. Roberto Zucco, assassin automatique, tente tout au long de cette tragédie moderne, pour reprendre les mots de Koltès lui-même, de s’échapper de l’espace cadenassé de la ville. Mais celle-ci ne semble pouvoir laisser apparaître de lignes de fuite, car ce n’est pas sa réalité matérielle qui détermine son enfermement, mais c’est l’ensemble même des strates qu’elles constituent, strates symboliques qui empêchent la réalisation de sa pulsion dia-bolique. C’est ce dont il témoigne lorsqu’il explique en quel sens il se sent enfermer dans cette extériorité du monde : « Si on me prend on m’enferme. Si on m’enferme, je deviens fou. D’ailleurs je deviens fou maintenant. Il y a des flics partout, il y a des gens partout. Je suis déjà enfermé au milieu des gens ». Roberto Zucco fuyant ainsi, ne se définit plus par son nom, il n’est plus reconnaissable selon les traits caractéristiques de l’humain donné en droit. Il est dia-bolique, tel qu’il est décrit par la pute qui a assisté à l’assassinat de l’inspecteur de police : « Madame, madame, des forces diaboliques, viennent de traverser le Petit Chicago. (…) Madame, vous avez abrité le démon dans votre maison. (…) C’était le diable que vous aviez abrité sous votre toit, madame ». Zucco est dia-bolique, c’est-à-dire qu’il ne peut être réduit à une figure (bolè), à l’unité d’une trajectoire que l’on maîtrise (ΦΛ:∃≅ : ce qui est ajusté, emboîté ; ce qui amène que cela tombe sous le contrat : ΦΛ:84λ). Diabolique, il ne peut lui-même se définir en une identité, selon une détermination, il n’est que mouvement, ligne de fuite et machine de guerre sans fond de consistance. Par cette analyse, apparaît que le théâtre est le  lieu du dévoilement de la nature ontologique de l’homme pris dans la société. Tel que l’énonce Bernard Sichère en introduction à son histoire du mal : « la littérature comme écriture et sublimation du point d’horreur et du point d’angoisse »qui est masqué par la société du spectacle, par le dispositif de contrôle des masses. Cette sublimation s’effectue par la mise en scène des forces obscures qui invisiblement et inchoativement constituent la part obscure, la part maudite de la société. Cette « écriture et sublimation » apparaissent selon cette perspective avec l’avènement du contrôle juridique et rationnel de cette extériorité du dedans qui creuse le corps, et donc s’établissent dans « la profonde discordance(…) entre le règne d’une raison nouvelle qui prétend réguler dans l’espace de la loi et du droit les forces de destruction à l’œuvre dans l’homme, et une subjectivité rebelle qui n’a guère trouvé pour se dire que l’espace de la littérature, à la fois symptôme d’un désir en souffrance et insistance d’une inquiétante étrangeté ». Le théâtre se dévoile dans sa dimension ontologique lieu de la mise en lumière de la réduction symbolique de l’homme.

Ce faisant le théâtre dévoile au XXème siècle, non seulement l’absurde de l’ouverture de l’homme au monde publique, mais aussi sa destruction, et en quel sens il ne peut lui-même se reconstituer en un noyau consistant lui permettant d’assumer un destin. La société se révèle par là même comme le lieu de l’impossible, où le corps ne peut plus se convulser que comme un phénomène sauvage sans sens, en proie à une souffrance qu’il ne peut projeter vers un devenir libre, un devenir posé dans un espace de concrétion. C’est en ce sens que corrélativement à l’errance, au déracinement radical, à la perte de soi dans l’éclatement de son noyau d’intimité, le corps devient furieux, force dévastatrice, non pas pour constituer un horizon de transcendance lui permettant de se libérer mais à vide, dans le tournoiement de lui-même au sein de la société. Ceci fut révélé dans tout son tragique par Ionesco avec Rhinocéroset la dernière tirade de Bérenger : « Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixés les têtes de rhinocéros, tout en criant) Contre tout le monde je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas » (Acte III). De même le personnage de Roberto Zucco, n’est autre que cette crise du corps qui explose en retour de la servilité qui lui est imposée. Dans ces gestes aucun autre motif que de libérer le corps, de témoigner de son dernier spasme face à la zone de sécurité dressée par la société. Le théâtre devient le lieu non plus seulement du langage, mais de la syntaxe du corps, qui ne sont autres que les hiéroglyphes spontanés de la souffrance et du déchaînement de la cruauté en tant qu’effet. Comme nous l’indiquait Steiner lors de notre introduction :  « au bout d’un siècle l’accroissement du bruit, l’accélération des mouvements et des cadences de travail, la puissance multipliée de l’éclairage artificiel ont peut-être atteint un seuil pathologique et déclenché des instincts de dévastation ». Cet instinct est celui d’une crise anté-linguistique, qui se détermine comme élan phénoménal sauvage qui n’appartient plus au rationnel, mais qui est irrationnel. Et cette irrationalité là, loin d’être (ra)battue vers la normalisation et son traitement, loin de servir à constituer le cercle anthropologique comme l’analysait Foucault en conclusion de L’Histoire de la folie à l’âge classique, est montrée à nue, comme des nerfs à vif qui ne sont pas jugés. Le corps sur la scène de théâtre qui témoigne de cette crise, de cette déchirure du Je, n’est plus un maillon de la structure sociale, il n’est plus un noyau identifiable, il n’est plus corps politique, il est rhizomatique au sens de Deleuze/Guattari, fourmillement incristallisable en une détermination à porter de main. Il s’échappe de toute compréhension, tout jugement devenant l’après-coup d’une raison en porte-à-faux. Le théâtre, lieu de crise, car il est le lieu du risque le plus absolu pour la raison : lieu d’un tribunal, où elle n’est pas jugée selon sa possible conformité, mais où elle est jugée selon son efficace, le monde qu’elle a constitué en tant que société. Toute pièce de théâtre est un procès verbal au titre du corps et dont le verbe s’échappe de la raison elle-même. 

En conséquence, le théâtre contemporain non seulement a insisté sur le corps, mais aussi sur l’effondrement de toutes les catégories de la communication, qui sont les outils de l’emprise du social aussi bien au niveau intersubjectif, qu’au niveau intrasubjectif. Cet effondrement de la parole, n’est pas seulement l’apparition du silence sur la scène, mais c’est l’impossibilité aussi bien de parler à l’autre que de se comprendre soi-même, de savoir ce que l’on dit. Le langage est porté à sa limite, et se révèle absurde pour mieux stigmatiser qu’il est l’élément par excellence de l’aliénation sociale. Lorsque Ionesco écrit La cantatrice chauve, il met en scène selon ses propres mots : « la tragédie du langage », mais aussi en notre sens la tragédie du corps. Tout le dialogue de M et Mme Martin représente ce double trait tragique. Les corps ne se reconnaissent plus, seul l’épuisement de l’ordre apophantique permet de découvrir qu’ils sont mari et femme. De même, les principes logiques inscrits depuis Aristote eux-mêmes sont évincés : que cela soit le principe de contradiction, ou encore le principe du tiers exclu, les personnages lorsqu’ils se parlent ne tiennent plus compte de ce qui fut dit, ou de la nécessité de l’affirmation ou la négation. Comme amnésique, lorsqu’ils s’adressent à l’autre, non seulement il n’y a plus d’objet commun à partir duquel se schématise le dialogue, mais en plus il n’y a plus d’unité intuitive originaire commune des mots à partir duquel il pourrait y avoir communion autour d’un signifié vide d’objet. Beckett, de même a insisté sur cette perte du langage dans l’effondrement de ses personnages, tous atteints de difformité, de cécité, ou encore d’amnésie. Ainsi Clov dit à Hamm dans Fin de partie : « J’emploie les mots que tu m’as appris. S’ils ne veulent plus rien dire apprends m’en d’autres. Ou laisse-moi me taire ». Beckett comme l’a parfaitement expliqué Deleuze dans L’épuisé, a pensé l’épuisement non seulement de la présence des corps sur une scène, mais aussi du langage, en faisant tourner les mots que ce soit dans ses textes ou ses pièces jusqu’à en montrer la perte du sens, le seul écho d’un son qui ne renvoie plus à rien. Se « manifeste à travers l’apparente dislocation du langage », à l’instar de ce qu’énonce Ionesco à partir de Adamov et Beckett, « une réalité très nue » : l’aliénation du corps, de l’homme dans la société, sa souffrance et sa solitude. De fait alors, ce théâtre du XXème siècle est la composition de monologues juxtaposés, monologues où se crient la solitude et la perte de soi et qui entraînent vers la mort, à l’image de Bérenger dans Rhinocéros, ou encore de Abaddans Quai Ouest, ou Roberto Zucco. Le monologue qu’il soit long ou court compris dans des pseudo-dialogues, n’obéit plus à la loi du théâtre classique : la tirade où se dévoile le fond du personnage tragique, son âme mis en lumière en sa vérité pour le spectateur. Tout au contraire : il dévoile l’impossibilité du fond, il conduit vers la fin de soi en tant qu’unité, il est le signe de la parcellisation de soi en tant qu’être. 

Au final, le théâtre au XXème siècle, lorsqu’il se fait lieu de la représentation de la société montre l’anéantissement de la singularité humaine et sa mutilation. Ainsi, si nous reprenons synthétiquement les trois existentiaux fondamentaux de Heidegger dans Etre et Temps, nous pouvons nous apercevoir en quel sens est dénoncée non pas explicitement, mais in concreto à travers le jeu des corps et du langage le court-circuit voire même la déconstruction de ceux-ci pour le Dasein. Que cela soit le jettementau monde, le projetou bien encore la parole, ces trois dispositions fondamentales ontologiques de l’homme sont happées par la société. Le corps s’il s’ouvre au monde, il explose ne peut se réunir en un projet. Autrement il implose sur lui-même se précipitant vers la mort accomplissant son propre suicide. Aucun projet ne peut se poser comme possible, les personnages étant pris dans une angoisse, un rétrécissement des possibles existentiels, qui ne se résout aucunement dans une ligne de fuite, une décision résolue, celles-ci étant absorbées dans la logique de contrôle de la société. Et la parole, ultime contrée de la révélation du sens de son être et de l’être en général, est elle-même épuisée, éreintée comme possibilité insigne. Adamov ne s’y était pas trompé lorsqu’il énonçait dans l’Aveuque : « Cette époque est marquée par la mort. Les mots succombent à la loi commune. Il est lugubre de penser au sort dénaturé de la plupart des mots, à l’effroyable déperdition de sens qu’ils ont subie. Privées de l’influx de forces qui les faisait resplendir autrefois, ils ne sont plus que les fantômes d’eux-mêmes. La déchéance du langage à notre époque est la mesure de notre ignominie ». Le théâtre découvre la scène de l’enfermement de l’homme dans un monde où la vie est épurée, sacrifiée. Il est le creuset où s’esquisse en chair et en os le réel, où par le travestissement de ses masques est découvert ce qui restait intimement travesti par la société : le corps nu et sa chair de vie.   



Ce que nous énoncions à partir d’Alain Badiou dans notre préliminaire se confirme, le théâtre, lorsqu’il se fait écoute du politique, de la société présente la représentation de l’homme dans ce milieu. Et même davantage, il met en évidence l’impensé de cette société à travers la mise en scène du corps nu : il est découvrement ontologique . Si cette époque est celle du désert qui croît comme l’énonçait Nietzsche, époque de détresse, où l’homme avoisine le plus grand péril, le théâtre devient comme le poète la vigile de l’oubli de l’être, des forces telluriques qui sont castrées dans l’homme, mais aussi de cet être-là en tant qu’homme. C’est pourquoi, le théâtre loin de ne plus être tragique, comme le défend  Georges Steiner dans La mort de la tragédie, en expliquant que « la tragédie ne peut se produire que lorsque la réalité n’a pas été disciplinée par la raison et la conscience sociale », nous semble assumer le tragique moderne au sens où nous l’avons indiqué avec Hölderlin. C’est un tragique non plus face à un réel qui serait extérieur à l’homme, comme chez les grecs, mais c’est un tragique d’une réalité inhérente à l’homme, qui en est son fond, son être : la vie comme phénomène sauvage qui est phagocytée et qui ne peut se recondenser, obligée alors de périr. En ce sens, même si nous suivons sur de nombreux points l’herméneutique du théâtre d’Alain Badiou, nous nous plaçons en différence par rapport à lui lorsqu’il dit « Pour l’instant, il n’y a pas de tragédie moderne », justifiant cela en replaçant la compréhension du tragique en relation à la tragédie classique. Il apparaît que c’est éviter, le cœur même d’une déchirure, qui n’est plus à comprendre en relation avec une transcendance, un destin, mais qui est à saisir comme la nuit obscure de l’occident, la perte du sens et de la vérité, l’étouffement même du corps comme sens de l’existence. Le tragique du théâtre actuel, pourtant répond des exigences posées par cet auteur : « une tragédie moderne devrait inéluctablement nous convoquer à penser le non-sens du droit ». Le théâtre tragique contemporain, relié à l’absurde, expose l’effondrement du droit dans la singularité de personnages qui ne peuvent plus s’atteindre en leur ipséité, ni en leur mêmeté reliée au corps social. Il est mise en lumière d’une suspension de l’être, d’une époque qui est celle du nihilisme accompli, et de l’impossibilité de tracer des lignes de fuite vers un par ailleurs. Pierre-Yves Millot, dans La comédie de l’emploi, indique cela parfaitement à travers la relation entre Marie et Fausto : tour à tour en deux actes, les personnages inversent leur rôle devenant respectivement le recruteur et le demandeur d’emploi. L’auteur montre l’impossible entente, l’absurde du langage et de la possibilité de s’identifier soi-même dans cette société. Ce qui conduit au troisième acte à assassiner la mémoire, à devenir assassin en faveur de l’amnésie, ce qui est symbolisé par le meurtre de Hortense, vieille dame qui a traversé le siècle et qui a encore une identité et qui doit périr au profit de ce qu’exige la Société, c’est-à-dire la destruction de toute singularité, de toute identité. Ainsi le théâtre montre comment l’homme habite le monde, il est la fiction révélante de la modalité d’habiter de la part de l’homme, à savoir de son être-en-société.