February 19, 2019 · category article
Le visage de la cybernétique
Philippe Boisnard
(Conférence pour le colloque à l’Université de St Etienne, octobre 2017)
D’une question de l’être
Le visage de la cybernétique. Ce titre est à lire dans le double sens du génitif : à la fois le visage compris par la cybernétique, le visage composé ou décomposé au prisme de ce qu’est la cybernétique et à partir de cette observation, la question de la représentation que nous pouvons avoir de la cybernétique, son propre visage, permettant de saisir en quel sens elle opère par rapport au visage humain, et ce qu’elle détermine du point de vue de l’identité, de l’ipséité du sujet humain.
Le terme de cybernétique tel que je vais l’entendre s’il est à comprendre à partir de l’analyse heideggerienne et dans l’horizon de sa critique de Wiener, sera replacé dans le cadre historique des avancées liées aux Intelligences Artificielles (IA) et à ses dernières avancées.
Heidegger pense que la cybernétique est le dépassement de la métaphysique. Étrange énoncé d’emblée. Pour saisir cet énoncé, il nous faut comprendre d’une part ce qu’est le projet de la métaphysique occidentale et comment Heiddegger le saisit, et d’autre part son articulation avec l’essence de la technique. Le projet de la métaphysique est de saisir l’être du sujet humain à travers une ontologie générale, qui a été dominée aussi bien par l’onto-théologie que par une ontologie rationaliste. Ce projet comme il se dévoile par exemple avec Descartes dans les Méditations métaphysiques doit permettre de saisir une vérité du sujet, sa constitution, sa structure, et ceci sans reste.
Or Heidegger montre, dès les années 20, qu’il y a une forme d’impensé dans la métaphysique : au lieu de poser la question de l’être, ce que la métaphysique essaie de saisir c’est la question de l’étant du sujet, à savoir sa substantialisation.
C’est en ce sens que les sciences humaines se sont concentrées sur les déterminations matérielles et relationnelles du sujet, en les posant de plus en plus d’un point de vue logico-mathématique et qu’elles se sont substituées à la question de la philosophie à partir surtout du XIXème siècle avec la naissance des sciences anthropologiques (psychologie, psychanalyse, sociologie, biologie, puis psychologie-sociale, …)
Peu à peu c’est une représentation technicienne de l’homme qui est apparue. Ce qui a travaillé invisiblement cette entreprise de compréhension de l’homme est de l’ordre d’un impensé technique. C’est pourquoi Heidegger, dès Être et temps, va poser la question de la technique au coeur de la compréhension de l’être de l’homme, à travers un double niveau d’analyse : l’objectivation de l’homme, et l’analyse de sa manipulation.
De là il va poser la question de l’achèvement de la métaphysique comme à la fois sa résolution et son dépassement révélant : « L’achèvement de la métaphysique commence avec la métaphysique hégélienne du savoir absolu entendu comme esprit de la volonté ».
L’esprit de la volonté se définit du point de vue de l’essence de la technique (L’arraisonnement) en tant que « ici la technique (est à prendre) en un sens si essentiel qu’il équivaut à celui de la métaphysique achevée ». De plus Heidegger montre que la notion de calcul des étants, propre à l’essence de la technique, la mise en stocke, la mise en dispositif (Gestell), se dévoile dans la science moderne de la cybernétique.
La connaissance de l’homme ainsi se dévoile dans les sciences cybernétiques qui reposent sur la compréhension matérielles, logico-mathématiques de l’homme selon des rapports de causalités permettant de penser l’homme selon des trajectoires guidées, comme s’il n’était plus qu’un étant parmi tant d’autres.
Cette représentation de la cybernétique est définie parfaitement par David Aurel dans La cybernétique et l’humain (1965). David Aurel pose que la notion de libre arbitre tend à disparaître pour peu à peu être modélisée selon des processus mécanistes. L’homme serait ainsi en totalité un être pensable comme une structure déterminable selon des processus, des fonctionnements que l’on pourrait objectiver et delà guider. « Le rapport de l’homme au monde, et avec eux, la totalité de l’existence sociale de l’homme sont enclos dans le domaine où la science cybernétique exerce sa maîtrise » (Heidegger, La provenance de l’art et la destination de la pensée, 1967).
La singularité de l’homme tendrait dès lors à être effacée en tant que possible inactualisable selon cette inclusion, n’étant plus qu’une illusion de notre imagination, au profit d’une compréhension objective, cybernétiquement déterminable. Mais si en effet ce dépassement de la métaphysique est attesté, qu’en est-il alors de la question de notre être notamment comprise à partir du visage, tel que Emmanuel Lévinas a pu la définir dans Ethique et Infini ? Selon Lévinas l’être de l’homme ne peut être réduit à une connaissance, à un jugement déterminant. Et c’est notre visage qui en dévoile cette signature. « On peut dire que le visage n’est pas « vu ». […] C’est en cela que la signification du visage le fait sortir de l’être en tant que corrélatif d’un savoir. Au contraire, la vision est recherche d’une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l’être. Mais la relation au visage est d’emblée éthique. » Le visage ce qui nous ouvre à autrui, est ce qui nous fait rencontrer l’infini de la distance de la liberté qui tout à la fois nous sépare et nous relie par la question éthique.
C’est pour cela que le visage s’échappe de la saisie du contexte, le visage selon Lévinas est ce qui nous renvoie à l’être d’autrui en-deçà de toute connaissance, son humanité qui résonne en nous seulement par l’éthique ? Alors, si nous sommes à l’époque de la cybernétique, en quel sens celle-ci, à travers ces nouvelles procédures liées aux Intelligences artificielles, au deep learning, au big data, à la biométrie, en vient-elle à se saisir du visage et à le transformer comme une simple donnée ? Que reste-il du visage en tant que signature de l’être, signe de la singularité ? Que reste-t-il de cet infini de la liberté que je rencontre par le visage d’autrui, à l’heure de la saisie du visage, en cette heure de la dévisagéité, commandée par les injonctions de sécurité et de surveillance ?
Le règne biométrique de la saisie du visage : voir
Notre époque est hantée par des mythologies, qu’il faudrait penser comme celles qu’a rédigées Roland Barthes entre 1954 et 1956. « Chaque objet du monde peut passer d’une existence fermée, muette, à un état oral, ouvert à l’appropriation de la société. ». Les mythes selon Roland Barthes ne sont pas des signifiants hors espace-temps, mais ils se déterminent comme des idéologèmes qui ont une consistance et une efficacité sociale, et qui permettent à une classe productrice d’idéologie de déterminer une ossature du réel. Les mythes, s’ils reposent sur des choses, cependant ils intègrent dialectiquement dans leur institution symbolique et leur diffusion socio-psychologique des vecteurs d’imaginaire.
Notre représentation du monde et notre compréhension actuelle ne repose plus sur les mêmes mythes que ceux des années 50, à savoir ce ne sont pas les mêmes énoncés qui structurent notre réalité, l’accélération des technologies a produit un certain nombre de mythes qui ici entre en jeu avec la question que nous posons quant à la saisie du visage. Le règne biométrique obéissant à la croyance en la sécurité et en la tolérance zéro selon le vecteur du contrôle de l’innovation technologique, fait partie de ces mythes qui sont véhiculés dans nos sociétés, et qui se réalisent selon une forme d’imaginaire. L’imaginaire de la biométrie, son idéologie consiste en l’injonction de sécurité, et de l’offre commerciale adaptée au sujet.
Pour saisir cette dimension de la biométrie, nous pouvons revenir à l’image qui est intégrée dans Minority Report (Spielberg) en 2002. Nous suivons Tom Cruise, qui se mettant en rupture de système traverse, voire divague dans une société dominée par le contrôle technologique sur l’individu. Spielberg fait en sorte de faire varier dans ce film de très nombreuses technologies. Lorsque Tom Cruise arrive dans un espace commercial, sa pupille est analysée en temps réel, et il est reconnu. Le programme alors lui envoie une forme de recommandation.
Nous constatons à partir de cette approche fictionnelle, que l’être humain s’il est bien évidemment constituée de son visage, ce visage, loin d’être énigme, altérité, sert de fiduciaire, d’ID (identifiant) pour les systèmes de reconnaissance visuel.
Dans Black Mirror, épisode 1 saison 3, Nosedive, la question de la reconnaissance faciale est poussée un peu plus loin que le simple ciblage commercial. En effet, les personnes, toutes munies de leur smartphone à reconnaissance faciale, non seulement perçoivent en temps réel qui elles rencontrent, mais de plus elles peuvent noter selon la relation qu’elles ont, cette personne selon une logique de recommandation. Tout un chacun ayant accès à la note globale. On passe de la question de l’être à la question de l’agrégation : je suis, j’existe parce que je suis noté et évalué en temps réel. C’est bien ce qui arrive au personnage principal Lacie Pound, et dont le titre est annonciateur : par une suite d’accidents, elle va peu à peu perdre sa note de recommandation, pour devenir une marginale, et être emprisonnée.
Alors que les recommandations étaient la base d’une netiquette sur internet, comme cela avait été promu au début des années 2000 par les Humains associés, le réseau n’est plus cloisonné à l’espace internet mais il déborde sur le réel et le visage de l’homme est l’interface de ce passage. Le visage est à la fois l’ID internet et la réalité empirique de mon existence, ce qui fait que l’on me reconnaît. Toutes les dérives sont alors possibles. Je ne suis pas dans ma présentation, mais selon la représentation qu’un réseau me donne suivant les informations accumulées et recoupées au sein de celui-ci. Je ne me constitue pas en tant que sujet libre, mais selon les règles et les principes apriori déterminés par un dispositif algorithmique.
Une mythologie s’est développée à partir des années 90, saisir le visage par un ID. Le visage n’est plus injonction infinie de la liberté, qui déborde toute identification, n’est plus la signature d’une singularité, mais le visage devient un élément matériel qui est déterminé selon un ensemble d’énoncés et de qualités, accumulées et dont il serait le référent. Nous ne sommes plus un être, renvoyant à une ipséité au sens de Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre, mais nous sommes seulement les caractères qui constituent l’idem, la mêmeté définissable et reconnaissable. Notre quiddité pour reprendre Russel, est une somme de prédicats. Et ces prédicats sont constitués en base de donnée accessibles pour les autres ou bien pour des institutions politiques ou économiques.
Ce qui est mythologique, ou encore anticipation, n’est pas purement imaginaire, mais est de l’ordre de la constitution historique de nos sociétés. L’idéologie qui prédomine dans tous ces récits est celle de la réduction de l’homme à un élément matériel que l’on peut composer selon un ensemble de fonctions qui permettent de le surveiller ou encore de l’anticiper quant à son existence et ses désirs. L’idéologie est celle du contrôle prédictif. Le panopticum, modèle de la prison où tout prisonnier est observable à tout moment, s’est généralisé et dématérialisé à l’ère de la cybernétique. De l’oeil centralisé, nous en sommes passés à l’oeil éparpillé. Le modèle est ici davantage orwellien quant à la surveillance, mais il ne repose plus sur un pouvoir central, mais le pouvoir est disséminé dans l’ensemble des institutions économiques et politiques de gouvernance.
Ainsi depuis la fin de 2017, à Pékin, dans les gares, les policiers ont des lunettes qui permettent la reconnaissance faciale. Cette technologie développée par LLVision, basée à Pékin, permet selon le Wall Street Journal de faire correspondre toute personne ciblée par le regard à une base de donnée de 10000 suspects en 100 millisecondes. Ce système portable ne fait que poursuivre ce que par exemple l’Allemagne a déployé durant l’été 2017 dans les aéroports. Les caméras sont reliées à un système de reconnaissance faciale automatisée.
Émotions, visage et IA : anticiper
L’idéologème qui est derrière cette recherche de reconnaissance de l’individu se définit en tant que l’homme n’est pas un individu déterminé comme singularité, mais qu’il est à chaque instant l’expression d’éléments qui traduisent des catégories objectives de saisie. Nous pouvons comprendre ici que la caractérologie anthropologique recherchée par la philosophie, que l’on perçoit parfaitement dès le stoïcisme par exemple, en passant par le Traité des passions de Descartes, ou bien encore par l’analyse caractérielle de Kant, trouve son aboutissement avec le règne biométrique. Le visage de l’homme est l’ensemble des indices qui renvoie à une compréhension objective de son être. De ce fait il est mécaniquement déterminé quant à son expressivité.
L’intuition de la physiognomonie du XVIIIème et du XIXème siècle trouve sa réalisation à l’ère des IA et du big data. Tel que l’énonçait Johann Kaspar Lavater « La physionomie humaine est pour moi, dans l’acception la plus large du mot, l’extérieur, la surface de l’homme en repos ou en mouvement, soit qu’on l’observe lui-même, soit qu’on n’ait devant les yeux que son image. La physiognomonie est la science, la connaissance du rapport qui lie l’extérieur à l’intérieur, la surface visible à ce qu’elle couvre d’invisible. Dans une acception étroite, on entend par physionomie l’air, les traits du visage, et par physiognomonie la connaissance des traits du visage et de leur signification. » (L’Art de connaître les hommes par la physionomie (1775-1778)).
Si on considère ce qu’a fait Microsoft : l’emotional récognition et les frameworks de reconnaissance faciales, nous nous trouvons, malgré la différence technologique et épistémologique, dans une même procédure. La physiognomonie reposait sur une observation, et une discrimination, reliant des analyses physiologiques et morphopsychologiques en relation avec des actions humaines.
La reconnaissance faciale, telle qu’elle a été appréhendée par les réseaux de neurone et l’ensemble des principes de réduction graphiques qui s’effectuent dans un deep neural networking repose sur une logique similaire mais dont les opérations de comparaison, de regroupement vont être faites peu à peu par l’IA.
L’emotional récognition permet d’abstraire des parties d’une image, de pouvoir les analyser et de les comparer à des sous ensembles de patterns qui ont été constitués selon des principes de big data et permettant d’indexer ces éléments. Par la collection de visages et leur indexation selon des traits de caractère, les nouveaux visages vont à partir de similitudes êtres eux-mêmes analysés et caractérisés. Si la comparaison était faite dans la physiognomonie par l’intelligence humaine et sa capacité de recoupements et d’accumulation, l’automatisation par l’IA et l’accumulation des images en base de donnée a amplifié absolument cette possibilité et dépasser selon deux critères le travail d’observation et de recoupement humain : 1/ la base de donnée constituée et traitée est beaucoup plus importante, 2/ le traitement se fait beaucoup plus rapidement.
Cette possibilité d’accumulation des visages étant liée elle-même à un idéologème spécifique, que j’ai analysé dans mon livre Frontières du visage (analogique et numérique), reposant sur la question de la reconnaissance de soi et la visibilité dans la société post-capitaliste de l’information, conduisant tout individu à participer activement à cette constitution des bases de donnée selon le désir d’être vu dans les réseaux.
Ce processus mène à une forme d’inversion : alors que l’outil est une médiation à partir de laquelle s’effectuaient nos jugements, nos intentions ou nos anticipations, nous devenons les observateurs progressivement d’une finalité de jugement et de prédiction que nous avons délégué aux IA. La pensée humaine qui revendiquait d’être l’étape cruciale et finale, devient médiante, face à une externalisation du jugement. C’est l’intelligence artificielle qui in fine juge des traits caractérologiques du visage. Qui envisage ce qui lui fait face, qui va produire une productivité à partir de son analyse.
L’apprentissage des IA étant lui-même progressivement délégué aux IA elles-mêmes, non seulement, les IA réussissent à déterminer et caractériser mais de plus elles peuvent depuis leurs dernières améliorations parvenir à une possibilité de reconnaissance des visages par processus d’imagination.
Le projet Google Brain (février 2017) permet d’imaginer quel est le visage qui a été matricé. La donnée qui est donnée à imaginer à l’IA, au sens strict, est une image très pixelisée (matrice de 9 carrés colorés). Deux réseaux de neurone sont utilisés. Le premier permet de comparer l’image avec des images similaires et ceci par analyse de détails (patterns), et donc de trouver la ressemblance. Le second permet de préciser les détails. Ce qui n’était que de l’ordre de la fiction devient réel. Il y a un processus imaginatif de la machine, que nous observons.
Nous avons donné aux IA ce qui semblait phénoménologiquement nous déterminer. En effet, le fait de reconnaître l’expressivité du visage de l’autre repose selon Husserl (Méditations cartésiennes) 1/ sur un principe de remplissement (Einfühlung) pour le cogito, et 2/ sur un processus de variation eidétique (des images), permettant alors de saisir ce qui se passe pour autrui. Je comprends et anticipe le vécu de sens d’autrui selon le rapport qu’il y a entre ma mémoire d’expériences similaires et d’autre part ce que je perçois. C’est en quelque sorte cela que nous faisons opérer aux IA. Le visage étant le lieu de l’émotion, de l’expression du vécu de sens, est devenu l’enjeu de la saisie et de la réduction à des caractéristique assimilables et anticipables.
Si dans sa pièce Let’s Enhance de 2009, Duncan Robson montrait à partir d’extrait de film, en quel sens la résolution par zoom d’enquêtes policières dans les films hollywoodiens étaient un fake, huit ans plus tard, il est évident que cela n’est plus du tout aussi ridicule.
Nous entrainons les IA à faire des efforts de mémoire à partir de la mémorisation qui s’effectue en base de données. Les opérations qui ont lieu sont celles de comparaisons, de croisements, d’affinage. Comparaison de matrices de pixel, on peut reconstituer le visage des individus.
De même au niveau de la reconstitution des visages, une équipe indienne et britannique a mis au point un algorithme de reconnaissance du visage même voilé : Disguised Face Identification (2017). La perception de l’IA va ainsi plus loin que celle de l’homme. On l’a doté d’une imagination qui lui permet d’imaginer des possibilités pertinentes par rapport au réel. C’est parce que nous donnons aux IA ces possibilités que la question du visage se réduit de plus en plus à sa seule matérialité observable.
Ici nous faisons face à une heuristique de l’imagination de l’IA, comme peut l’analyser avec pertinence Grégory Chatonsky, et comme lui-même l’a expérimenté par exemple dans Predictions (2015). En utilisant l’IA d’emotional recognition, il compose une forme de sous-titres prédictifs au film Vertigo. Nous faisons face d’un côté au film d’Hitchcock, et de l’autre à ce que l’IA imagine des affects de Kim Novak et de James Stewart.
Toutefois, cette volonté de saisie du visage semble inquiéter un certain nombre d’artistes. Marnix de Nijs : Physiognomonic Scrutinizer (2008-2009) propose aux personnes de passer un portique d’aéroport, où il y a une analyse biométrique de visages et nous sommes reconnus par rapport à une base de donnée qu’il a faite. Nous voyons notre identité dans le réseau apparaître. Si le processus de ressemblance est ce qui amuse d’emblée, au sens où nous sommes reliés au visage d’une autre personne, cependant ce qui est au fond de cette oeuvre est l’inquiétude tout aussi bien de la réduction de notre être selon un principe de surveillance, et d’autre part la possibilité d’erreur. Il dévoile par conséquence en quel sens chaque passage chaque trajet n’est plus de l’ordre de l’anonymat. Le nomadisme, l’errance n’est plus possible, mais selon un ordre de surveillance technique, et une interconnexion des différents dispositifs, tout humain pourrait être à tout moment observé. Loi de la tolérance zéro : il n’y aurait plus d’espace de disparition. L’espace réel étant dupliqué virtuellement selon une cartographie observée et observable sans reste. Rafael Lozano-Hemmer avec Level of confidence (2015) de même montre en quel sens la disparition semble impossible. Prenant l’enlèvement de 43 étudiants de l’école normale de Ayotzinapa à Iguala, il analyse chaque visiteur de l’exposition pour voir s’ils ne sont pas l’un des disparus. Chaque visage va être analysé et comparé aux disparus. Il ne s’agit pas de retrouver, mais bien de poser que l’on fait face à une technologie qui pourrait retrouver.
Le film Open windows de Nacho Vigalondo (2014) fait partie des fictions dévoilant cette possibilité. Cette fiction qui se déroule entièrement sur écran d’ordinateur et selon des captations de caméra, dévoile de quelle manière, si toutes les caméras existantes (extérieures et personnelles liées à nos portables) étaient accessibles, il n’y aurait plus de possibilité de disparaître, d’être caché.
Avec The circle de James Ponsoldt (2017), ce qui est apparu avec Black Mirror s’accentue, une ère aléthéiologique hyperbolique y est décrit : chaque individu pouvant être suivi à chaque instant, chacune de ses actions étant enregistrée. Il n’y a plus de différence entre le réseau et le monde matériel. Il n’y a plus qu’une seule réalité synthétique, où ce sont les critères du numérique qui dialectiquement subordonnent l’existence.
Cette logique en arrive à un moment donné à une logique de l’identification et de réduction de l’humanité de notre visage à des catégories étant les caractéristiques d’un ID.
Tel que l’énonce Gérard Dubey : « La biométrie aujourd’hui se définit en effet comme la possibilité d’identifier sur la base de critères purement techniques un individu dans une masse et dans des flux. Elle consiste à calibrer numériquement certaines parties du corps (empreintes digitales, contour de la main, réseau veineux, fragment d’épiderme, iris) et à mettre en concordance automatique ces données par le biais de systèmes d’information et de communication. Elle est indissociable du processus d’informatisation de la société et de l’impératif de traçabilité (des signes, des choses et aujourd’hui des êtres vivants) qu’impose le recouvrement du monde réel par son image numérique contrôlée et contrôlable. » (L’identification biométrique : vers un nouveau contrôle social ?, 2008)
Résistance : effacement
Dans cette partie, il ne s’agit pas de prendre parti, et de rejeter frontalement le déploiement de plus en plus important de la reconnaissance faciale et des logiques de biométrie. J’ai essayé tout au long de ce qui précède de comprendre à partir d’une nouvelle mythologie en quel sens en effet l’intuition de Heidegger était pertinente, à savoir que l’achèvement de la métaphysique (connaissance de l’homme) se faisait à l’ère de la technique et de la cybernétique. En mettant en évidence dans ce qui suit des résistances, il ne s’agit pas de penser qu’elles sont nouvelles. Bien au contraire, elles sont antérieures à cette émergence des IA voire même de l’avènement de l’ère numérique. C’est en ce sens que la réduction de l’homme, de son ipséité, à des fonctions étaient mis en critique par Ricoeur, mais renvoie aussi à une partie des inquiétudes de la fiction futurologique du XIXème siècle. Ou encore comme Ionesco pouvait l’énoncer : « maintenant ce qui est ennuyeux dans la société c’est que (…) la personne est tentée de s’identifier totalement avec la fonction ; ce n’est pas la fonction qui prend un visage, c’est un homme qui perd son visage qui se déshumanise ».
Face aux mythologies du contrôle, il y a des logiques d’anti-système qui se développent. Ces résistances elles-mêmes reposent sur des idéologies précises et des conceptions philosophiques et ontologiques de l’homme qui pourraient être critiquées. En effet, la logique de résistance pose souvent le sujet comme singularité-noyau, doté d’une liberté détachée de toute saisie rationnelle.
En 1977 dans Substance mort de Philippe K. Dick, Fred, le policier qui va devoir enquêter sur lui-même, porte pour tromper les caméras « un complet brouillé ». Ce complet brouillé, comme cela est parfaitement redonné dans le film Scanner darkly, réalisé par Richard Linklater (2006) permet d’alterner à une vitesse très rapide des visages différents, des manière de s’habiller différemment, etc… Face aux technologies de recherche sur le visage qui se développe au cours des années 1970, notamment liée à Nancy Burson, Philip K.Dick, imagine déjà des formes de contre-technologies pour préserver l’intégrité de l’identité face aux techniques de surveillance.
Face à la substitution du visage par sa reformulation numérique, semble se constituer une forme de stratégie de préservation. Cette stratégie est d’abord en oeuvre dans une dialectique du recouvrement retrait que l’on peut apercevoir à travers plusieurs usages technologiques.
Adam Harvey a développé plusieurs angles d’approche pour contrer les surveillances liées à la biométrie. Avec Stealth Wear « Anti-drone » Fashion (2013), il met en place un ensemble de vêtement, capuche, cagoule, inspiré des vêtements de l’islam, qui bloque l’analyse thermique du corps. Il crée une frontière entre l’observation thermique du drone et d’autre part le visage. Il poursuit ainsi la logique de résistance qu’il avait initié avec CV Dazzle (2010) qui permet par un maquillage réfléchi par rapport aux algorithmes de reconnaissance faciale, de brouiller celle-ci et ainsi de préserver le visage de sa captation.
C’est une même voie qu’a poursuivi Grégory Bakunov en Russie face au développement de plus en plus important des caméras de surveillance à Moscou.
Ces stratégies fonctionnent selon un brouillage de ce que serait le caractère de la mêmeté. Elles opèrent une césure à partir de la dimension matérielle entre une ipséité, qui serait « le visage » et d’autre part les caractères de reconnaissance, que nous avons identifier avec Ricoeur comme ceux de l’idem. Bien évidemment, le développement algorithmique se fera pour contrer ces stratégies de résistance. Toutefois, apparaît que la notion de visage renvoie bien à la question de la singularité et de sa préservation. Que cela soit avec le complet brouillé de K.Dick, que cela soit avec les stratégies de maquillage, ce n’est pas le visage d’abord et avant tout que l’on tente de préserver mais bien la singularité d’être du sujet : sa liberté. Ces exemples montrent la dialectique qui se construit autour du visage. Ce n’est pas pour rien que le symbole des anonymous, collectif protéiforme sans réel noyau a pris le masque blanc de V pour vendetta. V pour Vendetta est une bande dessinée qui a été publiée de 1982 à 1990, dont Alan Moore a écrit le scénario et David Lloyd a fait les illustrations. Cette oeuvre raconte comment, après l’instauration d’un pouvoir totalitaire en Angleterre au cours des années 1980 suite à une guerre mondiale, un anarchiste, qui se fait appeler V, va agir contre ce pouvoir se cachant sous le masque de Guy Fawkes qui fut le membre le plus actif de la conspiration des poudres au XVIème siècle en Angleterre. Contre la logique de contrôle, les Anonymous ont repris la représentation de ce visage donné au cinéma en 2006 par James Mc Teigue.
Utiliser un masque n’est pas construire un nouveau visage mais c’est préserver son propre visage. L’anonymous n’est pas un effacement mais une conservation, une préservation.
Cette logique de préservation face à la constitution des données, en mettant en retrait son visage est expérimenté selon une autre logique par Emmanuel Guez. En effet, le visage comme identifiant permettant d’agréger un ensemble de prédicats est au coeur de la constitution en réseau de l’identité matérielle et existentielle du sujet. En 2016, grâce à l’application Findface, un ensemble d’internautes russes sur Dvach a conçu une nouvelle chasse aux sorcières. En prenant des captures d’écran des actrices de films pornographiques russes, ils ont mis les visages dans l’application Findface, et ont retrouvé dans Vkontact, puis dans d’autres sites qui étaient ces femmes présentes dans ces films. Egor Tsvetkov, face à cette dérive a créé une oeuvre mettant en avant la porosité entre la présence immédiate du sujet dans sa vie et d’autre part en quel sens son visage était un ID immédiatement utilisable pour retrouver son identité accumulée dans les réseaux sociaux. Pendant six semaines, il a pris des photographies d’inconnu dans la rue, le métro ou d’autres lieux publics et en utilisant Findface il a retrouvé leur identité numérique et a mis en confrontation des photographies qu’is ont publié sur internet. Le projet d’Emmanuel Guez se bâtit dans une logique inverse. Fort du constat que la publication du visage sur internet est la publication d’un ID déterminé, il s’est fait disparaître. Il a fait effacer toutes les photographies, il interdit toute photographie de son visage lors de colloques ou de manifestations. Dans cette logique il a même ouvert un compte facebook, où nul portrait, nulle information n’est donnée. La logique de résistance est une logique de césure ontologique entre l’être et le paraître.
Une éthique du visage à l’ère des réseaux sociaux : la rencontre
Rejeter catégoriquement la dimension numérique de notre constitution peut sembler un voeux pieu. Les oeuvres mentionnées précédemment, ont d’abord la vocation de nous faire réfléchir à la logique hyperbolique du contrôle.
Il ne s’agit pas ici de rejeter, sachant que le développement exponentiel des technologies de surveillance du monde dans lequel nous vivons, de toute façon va envelopper chaque réalité humaine progressivement. Dès lors, il s’agit davantage de réfléchir à une éthique, et spécifiquement à une éthique du visage au coeur des réseaux. Pour comprendre cette possibilité, nous allons tenter de saisir quelques enjeux proposés par trois oeuvres digitales.
En 1995, Maurice Benayoun développait l’oeuvre le Tunnel de l’Atlantique. Le dispositif se constituait en deux installations interactives situées pour l’une à Paris et l’autre à Montréal. Les participants faisaient face à un tunnel : ils devaient creuser virtuellement des galeries. La matière était constituée d’images et de références artistiques. La finalité était de l’ordre de la rencontre virtuelle des deux participants distant dans l’espace. Cet enjeu reposant sur le contraste des données historiques rencontrées par rapport à la présence, d’un coup virtuelle d’autrui en temps réel. Métaphore de notre activité sur internet : le visage surgissant d’autrui transcende les éléments de l’univers du tunnel. Percevant l’autre dans ce tunnel, je me révèle aussi à moi-même en tant qu’existant. Sa présence surgissante fait apparaître ma propre présence de sujet. Le visage de l’autre n’est pas réduit à une donnée, mais il se détache des données accumulées comme matière du tunnel : il surgit comme un être libre, hétérogène aux données rencontrées. La différence ontologique est marquée par la surprise.
Kyle Mac Donald avec Sharing faces (2013) nous offre une expérience de même nature mais qui pose de manière plus visible la question éthique. Ce projet initialement a été conçu entre le Japon et la Corée. Le dispositif est constitué de deux écrans, l’un en Corée, l’autre au Japon. Partant du constat de la tension entre coréen et japonais, Kyle Mac Donald, amène les participants à se voir dans les écrans comme dans un miroir. Mais leur reflet est constitué des photos prises dans l’autre territoire. Par une analyse posturologique, chaque position qu’un participant prend actualise une photo d’une même posture captée dans l’autre pays. Nous ne pouvons nous voir qu’à travers autrui. Nous ne nous saisissons ainsi qu’à travers l’alter-ego, cet autre-moi qui n’est pas moi. Autrui n’est pas réduit à un ID, mais il est la médiation nécessaire à moi-même en tant qu’être.
J’aimerai finir par une réflexion éthique à partir de l’oeuvre phAUTOmaton que je développe depuis 2012. Cette oeuvre est interactive et participative, elle repose originellement sur la métaphore commune : cela se lit sur le visage. Chaque participant est invité à écrire un texte, qui va constituer son visage en lettres. La photographie réalisée est envoyée immédiatement sur un site internet, où elle rejoint les dizaines de milliers de phAUTOmatons qui ont été déjà pris (plus de 20000). Cette oeuvre pose à la fois une critique de l’espace social et des réseaux sociaux internet. En effet, partant du constat de la répartition des populations dans l’espace réel, l’oeuvre phAUTOmaton reposant sur plusieurs cabines disposées à des endroits hétérogènes socialement dans un même territoire, permet de rassembler sur internet des visages qui ne se rencontrent pas dans l’espace réel. Ce qui fait visage et appartenance à cette communauté des visages n’est plus de l’ordre de l’inscription économique ou culturel, mais de l’ordre ontologique de l’inconditionnalité humaine au sens de Agamben : le visage et le langage. De plus, sur internet : les visages sont anonymes, ils ne sont pas classés selon un ordre temporel ou spatial, mais mélangés. Ceci obligeant toute personne qui veut retrouver son phAUTOmaton a regardé chaque portrait pour se retrouver. Lévinas écrit que le « visage et le discours sont liés. Le visage parle. Il parle en ceci que c’est lui qui rend possible et commence tout discours." (Ethique et infini).
phAUTOmaton au lieu de réduire le visage à une donnée, ouvre la question de l’inter-subjectivité, où moi et l’autre nous nous constituons en tant qu’autre de visage et de langage. « Approcher Autrui, c’est encore poursuivre ce qui déjà est présent, chercher encore ce que l’on a trouvé, ne pas pouvoir être quitte envers le prochain. Comme caresser. La caresse est l’unité de l’approche et de la proximité." (En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (1967), Emmanuel Levinas)
Le visage est devenu un enjeu majeur dans la mythologie du contrôle : présence physique analysable, il est la promesse par sa saisie, de la réduction de l’homme à un ensemble de données qui par comparaison, pourra permettre une prédiction. Le développement des IA portant sur l’analyse faciale, émotionnelle, comportementale répond de cette tentation. L’intuition de Heidegger, comme quoi la métaphysique achevée trouvait son assomption dans la cybernétique est juste. Ce qui prend la place peu à peu de la compréhension philosophique et anthropologique de l’homme, tient de l’analyse algorithmique et place le visage au coeur de ses enjeux. Paradoxe : c’est parce que le visage est reconnu comme lieu de la singularité ultime, seuil de la pensée secrète et intérieure, qu’il est l’enjeu de sa saisie et de sa réduction. Loin de nier cette évolution, et cette logique réductionniste, penser le visage en cette ère, n’est certainement pas s’opposer selon une dualité binaire à l’expansion technologique. Il s’agit bien plutôt de réfléchir, et dès lors d’imaginer les oeuvres, qui permettent de réfléchir à l’incongruence ontologique fondamentale entre le réductionnisme du visage et le visage. De réfléchir, en quel sens par le visage, une forme de restance hante toute réduction et ouvre des possibles inter-subjectifs non assimilables aux seules logiques de la surveillance, de la prédiction commerciale, émotionnelle, etc…
April 20, 2017 · category article
De la schizophrénie ordinaire à l’inchoativité fondamentale du passé transcendantal
(De la volonté de jouissance à l’éthique du plaisir)
Philippe Boisnard
Cas n°1 : principe de jouissance et constitution de soi
Ere de la jouissance, du jouir pour tous, du jouir continuel, du jouir à porter de toutes les bourses. Apocalypse de la destination humaine : l’homme semblerait obéir ontologiquement à l’assomption du jouir. Le jouir à toutes les sauces, décliné inlassablement sur tous les écrans du savoir, à même la rétine de la conscience : les médias. Le jouir non pas simple phénomène de mode, mais dévoilement du mode même de notre humanité. Le jouir comme la pierre de touche de la constitution de soi.
Effectivement, le jouir apparaît comme le moment où la distance entre la représentation de soi et la présence de soi concorde se mêlent au point qu’il y ait dans cet instant-là précis implosion au lieu du pur excès affectif, à la fois des horizons de devenir et des linéaments du passé. Dans la jouissance, il n’y a plus ni passé qui se réifie comme mélancolie ressentie, ni avenir posé comme désir d’être, déficience de la présence. La jouissance est l’assomption d’une pure présence, présence charnelle de l’affect qui par son excès replie sur lui-même passé-présent-avenir dans l’instant apostatique (durée vécue dans l’immédiateté de son événement). Ce qui est désiré, et Freud fut certainement le premier à l’aborder dans sa radicalité, n’est autre que cette ek-stase du vécu qui court-circuite toute distance de soi à soi, toute distance entre présence de soi vécu sous le mode du manque et représentation de soi, où par les modalités d’idéalisation, est ressentie la possible plénitude de sa propre constitution. Le mode quotidien du vécu de sens de la constitution de soi tient à l’écart, à la distance entre présence et représentation de soi. Le mode quotidien est celui de la frustration, du manque, de la fêlure qui impossibilise l’émergence d’un vécu d’affect qui déclôt toute auto-limitation et ouvre sur la désagrégation du sujet dans l’inconsistance conquise d’un vécu sans extériorité. Le mode quotidien de la présence de soi se définit à travers la représentation de soi comme prisonnier de limites. La limite est la séparation entre une intériorité vécue et une extériorité intuitionnée qui n’est autre au niveau de l’idéalisation propre à l’auto-constitution du sujet que la possibilité de s’approprier un vécu affectif total, absolu, détaché de toute forme de limitation. C’est selon ce découpage que la jouissance représente la possibilité de la désagrégation de la limitation propre au vécu de sens quotidien. La jouissance est alors l’avènement pour le sujet de sa constitution authentique en tant qu’être existant. La jouissance est le mode affectif qui révèle la subjectivité à elle-même dans la déclosion de toute identité parcellaire de soi. Mais comment se donne la jouissance ? En quel sens, notre ère est celle où n’a de cesse d’être véhiculée la potentialité de la jouissance ?
Ce qui anime le sujet humain est la volonté de constitution de la vérité de soi. Volonté de vérité non pas seulement intelligible, mais sensiblement ressentie, à savoir d’un vécu de sens qui par sa densité permet à l’homme de se tenir dans l’instant de sa présence. Dès l’avènement de la métaphysique, symptomatiquement cela a été décelé. Que cela soit Platon mettant en critique l’Aphrodite terrestre, Augustin, qui dans ses Confessions mettait en évidence l’oubli de toute autre constitution de soi dans l’abandon à la concupiscence charnelle, Pascal stigmatisant le rejet de l’ennui grâce au divertissement, ou Kant montrant l’implosion de la conscience dans la passion gangrène de l’âme, toute la métaphysique classique, sans vouloir l’accepter, tout en la dénonçant, en fait démontrait que l’horizon de constitution du sujet humain avait pour achèvement l’excès d’affect lié à la jouissance sensible. Constitution d’une vérité de soi paradoxale, car loin d’être la sédimentation d’une réflexivité consciente d’elle-même, elle se tient dans la volonté de briser toute distanciation constitutive de la réflexivité, en faveur de la pure immédiateté de la présence. Nietzsche au début de sa Seconde considération inactuelle avait parfaitement perçu cela : si « l’homme s’attriste de voir » l’animal « attaché au piquet du moment (…) il est pourtant jaloux de celle-ci. Car c’est là ce qu’il veut : n’éprouver, comme la bête, ni dégoût ni souffrance ». Cette volonté d’être jeté dans le pur instant n’est autre que la volonté de jouissance. La conscience quotidienne ainsi est à la recherche du principe de jouissance. La valeur qu’elle accorde à tout horizon de devenir provient de cette quête. Dans son mode quotidien, le vécu de sens, certes s’hypostase dans un affect, mais celui-ci par rapport à la représentation que la conscience se fait de la plénitude affective est en déficience. Le vécu de sens quotidien est la présence déficiente de sa propre constitution, ce qui conduit le désir à se lancer non pas vers un autre mode de présence mais vers la représentation de ce que pourrait être une constitution pleine de la subjectivité, en tant que celle-ci ne peut s’atteindre que dans l’implosion d’un trop affectif qui court-circuite tout déport vers le regret du passé ou l’impatience de l’avenir. Ce qui hante l’homme n’est pas l’avenir, mais la possibilité de la pure présence à soi comme révélation de soi. Or celle-ci ne se découvre que dans l’excès de l’affect. Ainsi la présence quotidienne se constitue dans l’aller-retour permanent présence/représentation de soi en perspective de son auto-constitution comme subjectivité pleine. D’un côté la présence est l’affect vécu immédiatement qui en deçà encore de sa sédimentation représentationnelle est la tension qui donne l’indice du sens du vécu concret existentiel. De l’autre la représentation se découpe en deux moments: la première s’ouvre comme la reprise de la présence dans l’écart d’un langage (la sédimentation en signifiants) ; celle-ci s’accomplit à partir d’une seconde représentation qui agit consciemment ou inconsciemment qui est celle – indiquant un irréel – de ce qui est désiré comme point encore là. La présence en tant qu’affect vécu est ainsi dépendante de l’intensité affective liée à la représentation considérée selon ce double moment. La présence quotidienne se révèle par cela souvent – et il n’y a qu’à voir les traces médiatiques de cela au rythme des marronniers saisonniers (la sexualité, le pouvoir d’achat, le travail, les études, etc…) – en déflation par rapport aux contenus spécifiques de la représentation du désir. Son vécu affectif est en retrait vis à vis de l’intensité ressentie affectivement dans l’idéalisation du désir de jouissance. De fait, pour se constituer la subjectivité projette des perspectives d’actualisation qui rendent possible l’ek-stase jouissante de la présence. Toutefois reste à comprendre quels peuvent être les moyens concrets de cette réalisation de la jouissance. Et en quel sens cette quête de soi peut se résorber dans l’axe d’une schizophrénie ordinaire provoquée par les stratégies de structures qui selon leurs exigences économiques de rentabilité ont tout intérêt à happer et épargner les désirs liés au sujet singulier.
La réalisation du désir de jouissance se fait grâce à la médiation de l’extériorité. Ceci tient à la structure même de la représentation. Alors que la philosophie métaphysique symptomatiquement a toujours recherché cette jouissance dans le seul travail de l’intelligible et dans la schizophrénie intérieure de la distance entre sujet inauthentique/authentique, la conscience quotidienne – et c’est là la grande leçon de L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari – a toujours cherché ce punctum affectif dans les agencements produits part la communauté dans laquelle elle est immergée. Le désir de jouissance n’est pas le désir d’une chose, d’une propriété, mais il se produit dans la volonté de réaliser un affect qui se compose dans un ensemble référentiel qui lui donne sa propriété affective. Il n’y a pas de propriété en-soi de ce qui est désiré, ce qui est désiré comme médiation à sa propre jouissance est toujours en inter-relation avec un ensemble qui lui attribue directement ou indirectement sa valeur. Ainsi, le jouir se compose dans la représentation, à savoir la possibilité d’attribuer une valeur limite à la chose qui nous fait face comme médiation à la plénitude d’une présence affective possible. De sorte que le jouir n’est jamais immédiat, pur présence, il est la composition entre une représentation et une présence, il est présence affecté de la représentation (y compris dans la sexualité). Ici se révèle que le désir de jouissance est irrémédiablement lié à une schize du sujet, schize qui est à la racine de cette auto-constitution de soi dans l’horizon de l’affect plein.
La jouissance est à fortiori la volonté d’une auto-constitution de la subjectivité en rupture avec la déficience de soi. Jouir ne renvoyant à rien d’autre que la présence. L’auto-constitution de la subjectivité est ce moment précis, lorsqu’elle se réalise, où le monde n’est plus présent comme extériorité étrangère, d’où procède une irréductible altérité de soi, mais où le monde est le processus d’un agencement de soi (le sujet devient au sens propre du terme performatif). Dans la jouissance, le sujet, s’auto-constituant comme subjectivité pleine, se donne comme la mesure de toute chose, volonté de puissance réalisée, axis mundi agençant à partir de soi l’ensemble des possibles d’un monde. Or cette jouissance qui n’est autre que la limite représentée de la présence, et donc l’irréel ou encore le fantôme d’une irréductible absence d’affect dans la présence elle-même, semble être quotidiennement en écart, l’écart qui écartelant le sujet lui impose de se poser dans une relation de désir, d’un désir qui s’il est en lui-même positif, n’est autre que la positivité d’un manque affectif, à savoir négativité quant à l’auto-constitution pleine de la subjectivité. La conscience ainsi doit se projeter pour atteindre cette limite de l’affect dans un autre soi (qui est aussi autre que soi), une autre image de soi que la représentation de la présence de soi. Le désir projette au cœur du sujet cette tête de Janus étrange : il est la composition d’une représentation de soi de sa propre présence et simultanément la représentation de soi d’une absence, de ce qui devrait être et qui n’est pas. Le désir de jouissance est ainsi tension entre deux types de représentation. Or, la représentation productrice de sens, de vécu de sens qui se sédimente dans le sujet en affect, est d’abord et avant tout la représentation limite qui est l’absente de la présence vécue et qui vient en cela discriminer celle-ci, lui jouer des tours, la remettre en jeu comme déficiente, comme ne concordant pas à l’optimalité affective pensée dans la jouissance. La conscience se vit corrélativement dans une schize, où ce qui ordonne les déterminations de la présence ne provient pas de la présence elle-même, mais de ce qui limite la présence : la représentation comme indice de déficience de la présence. Ainsi, désirer jouir se fonde sur une schizophrénie du sujet, où le sujet quant à ses désirs est impliqué par la production de représentations qui sont issues d’une présence irréelle. Tout cela je peux le dire est dur à vivre, car ça ne cesse de durer et de hanter le sujet. Le sujet en présence ainsi afin de se représenter dans une radicale plénitude en vient alors à postuler comme plus vrai une représentation de soi absente – irréelle, limite, qui serait lui-même sans l’être puisqu’en présence il en est la déficience, la représentation en retrait – que ce qu’il est en tant que présence actualisée. Ceci alors ne peut que le conduire à une crise/déchirement de lui-même, crise posée comme névrotique, à moins qu’il puisse trouver dans certains agencements du monde la médiation nécessaire pour recoller cette distance entre d’un côté sa présence affective contrariée et de l’autre la plénitude affective irréelle.
Le passage à la médiation des agencements produits dans et par un monde va réaliser définitivement la schize du sujet, en tant que ce passage va permettre la sédimentation d’un contenu au sein de la structure absente de la limite affective. Il va présentifier en tant que potentiellement réalisable cette limite. Avant de préciser cela, il me paraît nécessaire d’indiquer ce que j’entends par potentiel. Ce qui est potentiellement réalisable, c’est ce qui se constitue comme actualisable dans un champ virtuel donné. Le virtuel, c’est ce qui obéit à un pré-donné (c’est un champ pré-déterminé), le possible à l’inverse est le lieu où le virtuel se constitue, le possible est le lieu indéterminé où les actualisations produisent des déterminations qui n’étaient pas pré-figurées. En ce sens, le virtuel comme je vais le montrer renvoie toujours à un champ sym-bolique, alors que le possible est par essence un champ hyper-bolique, voire dia-bolique pour toute pensée qui voudrait le comprendre comme pré-déterminé symboliquement. Le sujet pour réaliser et incarner son désir de jouissance passe par des agencements qui lui sont extérieurs, à savoir qui vont se déterminer comme effectivement signifiant quant à la représentation de soi qui le hante. Sans ce passage, quasi-autiste il baignerait dans la macération d’une inchoativité des contenus de cette représentation, il s’effondrerait sur lui-même, inapte à se transcender et donc à désirer un devenir. Or, ces médiations pour la conscience quotidienne, ne sont pas produites par le sujet lui-même mais sont tenues par la production communautaire (sociale, politique, culturelle, etc.) des champs virtuels de la jouissance. Ce qui est désiré comme médiation, l’est parce que cela apparaît dans le champ d’ensembles configurés par et en faveur d’une communauté. La schize se fait alors non pas en rapport avec un irréel pur, irréel qui serait le résultat d’une pure production phantasmatique de la subjectivité, mais elle se construit en relation à la production de modèles de subjectivité qui sont projetés comme les virtualités potentiellement effectives pour toute forme de subjectivité qui s’immisce dans certains agencements. Le désir de jouissance ne tourne pas à vide, sans contenu, il s’établit dans des structures qui lui permettent de construire la représentation de soi jouissante, à savoir la plénitude affective d’une subjectivité limite. La conscience quotidienne ainsi est toujours en relation à une altérité de soi comme constitutive de soi, altérité qui est le résultat des interconnexions avec des agencements produits socialement. Le désir de jouissance lorsqu’il s’intrique dans un agencement est bien un déport de soi, du singulier en faveur de la construction d’une sub-jectivité qui est médiatement établie par des contenus qui lui sont fournis par la communauté à laquelle il appartient, où dans laquelle il trouve sa référence. Sans faire une telle analyse, c’est ce que Heidegger a caractérisé comme le mode de la préoccupation propre à la Verfallenheit dans Etre et Temps. C’est ce qui a été pensé comme le mode inauthentique du Dasein. Ainsi, le désir de jouissance conduit à la schize du singulier qui se projette, par volonté d’auto-constitution, dans la représentation d’une subjectivité affective limite imaginée comme l’avènement de la plénitude jouissante partir de potentialités qui sont à sa disposition.
Les « corps communautaires », structurés sur le désir de rentabilité économique et sur la volonté de s’auto-constituer d’une manière hégémonique, n’ont été point dupes de cette logique de l’auto-constitution de la subjectivité, et en cela n’ont eu de cesse durant tout ce siècle de produire les agencements symboliques permettant cette médiation au sujet. La liste serait longue, la taxinomie des figures potentiellement actualisables impossible à dénombrer ici. Mais, qu’on me permette seulement d’entrapercevoir la logique de cette production des champs dans lequel peut se sédimenter la schize du sujet. Ce que je nomme « corps communautaire » n’est d’aucune façon une réalité empirique déterminable, mais il est le résultat des interactions entre des subjectivités, résultat qui est posé par une subjectivité déterminée comme un ensemble. Donc tout « corps communautaire » n’est qu’une représentation. Mais ces représentations sont réelles au sens de leur action sur le sujet. Le sujet effectivement confond ce qui est actuel (les interactions entre des subjectivités) et l’ensemble vis à vis duquel il donne plus de réalité que l’actuel. La représentation d’une communauté a ainsi plus d’efficience pour une subjectivité quotidienne qu’une singularité déterminée et pensée isolément à un ensemble. La volonté de maîtrise amène tout ensemble à construire les dispositifs d’aliénation de la singularité, pour que celle-ci se réfère à elle, et dès lors devienne l’un de ses organes (logique de propagation et d’absorption d’un ensemble par rapport aux éléments qui ne lui appartiennent pas). Ces dispositifs pour être coercitifs doivent fonctionner par la séduction, la vampirisation, à savoir faire en sorte d’être désiré comme vérité de la subjectivité afin de déposséder celle-ci de sa force. En ce sens, les dispositifs produisent des agencements référentiels qui doivent permettre à la subjectivité de se projeter en celle-ci et de se constituer selon les mécanismes internes à ce champ agencé. Le cinéma – au niveau de la culture de masse – est un parfait exemple de cette capture du désir d’auto-constitution de la subjectivité dans l’avènement d’un champ référentiel. De même la publicité dans l’interaction de ses codes développe aussi un champ référentiel propre à être coercitif pour le sujet (ce n’est pas le produit présenté alors qui est coercitif c’est le champ de sa présentation, les visages, les lieux, les types d’énoncé). Ou encore les journaux populaires (notamment pour les adolescents) qui structurent des modalités d’être par entrecroisement de codes qui produisant un monde homogène, amène le sujet à désirer ce monde comme champ possible de sa propre auto-constitution (serait possible ici d’analyser la question de la mimésis propre à notre intégration dans le champ référentiel qui permet l’identification d’un corps communautaire). Le corps communautaire déploie les stratégies propres à ce que ses références soient moteur de désir et appellent ainsi à ce que le sujet projette sa propre représentation comme potentiellement liée aux productions de représentation des subjectivités virtuellement incluses dans son corps communautaire. Or pour que ces stratégies fonctionnent, aient une efficace, il s’agit de correspondre à la représentation limite (posée comme finalité asymptotique) de la plénitude affective de la subjectivité, en tant que celle-ci n’est autre que l’avènement de l’effectivité de l’auto-constitution subjective. Ces stratégies doivent produire la virtualité d’une jouissance potentielle. Certes cette production exige que ce champ référentiel efface ou plutôt exacerbe le rejet de toute autre forme de jouissance potentielle (logique de l’opposition référentielle comme principe de la constitution d’un ensemble). Produisant le champ référentiel où se dessine l’avènement – en tant que représentation – de la potentialité d’une jouissance, le corps communautaire devient ensemble désiré, champ d’inclusion nécessaire pour que la subjectivité s’auto-constitue (là encore Freud a parfaitement compris ce mécanisme en indiquant le travail de l’éducation dans la seconde partie de L’introduction à la Psychanalyse).
Ce que je nomme la schizophrénie ordinaire se structure sur ce mécanisme. La schizophrénie ordinaire est la médiation nécessaire pour qu’une singularité devienne sujet dans une représentation d’un corps communautaire. Et celle-ci passe par l’avènement de l’effectivité potentielle de la jouissance à partir du champ référentiel déployé par le corps communautaire. Le sujet se représente ne pouvoir être présent à lui-même que dans l’avènement d’une présence dont les moyens sont inclus dans les lois qui structurent le champ référentiel de ce corps communautaire (relation de pouvoir, relation esthétique, relation d’éloquence, relation de performance). La schizophrénie, ou encore la scission du sujet en deux (ou plusieurs) formes de subjectivité tenues en distance et ayant en quelque sorte leur identité propre, se construit en tant que le désir lié à la présence effective du sujet se projette sur la réalité représentée d’une conscience de soi irréelle ou potentielle qui lui permettra si elle est réalisée d’être soi-même. La conscience quotidienne, en tant que conscience déficiente, est ainsi dans l’écart près d’elle-même, à distance de soi, distance ne pouvant être comblée que si elle accepte l’aliénation au champ référentiel qui est déployé comme processus d’auto-édification par un corps communautaire.
Plus les processus mis en place pour cette identification affecteront la présence de la singularité, plus cette dernière se pensera comme sujet à travers le prisme du champ référentiel de la communauté. Au point d’imploser, c’est sûr. Au point de ne plus être, en tant que subjectivité s’auto-constituant, que l’organe mimétique des règles qui agencent le corps communautaire. C’est là que se constitue l’avènement de l’existence humaine comme fondée sur le jeu au sens de Mehdi Belhaj Kacem (cf. Society). Plus la singularité s’aliène dans la subjectivité représentée au sein d’un corps communautaire, plus elle tente de correspondre et de s’approprier les règles de structuration de cette dite communauté.
Théorème du jeu : L’enjeu n’est autre que les règles du jeu. Comme dans un shoot’em up, ou un jeu d’aventure action, le but c’est de concorder à 100% aux exigences des règles afin d’être dans l’illusion de devenir l’architecte et l’artisan des règles elles-mêmes. En un mot : c’est la finalité de toute schizophrénie ordinaire dans l’avènement non retenu de la jouissance de soi.
Cas n°2 : analyse de la schizophrénie ordinaire par le passé transcendantal
Mais qu’est-ce qui fonde cette volonté de jouissance comme auto-constitution de sa propre subjectivité ? En quel sens le sujet se structure-t-il sur l’avènement schizophrénique d’une représentation de soi ? Pour répondre à ces questions, il me semble nécessaire d’en revenir à la question du passé transcendantal comme moment structurel de toute constitution de la subjectivité.
Ce qui permet à la subjectivité de se sédimenter est apparu à travers la possibilité de la référence. La référence se détermine dans la volonté de se constituer à partir d’une origine. Sa vérité est horizon de constitution. Toutefois, comme je l’ai déjà analysé par ailleurs, cette vérité se structure à partir de la recherche d’une origine qui permet de déterminer authentiquement son propre devenir. C’est dans le retour intentionnel vers un horizon de constitution de toute forme de subjectivité que peut se sédimenter une subjectivité. Le passé transcendantal est la structure transcendantale qui permet toute sédimentation référentielle, à savoir la constitution de toute forme d’origination. Cette structure en tant que telle est purement formelle, sans contenu, à savoir comme j’y reviendrai dans cet article, elle est inchoative par essence. Le passé transcendantal est la base même de la constitution de soi en tant que la conscience pour se déterminer ne tend pas tant vers un futur, que vers la possibilité d’un futur déterminé authentiquement en référence à une vérité qui pour sa part est constituée au passé. Le passé transcendantal est ainsi vide, et c’est parce qu’il est vide qu’il s’ajointe à toute forme d’expérience, à savoir qu’il est toujours compris comme moment empirico-transcendantal de la constitution de la subjectivité. La subjectivité pour s’auto-constituer se tient en référence à un contenu qui se sédimentant comme détermination empirique du passé transcendantal, devient le référent symbolique de toute forme de futuration, à savoir de la constitution de la représentation de soi conforme à l’authenticité de soi. Le référent symbolique vient emplir le passé transcendantal, il vient lui donner une chair. C’est en ce sens qu’il me paraît impératif de comprendre la structuration de la schizophrénie ordinaire en liaison avec le passé transcendantal, et plus précisément quels sont les processus qui s’opèrent au niveau empirico-transcendantal pour que le singulier puisse se penser authentiquement lui-même à la lumière d’une jouissance médiatisée par un champ référentiel communautaire.
La recherche de la jouissance (celle-ci à ne pas comprendre exclusivement ni d’abord et avant tout en relation à la sexualité, mais comme le concept limite de plénitude affective, horizon téléonomique intentionnel du vécu de sens de l’existence) est la recherche de la vérité de soi. Fascination extrême de la conscience pour cet instant où passé et futur se rétractent dans le présent, où la présence et la représentation de soi sont brutalement suturées au point qu’il n’y ait plus de déport représentationnel vers un horizon de passé quelconque ni vers un devenir. Toutefois, en tant que vérité qui sera en acte, elle se constitue par un processus de recherche qui trouve ses racines dans les conditions d’une origine à partir de laquelle la conscience peut se constituer. Un fait est certain, c’est que la psychanalyse freudienne a beaucoup trop réduit les conditions de la jouissance dans la seule satisfaction du plaisir sexuel (même si celle-ci est polymorphe), qu’elle fait remonter au plaisir bucco labial de l’enfant. A l’instar de Deleuze, il est clair que la recherche de la jouissance loin de se réduire au seul vécu psychologique et existentiel de la subjectivité peut se matérialiser dans une multiplicité de champs référentiels. Si la jouissance tant recherchée est bien la déflagration absorbante du passé et du futur, cependant, elle est jouissance car elle articule le sens d’un futur à partir de l’attestation d’un passé originaire/originant, qui est génétiquement l’émergence du sens que la jouissance incarne dans la pure présence de la plénitude affective. On jouira à partir d’un champ référentiel, jamais à partir de rien, on jouira parce qu’il y avait comme condition une sédimentation d’un sens déterminant ce qu’est la jouissance non pas selon une ek-stase ex-nihilo ou un simple déterminisme physiologique (ici se précise encore davantage la différence qu’il peut y avoir entre l’orgasme physico-chimique chez l’homme – l’éjaculation – et ce qui ici est nommé jouissance).
Le désir de jouissance est bien une limite représentationnelle des vécus d’affect au sens où il est le dévoilement soudain et parfois inattendu d’une recherche des conditions de l’auto-constitution de soi. Dès lors, pour qu’il y ait jouissance, il est nécessaire qu’il y ait horizon de constitution. L’horizon de constitution ne peut être indéfini, à savoir posé comme apeiron pour l’intentionnalité, il doit avoir une réalité représentationnelle qui agit (et n’a de cesse de s’agiter au point que l’on puisse dire que ça travaille) pour la conscience en tant qu’horizon de futuration. Le corps communautaire travaille ainsi à créer un champ référentiel qui pourra permettre la négation de l’inchoativité du passé transcendantal en faveur d’un ou d’une multiplicité d’éléments ayant sa consistance dans le champ référentiel du corps communautaire. Cette pro-position pour la singularité vient court-circuiter toute indétermination de la constitution de soi grâce à la sédimentation d’une référence qui tire sa propriété de l’institution communautaire. S’approprier en propre pour la subjectivité devient alors la tentative de se rendre adéquat aux déterminations référentielles projetées par l’institution symbolique liée au corps communautaire. Dans le processus d’intégration de soi à un champ référentiel est exigée l’adhésion. Cette adhésion n’est pas seulement liée à l’ensemble, mais à la représentation de soi posée en différence et structurée à partir du champ référentiel lui-même.
Ainsi, la schizophrénie ordinaire est double : elle est à la fois la division de soi en présence déficiente et représentation limite, mais aussi elle se matérialise dans le fait que cette représentation limite est à la fois celle d’une subjectivité et celle qui est le principe de vérité d’une communauté (selon les conditions de projection de la subjectivité elle-même).
L’inchoativité profonde du passé transcendantal est ainsi résorbée dans l’avènement d’une révélation et d’une incarnation, tout apeiron intentionnel implose au lieu symbolique du champ référentiel de la constitution de soi. Si la subjectivité se matérialise elle-même dans un moment de jouissance, toute incertitude liée à cet apeiron est effacée, le sujet ayant obtenu sa vérité absolue dans l’implosion du temps passé/présent/futur dans l’instant de jouissance (ceci est parfaitement visible lors des manifestations de masse, d’où la pérennité des analyses de Lebon dans La psychologie des foules, mais tout autre phénomène comme celui des soirées, des réussites salariales, etc…, participe de la même logique). Tout processus de propagation d’un corps communautaire a intérêt alors à intensifier ce court-circuit de l’apeiron propre au passé transcendantal dans l’édification d’un champ référentiel garantissant l’imperméabilité par rapport à toute inchoativité de l’horizon de constitution de la subjectivité qu’elle veut accaparer. Par avance, elle doit mobiliser un ensemble de processus qui viennent endiguer le doute, du fait que le doute se révèle obligatoirement comme le surgissement (où encore l’événement au sens politique) d’une inconsistance pour le système, inconsistance bien plus dangereuse que toute forme d’affirmation réactive se fondant sur l’existence d’un autre champ référentiel. Le doute est la fêlure qui non encore déchirure, non encore ouverte en un sens sédimenté en énoncé, insinue la possible illégitimité de la reconnaissance de soi à partir des déterminations proposées comme référent d’auto-constitution par le corps communautaire. La fêlure n’est pas seulement le sentiment d’une incongruence et donc d’une possible extériorisation de soi par rapport à un ensemble, mais elle est au sens où Deleuze et Guattari la comprennent à partir de The Crack Up de Fitzgerald, la prise de conscience intuitive que l’ensemble même du système – telle une assiette – peut se rompre, peut craquer. Elle est crise non pas interne du sujet, mais du lieu où se constitue le sujet. Elle est la ligne qui témoigne de la possible rupture – ou en tout cas d’une première fragilité visible – d’une constitution symbolique donnée. Toute institution symbolique doit alors sédimenter non seulement un corps qui témoigne de sa solidité/légitimité (ceci dans l’épreuve des rapports de force et des jeux de puissance avec toute forme de phénomènes endogènes ou exogènes) mais en plus constituer comme stable les formes référentielles qui apparaissent dans ce corps. C’est pourquoi tout corps communautaire qui vise à sa solidification doit tenir l’avenir dans les formes déterminantes d’un passé, c’est pourquoi il a recours à la commémoration, comme moment de retour, de ré-initiation au sens du devenir pour toute subjectivité. Ce passé – qui n’est aucunement transcendantal, mais qui est bien empirique, qui peut se donner comme celui de l’anecdote, de la marque, du slogan, ou encore de l’exposition d’objets, de la commémoration de personnages – vient briser toute fluidité intentionnelle qui aurait pour tendance – selon cette fluidité elle-même – à ne plus se constituer selon ce passé mais à se poser dans un halo référentiel ne permettant plus d’orientation. Pour entretenir la schizophrénie ordinaire, le corps communautaire doit délibérément attiser la mémoire empirique, et surtout en multiplier les référents afin que toute forme de subjectivité se constituant puisse selon ces conditions empiriques d’émergence se projeter comme subjectivité à partir d’elle.
Le corps communautaire déploie corrélativement des représentations limites (représentation de jouissance) qui vont être assimilées par l’individu et en tant que référence : 1) lui permettre de délimiter l’agencement dans lequel son désir s’incarne ; 2) de déterminer le corps communautaire selon un principe d’identification lié à sa propre volonté de jouissance ; 3) de s’intégrer dans ce corps communautaire en tant que pour la subjectivité, son auto-constitution passe résolument par l’obtention d’une certaine puissance (potentialité de satisfaction de la jouissance) au sein de la détermination de ces éléments référentiels.
Stratégie complexe de l’intégration de la part du corps communautaire : déterminer un certain nombre de champs référentiels, qui happés par le singulier lui permettent de construire sa propre image de la communauté et de là de s’auto-constituer comme subjectivité. La shizophrénie ordinaire trouve ainsi son avènement dans l’image produite du principe de la communauté par la seule subjectivité, qui dans ce processus avorte toute inchoativité de sa propre singularité au profit de la sédimentation de soi en tant que membre de la communauté. En ce sens la communauté n’est jamais une réalité empirique donnée, elle n’est que la projection limitative de l’auto-constitution de la subjectivité. Elle en est l’horizon empirico-transcendantal de sa vérité, en tant que la vérité de la communauté n’est autre que l’ekstase jouissante de la subjectivité révélée à elle-même. Le concept de communauté est un concept limitatif qui s‘inscrit empiriquement dans le croisement des projections intersubjectives qui se condensent dans le balayage des champs référentiels déployés par d’autres subjectivités agissantes.
Exemple n°1 : la schizophrénie hyper-référentielle
Pour comprendre le processus de capture du processus d’auto-constitution de la subjectivité selon la logique de la schizophrénie ordinaire, il n’y a qu’à mettre en tension deux types de schizophrénie référentielle qui paraissent apriori opposées, ou pour le moins très différentes. D’un côté, le monde universitaire des professeurs de philosophie et de l’autre les phénomènes de groupe et de masse qui proviennent des « banlieues ». Quoi de commun entre ces deux catégories ? Quelle ressemblance entre d’un côté les hauts dignitaires de l’éducation nationale, les dignes représentant d’un passé où le panthéon est habité par les illustres notables de la culture et de l’autre ces « sauvageons », à la hargne aiguisée dans la plus profonde inculture pour certain, à la violence sans aucune déférence ou référence à ce ciel de la culture honoré par les premiers. A première vue : rien. Seule l‘analyse générative empirico-transcendantale des conditions de leur auto-constitution au sein du corps communautaire (en l’occurence ici l’espace social, économique et culturel français) permet de comprendre que loin d’une opposition, il y a une profonde similitude dans leur constitution subjective. Cette similitude pour leur cas, je l’appellerai la schizophrénie hyper-référentielle. Il ne va pas s’agir ici de comparer seulement des modalités référentielles propres à la constitution de soi en tant que subjectivité émergeant dans un corps communautaire, mais de comprendre quels sont les processus intentionnels de la référence et même ici de l’hyper-référentialité en tant que mode déterminé de la schizophrénie ordinaire.
Il est bien connu qu’actuellement pour prendre le cas de la philosophie, faire autorité à l’Université, ce n’est pas tant être un inventeur de concepts, qu’être le spécialiste d’un grand auteur, à savoir avoir réussi à accaparer la parole à propos de X ou Y. Ainsi, lorsqu’est fait mention d’un professeur institutionnellement établi, immédiatement cette mention est suivie de « oui, le spécialiste de Hegel, de Kant, de Platon, de Husserl, de Plotin, de Leibniz, de Heidegger ou de Pascal, etc… ». Preuves en sont les belles vitrines qui entourent la place de la Sorbonne, où sont exposés les derniers commentaires sur les œuvres de Platon etc…, pour certains de nos éminents penseurs seuls ouvrages à mettre dans leur bio-bibliographie. L’autorité au lieu de cette institution se construit selon les processus de puissance autour de la référence faite à une certaine forme de tradition. L’autorité est référentielle, et il n’y a là, pour le constater, qu’à suivre les colloques ou séminaires qui se déroulent au lieu de ce temple de la connaissance. La reconnaissance de la subjectivité pensante se constitue selon les comparatifs de la connaissance d’une référence que s’est appropriée cette subjectivité. Les outils de l’autorité ne sont autres que ceux obtenus dans la course aux référents bio-bibliographiques d’une grande figure. A partir de ces quelques traits, il est possible de percevoir comment se constitue intentionnellement la schizophrénie hyper-référentielle qui permet à l’individu de s’auto-constituer selon les règles d’un corps communautaire. L’émergence de l’individu dans un monde se constitue en corrélation avec sa possibilité de s’auto-constituer selon les références de ce monde. L’auto-constitution tient à la volonté de faire adhérer la présence vécue immédiatement et de l’autre le jeu de la représentation de cette présence en rapport à la représentation limite de soi. Le travail scolaire, à contrario de ce que pense Freud, pro-pose à l’enfant un champ référentiel complexe de l’obtention de la jouissance selon, à la fois un lieu propre à l’incarner et des modes relationnels strictes pour la réaliser. L’enfant ne travaille pas bien à l’école parce qu’il refoule ses pulsions sexuelles (Freud, Introduction à la psychanalyse), mais parce que le champ référentiel défini par l’école et propagé par les structures socio-familiales lui semble apte à lui donner les conditions de l’obtention de la plénitude affective. La jouissance, la limite représentationnelle de soi, n’est pas attachée au seul sexe, mais s’incarne comme sentiment total d’un corps. Ainsi, travailler bien, à parfaire sa culture, c’est avoir la volonté de la maîtrise du champ référentiel de cette culture, à savoir être reconnu comme celui qui a en lui la puissance de la culture. De là, tout l’apprentissage est tourné vers l’obtention de la référence. La référence comme monnaie transactionnelle de sa puissance. Plus on obtient cette culture, plus on se fixe soi-même en relation à un passé qui ne se détermine qu’à partir de celle-ci et dès lors qui hiérarchise toutes les formes d’existence possible. L’avènement de la jouissance au sein de la culture, c’est lorsque l’on est capable de redéfinir les conditions de la référence à la culture. Ce qui est le cas du professeur d’Université, qui a redéfini les règles de référence à un auteur (cf.théorème du jeu). Sa jouissance vient de ce qu’il impose aux autres les nouvelles règles de lecture de la référence, qu’il est passé du mode passif de la retranscription des règles du champ référentiel communautaire au mode actif de la production de ces règles. Au niveau intentionnel : l’inchoativité fondamentale du passé transcendantale s’est résorbée dans l’axe sédimenté de la culture dite philosophique, selon les déterminations précises des choix qui se sont opérés par lui. En ce sens, la recherche de la jouissance se module dans cet horizon de la culture, et bien souvent nul autre. L’individu se voit en propre à travers l’image qu’il a produit de l’autorité culturelle, et ce qu’il cherche à faire concorder c’est sa présence et cette représentation limite, impliquant une certaine jouissance existentielle. De fait, alors il y a contamination de la totalité de sa modalité d’être selon les éléments référentiels actuels et inactuels du champ sur lequel il veut obtenir l’autorité. Ici, se détermine la schizophrénie ordinaire. Mais elle devient hyper-référentielle, lorsque cette représentation de soi limite exige la manie référentielle ou encore la nécessité d’une projection constante de soi dans la référence liée au corps communautaire. La subjectivité ne se voit plus alors que dans le miroir du corps communautaire, elle endosse comme existence celle exigée pour apparaître au lieu de la communauté. Inlassablement, tout devenir se réfère à l’origine sédimentée intentionnellement de la référence. Inlassablement, parler de soi c’est être déporté vers ce qui constitue la matière du champ référentiel. Schizophrénie totale du professeur qui pour parler de lui, cite les mots des autres, des morts. Belhaj Kacem a parfaitement défini cela comme le cannibalisme du sens, ou encore le cannibalisme référentiel dans sa première partie de Society.
Théorème du jeu n°2 : obtenir l’autorité dans un champ référentiel, se constitue selon un double sens, à la fois se déposséder pour se recouvrir des déterminations déposées dans ce champ et à la fois en les revêtant les transformer (les vampiriser, les cannibaliser, les falsifier, les transgresser) afin de faire disparaître dialectiquement l’altérité référentielle pour être le seul à apparaître comme principe référentiel.
Que fait l’Universitaire, si ce n’est vouloir s’approprier les traces d’un passé (souvent d’un mort qui inaugure une lignée) pour être le seul à apparaître. Cannibale holocauste, sacrifice de soi en tant qu’humain. Ce qui est sacrifié, n’est autre que l’hétérogénéité propre à la singularité de ce que fut un auteur (son existence propre, celle de Platon par exemple) et simultanément la part propre d’hétérogénéité de celui qui cannibalise. Double négation qui permet l’avènement du corps communautaire. L’Universitaire n’apparaît pas, mais seule sa représentation s’incarne, sa présence elle-même bouffée par l’ordre symbolique propre au corps communautaire. La jouissance à ce jeu est corrélative du degré de sacrifice de soi, à savoir de la négation de l’hétérogénéité qui est liée au singulier. La schizophrénie est celle qui amène qu’en s’appropriant (par la dépropriation ou encore la déterritorialisation de ce qui était fondé et sédimenté dans le champ référentiel) l’autorité sur un champ, la subjectivité tout en marquant de sa signature ce champ, devient la marque insigne du principe de constitution de ce champ. Toute forme de contre-signature devient alors l’impératif d’une assignation de soi à appartenir au champ contre-signé.
Alors quoi de commun avec « l’individu de banlieue » ? En quel sens, intentionnellement il pourrait y avoir une similitude ? Tout d’abord, comment se détermine l’auto-constitution de la subjectivité. Ce qui est évident, c’est que dans la majorité des cas, cela ne passe pas par la culture officielle, le titre universitaire et l’hyperréférentialité historique. Point mis, quant à leur émergence, en rapport avec les modèles coercitifs de l’émulation culturo-sociale, les lois de l’obtention de la puissance passe par d’autres champs référentiels qui doivent cependant assumer la possibilité d’une focalisation du désir, à savoir offrir des éléments qui appartiennent à des agencements à partir duquel le singulier peut trouver la possibilité d’une subjectivité incluse dans un monde communautaire. Les référents choisis, sont ceux qui lui sont donnés comme signifiants ayant un sens selon les conditions socio-économiques qui sont les siennes. Je dirai avec toute la brutalité que cela suppose : les marques propres à la consommation (Lacoste, Burberrys, BMW, Nike, etc…). Ce qui est remarquable, c’est le temps passé, par ceux qui appartiennent au monde des cités, à cultiver la référence à la marque, à cultiver une connaissance précise de tout ce qu’elles enserrent en elles-mêmes (les nouveautés, leur mécanisme, leur diffusion, etc…). L’auto-constitution de la subjectivité se déroule par l’appropriation des valeurs qui appartiennent au champ référentiel de la communauté économique liée à la consommation. Se faire reconnaître s’est revêtir les attributs distinctifs de cette communauté. L’intentionnalité alors est elle-même déportée vers ce champ référentiel qui a sa constitution empirique au passé (étrangement les marques reconnues, le sont par leur histoire, une sédimentation longue). Mais il est nécessaire faire apparaître ce qu’est la reconnaissance de soi : c’est celui qui obtenant introduit pourtant dans le lieu auquel il appartient une nouvelle représentation (la première BM’ qui entre dans un quartier, la première Burberrys portée dans un groupe). La multiplicité des références à ce champ de la part d’un individu lui procure un surplus d’autorité, et lui-même obtient davantage d’espace d’élocution. Avoir la référence et l’introduire comme nouveauté permet d’en parler, d’être écouté, de devenir soi-même un élément référentiel. Quelle différence avec l’universitaire qui d’un coup vient avec une traduction inédite, et que l’on va respecter par la nouveauté (transactionnelle ne nous voilons pas les yeux) qu’il introduit. Intentionnellement rien, même structure génétique empirico-transcendantale. Seuls les contenus empiriques spécifiques diffèrent. Pour l’un comme pour l’autre, ce qui détermine leur auto-constitution dans un corps communautaire n’est autre qu’une hyperréférentialité qui en tant que volonté d’appropriation les définit selon une schizophrénie ordinaire, où tout horizon de constitution établi à partir du passé transcendantal, implose dans les principes de constitution du champ référentiel. Ruse des lois qui tissent un corps communautaire, leur altération par la subjectivité leur garantit leur pérénité et leur puissance sur la présence actuelle du sujet. C’est parce que les lois référentielles propres à la communauté sont par principe une représentation limite qu’elles peuvent s’engrosser indéfiniment de toutes les prétentions qui s’actualisent comme volonté de représentation limite de la subjectivité. La limite est elle-même sans contenu, elle doit pouvoir avaler toute forme de contenu produit par l’actualisation processuelle d’auto-constitution de la subjectivité, ceci en lui garantissant la jouissance (l’obtention de la puissance et de la plénitude affective) et d’autre part en l’assignant à être le parfait représentant symbolique de ses lois. Quelque soit le champ référentiel où s’incarne le désir de jouissance, à chaque fois, est à constater que cela se produit par cette schizophrénie hyperréférentielle.
Cas n°3 : de la sclérose transcendantale des variations du passé transcendantal au réveil de l’inchoativité
Ce qui précède définit en fait une sclérose transcendantale de l’auto-constitution de la subjectivité. Son projet propre, alors qu’il se détermine dans la représentation limite de la jouissance, est marqué en son for intérieur par la passivité absolue face aux modalités propres de sa constitution. La volonté d’authenticité se révèle dans l’avènement d’une désignabilité qui ne passe que par la médiation/aliénation aux lois qui permettent de s’impliquer/adhérer au corps communautaire. En effet, la jouissance si elle est la finalité que poursuit le sujet, marque en lui la volonté de la passivité liée à la surpuissance affective d’une présence. Et c’est dans ce processus que le champ référentiel qui est fondation communautaire, permet à la fois passivité et hyperactivité. La sclérose transcendantale est l’hypersédimentation du passé transcendantal. Cette hypersédimentation obéit à une mélancolie transcendantale, qui est l’effet propre du passé transcendantal sur la conscience immergée dans un monde. Kant, faisait cette remarque à propos du caractère mélancolique, qu’il est le caractère à rattacher le plus à la philosophie. Mélancolique le philosophe, car sans cesse dans la recherche de la vérité, ce qui en-dehors de tout temps et de tout lieu (en tant que proto-temporalisation/protospatialisation) s’est donnée comme source et origine à la fois du temps et du lieu pour toute chose. Mais, si Kant a bien perçu ce que pouvait être l’illusion transcendantale, il n’a pas perçu en quel sens celle-ci était corrélative d’un processus transcendantal que l’on peut sans hésiter nommer : mélancolie transcendantale. Celle-ci n’est pas déterminée empiriquement, mais bien au contraire c’est à partir de celle-ci que toute forme de mélancolie empirico-psychologique va se structurer. La mélancolie transcendantale est la tension intentionnelle qui recherche dans la question de l’origine comme question même du sens de son existence ce qui doit déterminer sa présence. Mais en tant que mélancolie, elle implique irrémédiablement un porte-à-faux de la présence par rapport à ce qui est représenté en différence (comme n’ayant plus lieu), en différé. Nietzsche notait dans ses secondes considérations intempestives, que l’esprit antiquaire ne s’attachait plus qu’aux infinis détails d’un passé sans voir ce que renfermait comme chair vivante le présent. De même stigmatisant une certaine forme de mélancolie, il ne s’interroge pas sur ce que pourrait être une structure inhérente à l’homme et qui l’amènerait à trouver le sens de ce qui doit advenir dans cette boucle vers une origine quelconque. La mélancolie transcendantale si l’on observe d’une part l’ensemble de l’histoire de la philosophie et sa quête de vérité, et de l’autre la structure conversationnelle quotidienne qui se déploie par l’usage de la référence comme attestation du sens, est indéniablement un des processus transcendantaux de l’auto-constitution de la subjectivité les plus importants. La formation de la schizophrénie ordinaire se produit à partir de celle-ci en tant que c’est par elle que s’effectue la recherche de la légitimité de la représentation limite de soi, la projection de soi selon une identité idéelle. La question de l’obtention d’une identité subjective, en tant qu’elle est toujours incluse dans la question de l’intégration d’un corps communautaire, n’est mise en place non pas tant à partir d’une représentation de puissance et de potentialité de jouissance que selon la résolution de la déchirure du temps vécue par le sujet. Si la jouissance est la condensation dans l’instant de la présence et de la double structure de représentation, et du passé et du futur, alors seul l’accomplissement total de cette mélancolie transcendantale selon des déterminations empiriques de contenus peut permettre au sujet d’atteindre ce paroxysme existentiel. La mélancolie transcendantale selon le corps communautaire doit être résorbée selon des spécificités référentielles qui lui sont propres, pour éviter qu’elle soit vécue comme intentionnalité indécidable pour le sujet (c’est en ce sens que Dieu comme contenu intentionnel a une puissance en tant que court-circuit de l’indécidabilité, que ne paraît pas pouvoir remplir un objet de consommation empiriquement établi. Seul peut-être les structures idéologiques et politiques peuvent prétendre dans le déploiement de leur agencement se substituer au contenu intentionnel théologique). Le passé transcendantal se joue toujours ainsi en tant qu’il implique une mélancolie, la structure d’une co-existentialité. La co-existentialité, en tant que fondement de toute détermination intersubjective, conditionne la possibilité de déterminer les contenus du passé transcendantal, à savoir d’établir l’horizon de constitution propre à l’auto-constitution de la subjectivité. Cependant dès lors que la co-existentialité est elle-même phagocytée par les structures déployées empiriquement au niveau du champ référentiel communautaire, il se trouve que c’est le passé transcendantal lui-même qui est vampirisé. C’est là par exemple l’erreur que fait Heidegger dans le moment de la résolution qui permet l’existence authentique du Dasein dans le dernier moment de Etre et temps. Il confond contenu empirique (Heimat, peuple allemand etc…) et de l’autre la pure forme de l’être-avec ouvrant à une co-destinalité (Geschick). Heidegger ne s’aperçoit pas précisément que les contenus existentiels qu’il pose pour le Dasein (ou bien il s’en aperçoit trop bien tout au contraire) s’ils sont bien propres à une co-existentialité, le sont en tant que contenus et non pas formes essentielles de la co-existentialité.
Un corps communautaire pour être coercitif doit amener dans la structure intentionnelle du sujet cette mélancolie transcendantale à imploser dans les contenus que lui-même déploie dans son champ référentiel. Et ceci par la mise au point stratégique de dispositifs pulsionnels ou affectifs qui permettent au sujet de se représenter dans sa limite affective selon les déterminations qui lui sont proposées. De sorte que pour le sujet, la forme de la co-existentialité – qui est en elle-même indéfinie – doit se résorber dans l’ensemble des lois co-existentielles qui sont édictées et prescrites dans le corps communautaire (lois qui ne sont nullement seulement politiques, mais qui peuvent être culturelles, affectives, linguistiques ou encore concernées des macro ou microensembles, etc…). Le désir de jouissance se concrétise selon la projection d’une altérité abstraite qui appartient représentationnellement à la communauté et qui lui est adéquate comme représentation actuelle limite. Conséquence de cela, selon la stratégie de la mainmise sur les possibilités affectives propres à l’auto-constitution de la subjectivité par le corps communautaire : 1) la mélancolie transcendantale qui attache la subjectivité à la recherche d’un horizon de constitution se résorbe dans l’ensemble symbolique du champ référentiel communautaire, et elle devient la quête de l’obtention de signifiants seulement rattachés à la communauté ; 2) le passé transcendantal n’a d’existence que selon les régimes d’édification du sens de ces champs référentiels ; 3) la jouissance ne semble pouvoir être atteinte autrement que par la totale schizophrénie, à savoir la plus profonde transpassibilité vis à vis des déterminations de la potentialité affective issue du corps communautaire.
Jouir, c’est alors toujours jouir comme cet autre de la représentation propre à la communauté, au même titre que réussir dans la communauté c’est toujours réussir comme cet autre. Ici, le comme n’est pas une adéquation, à savoir avoir réussi à devenir la représentation qui était produite par le corps communautaire, mais il est à entendre selon un « comme si », à savoir de l’ordre d’une assimilation qui laisse subsister la différence. Cet autre est le ghost de la subjectivité pleine produit par une communauté. L’individu, qu’il soit un universitaire en quête de jouissance érudite dans son institution, ou qu’il soit un adolescent dit de banlieue, à chaque fois est travaillé par cette altérité qu’il projette comme devant être, altérité qui est le produit représentationnel de sa volonté de clôturer toute inchoativité de sa singularité.
La sclérose transcendantale est ce moment empirico-transcendantal où la subjectivité n’est plus traversée par des lignes génératives pour son auto-constitution, mais où elle est rigidifiée dans une structuration transcendantale de son expérience qui ne peut plus véritablement être modifiée du fait de sa fossilisation sur des contenus qui la rendent passive. La sclérose transcendantale est l’enfermement dans le virtuel, en tant que champ qui prélève du possible ce qui pour la singularité tient la promesse de la potentialité de s’actualiser comme subjectivité auto-constituée dans un champ référentiel communautaire. Que l’on ne me dise pas que j’exagère : ici nulle originalité, relisons Nietzsche pour apercevoir quel est le bestiaire qui convient le mieux au quidam communautaire. Ce qui disparaît avec l’absorption opérée par le corps communautaire c’est la fluidité/inchoativité des lignes de devenir qui sont propres au passé transcendantal en tant que celui-ci n’est jamais essentiellement attaché à un contenu.
Le passé transcendantal, en tant que structure qui permet la projection de toute forme de passé (d’il y a quelques secondes à Dieu, comme illusion transcendantale) est le socle des possibles de l’horizon de constitution de toute forme de subjectivité. En tant qu’il permet toute référence temporelle de l’ordre de la mémoire, il est lui-même a-temporel, mais déploie les possibilités de tout rapport au temps pour le sujet. Il est puissance d’origination et nullement détermination d’origine, c’est pourquoi il permet la focalisation intentionnelle sur toutes les origines générées historiquement par l’existence humaine, ou encore les corps communautaires. Donc essentiellement il est la structure transcendantale qui permet des variations référentielles propres à déterminer pour le sujet son ouverture au monde et l’intentionnalité ouverte à un projet. La sclérose transcendantale, qui se joue toujours dans un rapport à une sédimentation empirique, se scelle lorsque du point de vue du sujet il y a confusion entre sédimentation d’une origine et horizon d’origination. Pour reprendre l’erreur de Heidegger, lorsqu’il déclare en 1934, que « le Führer est la seule et unique transcendance pour le peuple allemand », il y a cette confusion entre horizon d’origination et sédimentation empirico-transcendantale d’une origine. Cette confusion vient recouvrir l’indétermination propre à la singularité et s’opère par la capture affective, à savoir la détermination des potentialités que doit recouvrir un individu pour pouvoir prétendre être en tant qu’individu reconnu dans un champ référentiel communautaire.
Le passé transcendantal en ce sens n’ouvre pas à un affect déterminé, mais il est le possible de tout affect, il libère en lui-même à toute forme d’affect. Il est angoisse, affect fondamental s’il en est un. Le passé transcendantal révélé en tant que tel comme l’impossibilité de l’auto-constitution de la subjectivité est l’instant d’angoisse où la subjectivité perd toute forme de consistance, toute forme d’adhésion à un monde, toute possibilité référentielle, celle-ci s’effondrant dans l’avènement de la variation absolue du possible. L’angoisse propre au passé transcendantal n’est pas avènement tout d’abord de ce que pourrait être l’ouverture au possible pouvant se déterminer. Mais l’avènement de l’absolutisation du possible est le court-circuit d’abord et avant tout de toute forme d’actualisation du sujet lui-même. L’angoisse est l’effondrement du potentiel qui supporte toute actualisation ou intentionnalité d’actualisation. Le possible impossibilise ainsi toute forme d’auto-constitution, il est l’impossible de la subjectivité, ce qu’elle ne saurait supporter. Il est l’autre du potentiel, ce qui s’actualisant le court-circuite le rend muet, en montre la vanité. De fait lorsque le passé transcendantal se déploie sans qu’il y ait eu hypostase empirique dans un contenu, il détruit la prétention identitaire de la singularité à devenir sujet, il la ramène à elle-même, singularité sans spécificité, simple possible sans autre référence que l’impossible sédimentation d’une origine : existence vide.
Corrélation sur la jouissance : si ce qui anime l’auto-constitution de la subjectivité est la représentation limite de la plénitude affective (la jouissance), alors la jouissance si elle se constitue selon le déploiement d’un champ référentiel communautaire est génétiquement l’opposé même du possible, c’est la potentialité actualisée dans une identité référentielle stratégiquement établie par les lois communautaires (qu’est-ce donc que l’ek-stase du cinéma comme déploiement esthétique de la vitesse, la fête foraine pour les adolescents en quête de sublimité sensitive, la sexualité formatée par les représentations performative liée à l’idéologie de la pornographie, ou encore l’instant où un sujet a l’honneur suprême de faire une conférence devant une assemblée qui l’écoute béate et jalouse en tant qu’il incarne la représentation qui fait leur présence déficiente, etc…). La jouissance est l’opposé de l’angoisse, son anti-thèse existentielle, l’avènement de la résorption de toute inchoativité dans la suprématie référentielle d’une identité pleine et totalement subjectivée.
La schizophrénie ordinaire a donc comme modalité privilégiée : la jouissance. Stratégiquement elle se construit en tant qu’évitement de l’angoisse en vue de la potentialité jouissante d’une subjectivité immergée dans le champ référentiel communautaire. Plus sa référentialité est hyperbolique plus elle déploie d’efforts dans la constitution de sa représentation, et plus elle court-circuite tout possible en faveur de la seule actualisation du potentiel lié aux lois d’actualisation qui régissent les agencements produits par la communauté. Elle déteste rien de moins que la présence de la singularité, celle-ci qu’elle soit elle-même ou bien un autre éventrant et dévoilant l’autre du virtuel où se constitue le potentiel : le possible. Evitement de soi en tant que singularité ontologiquement établie, le schizophrène ordinaire est le parfait PSJ d’un jeu de rôle, le personnage sans joueur, auto-limité en sa puissance par les lois qui définissent les actualités communautaires. Le schizophrène ordinaire, nous le savons tous, est celui-là que nous rencontrons à tous les coins de rue, que nous aimons à critiquer comme le formaté, le programmé. Il est nous-mêmes dans ce processus de distinction qui n’est autre que l’attestation des critères référentiels discriminant du corps communautaire. Toutefois, si la schizophrénie ordinaire s’installe comme modalité propre d’atteindre la jouissance, est-ce que celle-ci dans son actualisation selon les modalités déployées par le champ référentiel communautaire se réalise comme une réelle présence jouissante ? Ne pourrait-on pas penser qu’en contrebande (ou selon un double bind), le possible lié à l’inchoativité fondamentale du passé transcendantal impossibilise l’entièreté jouissante de la subjectivité, en tant que celle-ci serait toujours en perspective de son auto-limitation du fait qu’elle soit établie selon la potentialité éditifiée par le corps communautaire ?
Effectivement, si pour l’instant est bien apparu que le corps communautaire produisait l’adhésion du singulier selon la stratégie d’une production de la représentation limite de la subjectivité pleine, reste à comprendre en quel sens, la subjectivité quant au sens qu’elle accorde à son vécu de sens peut cependant arriver à cette jouissance qui lui est tant promise. Certes on promet la jouissance, on la vend, la diffuse partout, mais jouit-on véritablement ? N’y aurait-il pas là un simulacre produit par le corps communautaire ? Si la subjectivité se fonde grâce aux potentialités qui sont agencées dans un champ référentiel communautaire, alors sa puissance n’est pas en relation au possible qui est propre à son être mais à la réduction du possible liée à l’adhésion au champ référentiel lui-même. Lorsque la subjectivité atteint le moment de jouissance, c’est le moment où elle se fait présence incarnée des critères modèles qui sont les limites internes qui gouvernent le champ référentiel. C’est le moment où elle est pleinement schizophrénique. Toutefois, s’il y a bien jouissance, suturation de la présence et de la représentation, reste que la subjectivité devenant pleinement l’autre de la singularité ne jouit qu’en tant qu’elle adhère en totalité à la représentation, sans qu’il puisse y avoir de reste à celle-ci, à savoir sans que puisse émerger le possible comme déflagration du potentiel. Or, ce qui détermine la subjectivité en elle-même, hormis les cas où la schizophrénie ordinaire devient totalitaire, c’est la différence essentielle qu’introduit l’inchoativité du passé transcendantal par rapport à toute adéquation à un horizon de constitution établi par le corps communautaire, à savoir l’insatisfaction à jouir comme celui qui est adéquat au modèle communautaire. La jouissance devient la marque de l’auto-limitation de la subjectivité aux potentialités prescrites par la communauté, elle laisse apparaître le spectre d’un reste à jouir, d’un autrement du jouir. C’est pourquoi, malgré tous les efforts actuels de la part des dispositifs économiques pour que l’individu trouve sa satisfaction dans les potentialités qu’ils déploient, ne cesse de se déterminer une réelle insatisfaction au sein de la subjectivité. Ce qui la conduit à se relancer perpétuellement vers de nouvelles potentialités qui elles-mêmes seront inadéquates à anéantir ou suturer cette indétermination fondamentale qui hante la subjectivité. Non pas seulement époque de la vitesse, mais fondamentalement époque de la course effrénée à la jouissance impossible.
Ainsi, n’y aurait-il pas une friabilité du processus d’absorption du corps communautaire de l’hétérogénéité du singulier ? En quel sens pourrait se rompre l’illusion de totalité du virtuel communautaire au point que surgisse le possible en tant que l’impossible même de toute constitution communautaire ? De là, ne sera-t-il pas possible de comprendre de quelle manière une autre forme de jouissance serait possible, jouissance non plus formatée dans le champ référentiel communautaire, mais à partir de la singularité, d’une présence anté-subjective ?
Exemple n°2 : quelques notes sur le cinéma de D. Fincher
Plus la peine de présenter David Fincher, qui en quatre films a réussi à apparaître comme l’un des cinéastes les plus réalistes sur la question de la mise en évidence des dérives possibles de toute réification du corps communautaire en quête de sens. Alien 3, The Game, Seven, Fight Club. Ses films se structurent toujours sur le même schéma : la perte de l’origine, du Père, la dissolution du corps dans son intensité et corrélativement dans sa modalité existentiale, enfin la recherche d’une nouvelle densité concrète du corps. Alien: la communauté de prisonniers abandonnés par tout pouvoir d’Etat sur une planète pénitentiaire. The Game : le suicide du Père comme point d’effondrement affectif de l’existence de Michaël Douglas. Seven, Kevin Spacey (John Doe), dans la distance d’une vérité onto-théologique qu’il va tenter de réifier par l’incarnation meurtrière des commandements devant suprêmement révéler le nihilisme d’une société décadente. Fight Club, Edward Norton expert d’une société d’assurance qui apparaît dans la perte de tout sens, abandonné par son père lors de son enfance.
Fincher à travers chacune de ses œuvres travaille à montrer le divorce qu’il y a entre d’un côté l’actualisation existentielle de soi et de l’autre les potentialités de la modalité existentielle comme possible avènement d’une authenticité actuellement voilée. Chaque ligne de subjectivité qu’il décrit se détermine comme la déchirure entre d’un côté la sédimentation de l’affect en tant qu’horizon de la constitution de soi et de l’autre le bouillonnement à l’œuvre de l’inchoativité fondamentale de l’origination de soi. Je ne parlerai dans cet exemple que d’Alien 3 et de Seven.
Alien 3, plus que de raconter une histoire de SF qui met en scène d’une manière manichéenne d’un côté le méchant E.T. et de l’autre la gentille communauté mise en danger (ce qui n’est autre que l’archétype de tous les Indépendance Day du monde, à savoir du navet américain qui met en scène l’auto-légitimation de l’hégémonie américaine), tente de comprendre les processus de structurations communautaires dans la reprise d’un affect co-existential. La société qui est décrite n’est autre que la communauté désoeuvrée. Perdue dans l’espace, sans sexualité, ayant fait vœu de chasteté (à savoir sans possibilité de se régénérer) elle est totalitaire dans le sens le plus précis du terme : suicidaire. Tournant à vide, elle ne déploie aucune autre perspective que sa dissolution progressive. Composée seulement de repris de justice, qui ont « trouvé la foi dans un fondamentalisme chrétien teinté d’un millénarisme apocalyptique », ils vivent « sans risque de tentations ». Image de la communauté extrême, du vice rééduqué par l’assomption absolue de la sédimentation d’un contenu, permettant la suprématie totalitaire d’une actualisation de la co-existentialité communautaire. L’étranger qui survient, à savoir qui met en jeu la limite même de la représentation de cette communauté, n’est pas de prime abord l’alien, mais la femme, à savoir la survenue pour tous du désir de jouissance, de la possibilité d’une jouissance qui a été castrée, refoulée, comme cela est répété à plusieurs reprises dans le cours de l’histoire. Avec la femme survient une fêlure pour toutes les consciences, à savoir l’émergence d’une friabilité de l’intentionnalité communautaire et de son actualisation sous la forme des lois. Alors que toute possibilité d’existence pour les protagonistes était résorbée dans les potentialités propres du corps communautaire, la femme représente une plénitude affective pour chacun qui rompt avec ce champ de potentialités. La femme est la survenue réelle de l’étrangeté, qui ne peut symboliquement que s’accompagner du surgissement du mal, ou de l’incarnation de la négation de la communauté : l’alien. L’alien et Ripley sont les deux visages d’un même phénomène : la fêlure qui vient en tant que ligne non dialectiquement médiatisable pour la communauté la mettre en péril en son ossature politique. Avec l’étrangeté chaque membre ressent en lui-même la tension d’un possible qui ne s’inscrit pas dans l’auto-limitation qui s’est constituée dans le processus d’auto-constitution de la subjectivité à partir du champ référentiel communautaire. Le potentiel de la communauté est court-circuité du fait que la femme représente la jouissance (d’où la teentative de viol dont est victime Ripley, avant d’être sauvée par le prêcheur). Question mise en évidence dans le film : est-il possible de conserver la communauté (nier la fêlure) tout en conservant la nouvelle représentation de soi. Réponse : aucunement, retrouver la limite immunitaire (le principe d’auto-limitation des possibles dans la constitution du potentiel) exige certes de tuer l’alien, mais alors comme un seul et unique corps de sacrifier la possibilité de la jouissance liée à la survenue de la femme. Fincher montre que toute communauté se fonde sur le sacrifice du possible lié à la singularité au profit de la définition de la zone de stabilité du potentiel communautaire. Le sacrifice est toujours à mettre en relation avec la constitution du corps communautaire et ainsi corrélativement avec l’intégration/adhésion de la subjectivité à celui-ci.
Fincher met parfaitement en évidence cette nécessité sacrificielle dans Seven, avec le sacrifice final de la femme de Brad Pitt, Tracy. Seven, se déroule dans un corps communautaire malade. Atmosphère noire, sans cesse sous la pluie, où les aliments ont perdu leur goût, où l’homme urbain n’est plus qu’un fantôme agissant selon les modalités communautaires qui règles toute forme de relation intersubjective. La totalité du discours de Kevin Spacey (John Doe) montre cette maladie du corps communautaire, ceci à travers les affres des péchés capitaux. Ce qui me semble essentiel de montrer c’est en quel sens les potentialités déployées par les stratégies du corps communautaire sont court-circuitées par l’auto-constitution de la subjectivité de John Doe, en tant qu’il est agi par l’inchoativité du passé transcendantal. Le monde de Seven n’est pas seulement celui des Etats Unis, il est celui du nihilisme, où toute potentialité – définie dans les actualisations produite par la sphère co-existentialité – pour la subjectivité ne peut qu’être insatisfaisante, comme en témoigne Morgan Freeman (Somerset). Vie en attente, vie sans réelle signification, ou plus exactement l’auto-limitation de la subjectivité impliquée par les potentialités ouvertes par le corps communautaire ne permettent pas la constitution pleine d’une subjectivité. Brad Pitt (David Mills) en est le parfait exemple, marié à une femme des plus belles, ayant réussi socialement dans l’institution de la police, il lui est nécessaire de se mettre en jeu constamment, afin de tenter de recoller à une représentation qu’il a de lui-même et qui ne peut véritablement se constituer selon les conditions communautaires mises à sa disposition. John Doe représente la singularité qui ne peut se contenter de cette oscillation entre volonté d’auto-constitution et castration de la jouissance dans la représentation de son aliénation. Il refuse la schizophrénie ordinaire impliquée par le corps communautaire, en tant que pour lui se révèle la nécessité de se déployer par ailleurs de la résorption du passé transcendantal dans les stratégies de capture développées par les institutions symboliques qui régissent le corps communautaire. Cette rupture avec l’implosion symbolique propre au corps communautaire se décide dans le retour au passé transcendantal déterminé selon le principe de l’illusion transcendantale de la religion. Etant en rupture avec toute forme d’auto-limitation il s’ouvre en excès au possible lui-même : Dieu. Toutefois, cette ouverture est elle-même régie par une sédimentation, sédimentation qui s’effectue selon les principes de la loi religieuse et des interdits. David Fincher met ainsi en lumière en quel sens – et telle sera la leçon magistrale qu’il établira dans Fight Club – sortir de la communauté loin d’ouvrir à une possible autonomie peut se réaliser dans une implosion symbolique d’autant plus forte. John Doe représente une actualisation monstrueuse du possible qui n’entre pas dans le champ des potentiels du corps communautaire. Loin d’éviter la schizophrénie, il devient pathologiquement schizophrène, incarnation schizophrénique de la loi divine : monstre. En effet, vouloir sortir de la forclusion des potentielss établis dans une sphère de co-existentialité, n’est pas retrouvée forcément une liberté, une authenticité, ou encore les possibles constitutifs d’une véritable authenticité. Tout à l’inverse, et l’histoire en témoigne dans la résurgence contemporaine des totalitarismes, la volonté de rompre avec l’horizon de constitution qui a immobilisé et résorbé l’inchoativité du passé transcendantal, peut conduire à des formes de fixation d’un horizon d’origination d’autant plus dangereux qu’ils se définissent – en tant que mode réactif à une constitution communautaire – totalitairement. John Doe incarne la figure, qui voulant rechercher une origine de l’auto-constitution de la subjectivité, en deçà des modalités actualisées dans le corps communautaire, en fait tombe dans une sclérose transcendantale absolue, où le processus d’hyper-référentialité, implique une schizophrénie absolue : la volonté d’actualiser dans son propre corps le verbe lui-même. Ce type de schizophrénie, s’il est en rapport avec la sédimentation communautaire, cependant se distingue quant à sa constitution totalement avec la schizophrénie ordinaire. La schizophrénie ordinaire est la tentative d’une auto-constitution de soi selon les principes du champ référentiel communautaire, la désignabilité de soi, si d’emblée en tant que présence est déficiente, cependant, doit in fine se révéler et s’accorder aux déterminations communautaires. Là, avec un cas comme John Doe, la désignabilité si elle s’effondre, elle ne peut aucunement être réifiée selon les conditions actuelles d’une inter-subjectivité. La schizophrénie pathologique, qui mène dans Seven au carnage, est en fait l’impossibilité pour une singularité à se définir comme subjectivité (John Doe abrase ses empreintes, ce qui l’amène à être insaisissable et corrélativement l’anonyme, le singulier), l’impossibilité d’une auto-constitution autre qu’en devenant soi-même l’origine des possibles et en actualisant l’absolu des possibles du passé transcendantal. Forme monstrueuse de la schizophrénie dès lors, en tant que le complexe de la schizophrénie implique l’actualisation mégalomaniaque de potentialités qui font fie de toute détermination inter-subjective, et même tend à les détruire en tant qu’elles représentent une capture possible pour cette volonté d’actualisation.
Cas n°4 : trou et court-circuit de la sédimentation ordinaire
Pour ouvrir à ce que pourrait être la sortie tout à la fois de la schizophrénie ordinaire et d’autre part du mode totalitaire schizophrénique qui s’actualise dans un déchaînement lui étant opposé, les deux parties qui suivent reprennent et approfondissent le travail que j’avais inauguré dans l’article Violence et littérature.
Contrairement à ce que la vision naïve-réactive croit, s’opposer aux potentialités propres à un corps communautaire, ne mène pas vers une libération des possibles existentiels, mais souvent éconduit vers une schizophrénie encore plus dangereuse que la schizophrénie ordinaire, telle celle qui anime John Doe. Toutefois, si cela peut être l’une des déterminations de la rupture avec ce champ de potentialité, la seconde paraît pouvoir être une concordance avec l’inchoativité propre au passé transcendantal, à savoir avec la possibilité de laisser libre l’horizon de constitution à partir duquel se forme une existence. Je perçois cette deuxième possibilité dans un certain nombre d’expériences littéraires, en tant qu’elle serait des postures se refusant toute forme de sédimentation de contenu au niveau du passé transcendantal. Deux auteurs qui témoignent de cette perspective sont actuellement Charles Pennequin et Antoine Dufeu.
Lire Antoine Dufeu immédiatement met mal à l’aise. Que cela soit Surtout tout à part ou Huit, ses textes publiés, aussi bien son écriture que ses thèmes sont en rupture avec toute possibilité d’assimilation. C’est que Dufeu développe une écriture de l’abject. Non pas de la pornographie, mais de l’abject pur. L’ab-ject c’est ce qui déroge au projet d’absorption de l’individu par le corps communautaire. Il en brise le sceau de la loi du fait qu’il actualise des possibilités qui sont extérieures non seulement aux potentialités actualisées dans le champ référentiel communautaire, mais aussi à toute potentialité d’actualisation en puissance. L’abject est l’impossible actualité d’une communauté, ce qu’elle doit immédiatement effacer, condamner, stigmatiser non pas seulement comme subversif ou transgressif, mais comme a-normale. L’abject est ce qui ne répond d’aucune forme de normalité intérieure ou extérieure au champ communautaire. Huit en est l’image absolue. Ce texte est le rapport d’un frère et d’une sœur selon le monologue éclaté, répétitif, hyperbolique en ses phases théoriques, du frère. Il s’agit d’un inceste. Mais pas de n’importe lequel : d’un inceste qui tourne au carnage descriptif à l’empâtement des mots, où seul l’effroi peut être ressenti pour un lecteur.
« j’ai pollué ma sœur (de cul dans son trou du cul) dé
mon cœur
mon cœur
mon cœur
foutre dans son jus (foutre de peur sœur d’horreur) je l’ai polluée de bon cœur de jus ma sœur essorée petit cœur tout juste taillé pour ça gros cœur du matos jutant j’ai pollué de jus de ma sœur j’l’ai happée ma sœur ô ma sœur ton frère t’adore en tout et pour tout de partout tout rouge essoufflé de polluer il t’immole je l’ai polluée sa chair de sœur ma sœur ma sœur de foutre (langues foutues) ce qui en faisait ma sœur la faisait aussi mon foutre en la polluant (…) »
Irrespirable écriture, l’auditeur lorsqu’il entend Dufeu faire une lecture ressent en lui l’infamie virale d’énoncés interdits de citer, interdits d’entendre, interdits d’être dits. L’abject brise la limite du tolérable, franchit l’inter-dit, à savoir ouvre des possibilités de sens qui sont éradiquées de l’institution symbolique communautaire en tant que part maudite constitutive de son travail de constitution et d’homogénéisation. Dans Surtout tout à part, les phases théorico-littéraires qui alternent avec le déferlement de l’abject expose cette rupture de l’auto-limitation du sens par le régime régulier du langage commun.
« Que peut-on faire avec du sens ? On peut bien faire pipi, caca, l’amour, la vaisselle (…) faire chier avec des expressions à la con comme celle-ci : « faire du sens » ; on peut aussi s’opposer à toute évolution. Toutefois on pourrait faire un tas d’autres choses encore avec « faire » : faire la nuit, faire son jour, faire la vie, faire le foutre, foutre le faire pour s’en repaître (…) et puis pourquoi pas ne pas intégrer un gicleur dans le rectum ou se faire gicler les fécalomes par la bouche qu’on aura toujours assez d’innovations à proposer pour progresser (PROGRESSONS, engraissons-nous), une nouvelle grammaire (…) »
Faire du sens, si au niveau des institutions symboliques qui règlent toute forme d’intersubjectivité, cela renvoie à des attendus (1ère phase de cet extrait, Dufeu expose une suite d’actions conventionnels), cependant peut s’ouvrir à un faire tout autre, libéré de l’auto-limitation inhérente aux potentialités communautaires (2nde phase de cet extrait). Violer, séquestrer, dépecer, lyncher, se masturber par tous les pores du corps, tant d’actions que Dufeu fait surgir à partir de la langue en tant que possibles existentiels non déterminés dans le champ virtuel communautaire. Il ouvre à une saturation des possibilités d’existence, à une variation hyperbolique de potentialités, à une falsification des lois de la communauté, qui s’accompagne immédiatement alors de l’exigence d’une autre grammaire, à savoir d’une autre forme d’articulation de la langue. Cette saturation contamine aussi bien les règles d’intersubjectivité que la définition immédiate de l’identité subjective. Cette effusion littéraire a pour origine le syndrome de la castration sociale établie par la définition de la jouissance et de l’auto-constitution de la subjectivité. Cela il le met en évidence dans Huit en se posant en différence de celui qui est le symptôme de l’identité jouissante dans le corps communautaire. « Pour une grosse putain sale gueule de con elle se pose là et qui s’ignore mais qu’est puissante (…) ah ça pour être intégrée elle l’est plutôt bien jamais rien de travers (…) ça tu te distingues t’as de la classe de fils de pute qu’a bien réussi dans les affaires (…) mais tout cela tu vois ça m’empêche de jouir tranquillement ça me cause des soucis ça me perturbe ». Asphyxie produite par la communauté impliquant la violence des conventions et le déchirement de toutes les règles de constitution de soi. Ce processus conduit à une rupture de l’auto-limitation de la puissance de la singularité propre à sa constitution en subjectivité. Si pour Dufeu la subjectivité produite socialement marche droit, rien de travers, c’est qu’elle s’ignore, se tient dans l’oubli du possible qui est résorbé dans le seul champ des potentialités communautaires. La singularité chez Dufeu peut tout, à savoir peut surtout par rapport aux lois communautaires : l’abject.
Chez Pennequin la rupture avec le corps communautaire s’effectue à la fois selon un processus critique et une perte de l’identité subjective.
L’homme apparaît dans ses textes assiégés, pénétrés, violentés, pris dans des logiques qui lui prennent la tête, l’aliénant totalement. « L’homme s’agite. Il s’éparpille. Il ne sait plus où donner de la tête. Il est comme le singe avec des documents sous le bras et qui va chercher un tampon ». Cet homme, à la fois lui-même et tout autre, est pris dans la saturation d’une hyperactivité provoquée par la société et son besoin de phagocyter l’homme. Image de la bureaucratie qu’il connaît bien, étant gendarme de profession. Ce qu’il met en avant c’est une économie de l’individu qui provenant de l’extérieur, s’introduit sournoisement à l’intérieur, au-dedans, rendant impossible toute forme d’intimité. Cette hégémonie de l’économie conduit le sujet à ressentir une claustrophobie, car il est encerclé continuellement par les multiples réseaux de la diffusion officielle de la logique économique. Le symbole que Pennequin choisit pour représenter cet enfermement, voire même cet internement dans le monde qui l’oppresse, n’est autre que la télévision. Objet sur lequel il travaille à de très nombreuses reprises : que cela soit dans Bobines, dans Dedans, ou encore dans des textes éparpillés dans des revues telle La télévision. La télévision n’est autre que le symbole, en nous plaçant dans l’horizon situationniste de Guy Debord, de la société du spectacle et de sa mainmise absolue du sujet. Elle fonctionne en happant toute forme d’intimité, en obligeant le sujet à se projeter dans les archétypes qui lui sont proposés en tant qu’image de lui-même. Elle opère une dépossession du sujet, elle le vide de sa propre densité en l’astreignant à s’identifier aux simulacres qui lui sont offerts comme image de soi. Pennequin, loin d’établir une critique en règle, ce qui reviendrait à opposer une économie du sujet face à une autre et à entrer dans une dialectique de la constitution de soi, montre davantage l’abcès de folie qui s’immisce dans sa tête le conduisant au dérapage et à la perte de soi. Il se fait l’absurde de cette possession : il incarne sans recul théorique ou explicatif la perte de soi et la destruction de soi. La perte de soi apparaît dans Bobines. Les texte se construisent selon deux dimensions de réalité qui s’interfèrent : d’un côté un couple, homme/femme, de l’autre des fragments sans cohérence de la série Urgences ou de spots publicitaires : « Peter c’est lui qui pète un plomb, mais on croit que c’est Jane alors que Peter il en tient une bonne aussi mais qu’on sait rien, Kinder Bueno mais se le pète un maximum le plomb à partager tout dur Peter comme une durite en ce moment ses capteurs et l’ultra protection et son arôme si riche et si naturel. Peter après tu dis que c’est moi qui doit voir le psy ». « (…) il n’a presque pas de pou doit-on lui faire une trachéotomie, et les capteurs ultra sensoriels dans un péri quart de cercle il termine une péritonite bon travail Marc, Bonsoir chéri, Bonsoir, appelles moi, anti-tétanie, tu me tiens au courant pour ta mère ». L’intimité relationnelle est parasitée par la survenue sans régularité de morceaux télévisuels. Les termes médicaux, d’une opération/dissection retentissent comme autant de marques d’une extériorité qui rend impossible la relation de l’homme et de la femme. La violence ici apparaît en son sens proprement étymologique violare : souiller une propriété par une marque qui lui est totalement étrangère. Se découvre dans ses texte que la violence semble fonder l’hégémonie économique du monde. « Dans la télé on est comme dans un trou. On veille. Ou bien c’est la télé qui veille. On pense. Ou bien on est pensé. Et tous vont y passer. Dans la télé » (Dedans). Un monde qui tourne à vide, qui s’enfonce dans le nihilisme : « On travaille au tracas. On cause pas. Ca cause l’effet que ça peut. Nous on peut rien. On est plus bon à rien. On fait dans le bazardé. Et c’est comme ça qu’on va. Le monde lui il va pas. Il va au trou. Il fonce. S’enfonce. ». Le monde et sa logique ne s’occupent pas de l’individu, ils l’utilisent pour se reproduire, pour s’attester dans le procès de sa propre vérité. Ils le manipulent, le triturent, l’opèrent et l’agissent sans que l’individu puisse intervenir : « Pour toutes les raisons du monde. Le monde veut s’occuper que de votre trou. Il veut vous mettre de par le trou qu’il vous a fait. C’est lui qui vous a tiré de là. C’est lui qui vous y remet. Il vous remet au trou quand bon lui semble. C’est dans l’intérêt de son trou à lui. Dans son intérêt commun à lui. (…) C’est-à-dire que vous avez trop de pensées qui vous éloignent de lui. Vos pensées le préoccupent. Alors il vous refout au trou. Pour que vous ne pensiez qu’à lui ».
L’effet de ce processus propre au monde est la décérébration par l’économie : l’économie de cette fausse image de soi conduit à la perte du cerveau, à la destruction de la tête « on ne peut rien faire de bon si on a pas de tête / on ne peut pas exister on est là mais on a pas le droit de l’ouvrir ». « Je suis en homme sinistre. Je finis pas d’être sinistré. Je suis l’homme de sinistré ». L’économie de l’individu produit la perte de toute pensée qui lui serait propre. L’effet est une dépropriation, une aliénation que Pennequin met en évidence par la perte du cerveau, par son propre évidemment : « le monde est en marche vers le nouveau / le nouveau / de son lui-même / lui ne sait plus où mettre / ses formes nouvelles / sa pensée le ratatine / (…) comment ma naissance / remplie le monde / qui marche dessus moi / et qui pensait / qui pense en vide / qui pense en moi le vide / qui pense le vide de moi / en monde »
Le fait d’être au monde, d’être travaillé par lui, conduit à se perdre en tant que sujet. Comment être soi, lorsque l’on est évidé. C’est ne plus pouvoir se désigner, c’est perdre toute distinction au niveau des catégories pronominales. L’individu ne s’énonce plus dans l’unité du pronom personnel « Je » mais il est fragmenté en une multiplicité de sujets qui le hantent au-dedans. Tel que l’a remarqué parfaitement Prigent ou encore Michèle Tillard dans son essai sur Pennequin, le lecteur se confronte non pas à une identité qui écrit, mais à une diversité de subjectivités qui s’écrivent à travers l’écriture de Pennequin. Celui-ci, écrit Prigent, « interdit toute identification (discursive, narrative, expressive) du sujet à un improbable soi-même ». Soumis à une économie de soi qui sature l’intérieur de la personne, l’écriture devient le reflet d’une violation constante de la subjectivité par la diversité d’instances qui s’y introduisent. « Est-ce que ça mène à soi de savoir qu’on ne s’y retrouve plus. Je ne sais plus. Ne me sais plus. (…) On ne me sait plus. Continuez sans moi. (…) Et le monde continue de plus belle. Il vous demande de vous faire voir. (…) C’est leur chance à eux de ne pas se savoir. Moi je les connais. Je fais que les sonder. Je vais au plus mal. Mais je ne suis pas moi. Je suis juste au plus mal ». Ce mal est celui de la dépossession et de la fragmentation, de l’enchaînement de voix qui ne sont pas celles d’une personne, mais de la foule qui l’a investi. Lire Dedans, texte infiniment fragmenté en phrases courtes, sans alinéas, c’est faire l’expérience du dérapage constant de la référence au sujet : « J’en suis à me taire comment quand je voudrais lui en dire plus. Lui en dire plus à moi. (…) Comment moi aurait pu en savoir un peu plus. S’il s’en était donné la peine. (…) il va quitter son lui sans moi. Comment je vais pouvoir faire sans lui. (…) Ca me ressemble. (…) On en sort pas. On sort pas de soi. (…) Je suis que moi. Moi est quoi dans le tout ça qui mène la danse ». Comme l’exprime Michèle Tillard : « Ce texte, c’est en somme une parole qui n’est plus celle d’un " moi " fixe et sûr, mais brouillé, désarticulé, dédoublé… La parole d’un individu flottant et désemparé, qui à force d’interroger sa propre langue, a fini par se perdre lui-même ». Dedans, mais aussi les autres textes de Pennequin, témoignent de la perte de tout horizon de constitution de soi, de toute lignée à partir de laquelle peut se décider l’unité d’une personne. Le ballet des identifications retranscrit le vacillement constant de cette perte due au monde et à son écrasement de la singularité. Cette détermination est à rapprocher de la fin de toute histoire du sujet, à savoir à la perte de tout sens dans une généalogie : famille détruite, père mort, le passé n’est autre que la présence anéantie de soi.
L’un et l’autre conjurent toute forme de contenu qui aurait la prétention de vouloir suturer la béance du passé transcendantal. Cela apparaît radicalement à partir de l’énonciation du trou. Pour l’un, celui du cul, posé comme l’image même de Dieu, dans une référence explicite à Artaud et à son Pour en finir avec le jugement de Dieu. Pour l’autre à celui où s’anéantit la conscience, l’éventrant au point qu’elle ne puisse se déterminer autrement que comme singularité béante. Le trou est l’ennemi de tout corps communautaire, au sens où il est zone d’ombre ouverture à un fond tellurique où peut germer toutes les angoisses possibles, d’où peut survenir toute étrangeté. Le corps communautaire affectionne la surface, la striure (l’agencement, la composition) et veut toujours reboucher les trous (ô combien l’énigme, l’interrogation, l’étranger doivent tout de suite être tenus dans la forme énonciative/affirmative de la définition). Le corps communautaire revendique la surface, les phénomènes de surface et sait par avance que se cache toujours un vice dans l’émergence des trous. L’angoisse du trou n’est pas tant ici à saisir selon des contenus particuliers (ce qui serait la suturation du trou lui-même dans la réification d’une possible représentation objective) mais comme angoisse face à un rien qui fait face, face au possible lui-même en tant qu’anticipation de l’actualisation de l’impossibilité de l’actualisation des potentiels communautaires. Le trou est l’image même du passé transcendantal considéré dans son inchoativité fondamentale. Dufeu et Pennequin ne s’y sont pas trompés. Leur littérature est l’avènement de cette inchoativité, et la description quasi-chirurgicale de ce qu’elle implique sur le singulier qui est pris dans la pure indéfinition de cet horizon de constitution.
Dufeu pour faire émerger le trou développe une (e)scato-théologie. Tout provient de la merde et rejoint la merde. La fange représentant nous le savons non pas tant le résiduel que l’indiscernable, le mêlé, l’avènement de ce qui ne permet plus la distinction, et qui dès lors n’ouvre à aucun potentiel. La béance ontologique qui est inscrite dans ses textes s’actualise dans le terme de la fécalité (l’homme lui-même devenant le fécalome) et tout en libérant le passé transcendantal des potentiels propres au champ référentiel communautaire, simultanément anéantit toute possibilité d’autres potentialités. Violence absolue de la représentation de l’horizon de constitution du singulier :
« il sera question de sexe et de Dieu, de l’essence, de l’esprit, de corps (de l’esprit du corps du con) et surtout de caca
Alors quoi ? C’est le putain de caca qui prend l’dessus ? C’est lui qui parle ? C’est la crotte qui prend, s’emparant de l’allant, la parole ? »
Impossible désignabilité de soi chez Dufeu dans l’empâtement terrible qui s’effectue à même la fange posée comme origine de toute auto-constitution. La schizophrénie qui est à l’œuvre dans ses textes n’engendre pas la réification d’une sédimentation mais l’anéantissement de toute forme de subjectivité dans l’autisme auto-destructeur d’une parole qui s’embourbe dans l’inchoativité absolue du passé transcendantal. Schizophrénie monstrueuse où ce qui parle est le « caca », l’inchoativité, venant débrider toute potentialité subjective en la renvoyant à l’infini variation des possibles existentiels. Son écriture déroge à toute virtualité littéraire, elle implique bien plus la viralité de possibles existentiel qui ne sont que le résultat de sa confrontation à l’inchoativité fondamentale du passé transcendantal.
Le trou chez Pennequin apparaît sensiblement différemment. S’il y a bien une référence scatologique qui traverse ses textes, il s’empare cependant du motif du trou abstraitement à cette matérialisation. Il l’affronte comme la béance même de son crâne. « On est devenu le petit trou de nous. Et on s’enferre dedans» (Dedans). Le trou est la marque de la rupture avec toute assignation à un passé, à savoir avec toute sédimentation d’origine par rapport à l’horizon d’origination. Ni père, ni Dieu. « On a toujours l’idée du père qui crève en nous. C’est ça le problème. Le problème de crever en lui. Le problème de lui crevé en nous. De lui est le problème de nous. De nous crevés en dedans ». La fin de la généalogie n’est autre que la marque du nihilisme et la fin de l’identité, de la reconnaissance de soi. Toute transcendance s’effondre dans cette perte de toute origine, ce qui se traduit par le passage de la fin du père charnel, au déni de Dieu : « je chie le moi fait par la face de cul du père et de la mère et du saint esprit /amen », « Dieu est dans un trou. (…) il vit surtout du trou. Celui qu’il fait avec lui-même. Dieu ne vit qu’avec son trou qui le fait. Certains disent qu’il peut mourir maintenant qu’il a creusé suffisamment ». Pennequin dans la radicalité de ces énonciations explicite la rupture avec tout emplissage du passé transcendantal et en retrouve l’inchoativité. Mais comme chez Dufeu, le trou révélé, à savoir la béance de tout horizon de l’auto-constitution déclenche l’impossibilité même de la formation d’une limite représentationnelle de soi. Certes, si leur écriture est en correspondance avec ce que pouvait appeler Christian Prigent dans Une erreur de la nature : « 190 – Evidez-vous ! / 191 – Soyez un trou ! / 192 – Soyez un trou avec une force dedans ! », reste que la force pure qui naît de l’évidement des potentialités issues de la sphère inter-subjective, en tant que pure possible, mène à la frigidité absolue de l’existence, ou encore à l’avènement d’une souffrance existentielle réelle qui ne peut trouver de repos temporaire que dans l’acte d’actualisation de l’avortement même de l’hypostase des potentialités : l’acte d’écriture.
Qu’est-ce qui se produit dans ces écritures ? L’émergence du déchirement absolu du singulier, ou plus exactement de la variation infinie de l’hétérogénéité du singulier lui rendant impossible l’hypostase subjective. Déchirure où s’illumine l’inchoativité fondamentale du passé transcendantal, où la schizophrénie qui est à l’œuvre n’est nullement établie selon le régime d’un corps communautaire, mais abyssale, fourmillement perpétuel des possibles dans le processus avorté de l’auto-constitution de soi. Dufeu et Pennequin se tiennent sur la limite même de la représentation, à savoir ils incarnent la représentation limite de toute définition de soi. Cela ne peut être que la déflagration de toute subjectivité. Mais on me dira qu’ils sont malades, que ce sont des fous. Oui, et au sens le plus noble, à savoir au sens nietzschéen : ce sont des poètes. Mais leur folie destructrice, la folie empâtée de leur singularité qui se débat contre toute forme de sédimentation au profit de la libération des possibles de désignabilité infinie de soi, indique en retour de percevoir l’aliénation réelle de la schizophrénie ordinaire, cela permet de voir que cela ne va pas si bien là, dans la conscience quotidienne, que dedans il y a quelque chose qui, par l’imposition de l’auto-limitation de la puissance de la singularité, castre et fait souffrir. Certes, la jouissance de Pennequin et de Dufeu peut sembler insupportable, à l’image de celui qui se frappant la tête tire de la douleur l’érectibilité éphémère d’une jouissance charnelle, toutefois elle se produit à partir de cette endurance de l’inchoativité. Elle ne naît pas de la forclusion identitaire dans l’identité modélisée par un champ référentiel communautaire, elle naît dans l’assomption de la variation infinie des instants d’écriture. Elle naît de l’impossible auto-limitation de la singularité, dans sa mise en jeu de l’existence comme possible auto-constitution d’une infinité de règles d’existence (aussi bien d’écriture, que social, intersubjective, etc…). Non plus alors seulement folie de ce qu’ils sont, mais folie de ceux qu’ils font : l’œuvre au noir. Le produit de l’actualisation de ce court-circuit de l’auto-limitation est lui-même furieusement étrangé à toute normalité. On me dira peut-être que c’est une littérature de merde. Normal ce sont des poètes de merde comme eux-mêmes le disent.
Exemple n°3 : éthique et agence_d’écritureS© (frayage des singularités à partir d’Eric Sadin)
Loin d’être inexorable, la schizophrénie ordinaire a montré ses limites propres, limites dans la distorsion des horizons de constitution qui peuvent être propres à des subjectivités autrement schizophrènes, pour lesquelles la désignabilité ne se résout pas à l’implosion au lieu de l’institution symbolique d’un champ référentiel communautaire, mais justement s’endure dans une forme d’inchoativité où le passé transcendantal permet la variation des interceptions/segmantations des signifiants devant servir à la désignation de soi. Dernier exemple ici l’agence_d’écritureS© conçue par Eric Sadin. Ce projet n’est autre que la possibilité d’une endurance de l’inchoativité profonde de la singularité dans le refus absolu d’une implosion dans l’œuvre au noir. Avec le projet d’Eric Sadin, la singularité semble se montrer dans une inchoativité qui au lieu de s’enfoncer dans la noirceur de l’abject (Dufeu) ou dans l’infini variation d’une schizophrénie littéraire insaisissable (Pennequin) aboutit à un sentiment jubilatoire où dans la prolifération des signes, des intersections de trajectoires singulières, l’hétérogénéité du singulier se construit sans pour autant se sédimenter en une identité subjective.
L’agence_d’écritureS© est la mise en jeu du croisement de structures d’écritures démultipliées dans la rencontre. Elle est une praxis interceptuelle fondatrice de l’immanence de l’existence. Dans son introduction à la revue éc/artS n°2, Eric Sadin tente d’analyser par rapport aux conditions d’actualisation époquale de la singularité, en quel sens à travers le travail poétique peut se dégager une véritable éthique propre à l’épanouissement de la singularité. Son travail se forme à partir d’une autre perception du monde que celles qui inaugurent le travail de l’œuvre au noir. Si pour Pennequin par exemple, la multiplication des dispositifs propres au corps communautaire agit en tant que profusion asphyxiante qui auto-limite la singularité, chez Sadin tout à l’inverse la multiplication de ces dispositifs va être comprise comme la possibilité de la rupture de l’auto-limitation propre au corps communautaire dans sa volonté de vampiriser la singularité. Le singulier au lieu de réifier le spectre du monstre froid du corps communautaire se doit de transformer préalablement à toute actualisation d’un vécu, sa représentation de la communauté elle-même en tant qu’elle s’actualise. Le corps communautaire, comme je l’ai expliqué n’est pas une réalité empirique donnée, il est le produit de la représentation d’une subjectivité qui vise à s’auto-constituer en relation à un champ référentiel. C’est un produit, c’est-à-dire qu’il est toujours subjectivement établi comme objet dans une relation d’un sujet à son extériorité (c’est en ce sens qu’il y a une infinité de vécu de sens d’un même agencement intersubjectif). Le corps communautaire est ainsi un concept limite de la possibilité de s’auto-constituer. Or, comment ce corps communautaire s’actualise-t-il depuis les révolutions technologiques liées à l’accroissement de l’informatique et des inter-actions de réseau ?
Eric Sadin explique d’emblée, qu’avec « l’accélération exponentielle de l’histoire de la technique » il s’effectue « une transmutation épistémologique et anthropologique radicale ». Cette révolution épistémologique provient de l’impossibilité selon une représentation temporelle héritée des grecs et de la grammaire de l’être (la question du commencement et de la fin, de la permanence et du changement) à pouvoir comprendre les phénomènes de réseau et de production en réseau, au sens où ceux-ci tout à l’inverse d’obéir à une représentation naturelle, par leur rapidité de variation et leur simultanéité anéantissent aussi bien la conception classique du temps que la représentation spatiale reposant sur une définition ontologique substantialiste. L’accélération des échanges de signes – propres à l’hégémonie de certaine logique communautaire tel le libéralisme économique – introduit une réelle rupture dans la représentation de la limite. La limite, c’est ce qui en tant que représentation permet d’identifier (la limite d’un corps par exemple, une frontière), or par la prolifération des signes et la mutabilité très rapide aussi bien des logiques relationnelles, des monopoles, des conditions de production (les start up en sont un parfait exemple du fait de la crise de la représentation qu’elles entraînent au niveau boursier, la logique boursière étant encore inscrite dans une représentation classique de la production et de toute forme de limite) anéantit toute définition statique de la limite. La limite selon la transformation techno-scientifique de notre rapport au monde est devenue fluide, dynamique, floue, élastique, sans cesse malléable car évolutive selon les interactions des subjectivités à l’œuvre. En conséquence, Eric Sadin insiste sur le fait que la première exigence du point de vue de l’éthique de la singularité, c’est de s’auto-constituer comme regardeur/décrypteur de ces jeux de signes qui tracent la mutation exponentielle et perpétuelle des limites. Regarder, à savoir apercevoir les jeux de force mis en place dans les tentatives d’actualisation des limites et en comprendre les cohérences et les enjeux. Le singulier, à l’inverse de se déconnecter, doit se connecter, brancher sa singularité aux productions issues du corps communautaire. Il doit s’emplir de ces produits, en étant conscient que c’est lui-même qui est moteur de la représentation (passage du mode passif au mode actif : ce qui est défini dans le texte en tant que clicking). Il s’agit ainsi de savoir être affecté sans être agi, il s’agit de savoir absorbé sans être dominé par ce qui est absorbé. Très étrangement, l’ensemble de cette analyse de Eric Sadin rejoint certains des acquis fondamentaux de Society de Mehdi Belhaj Kacem. Ce que Eric Sadin décrit se concrétise comme la possibilité d’un art interceptuel où la figure qui prédomine est celle du vampirisation de la part de la singularité.
Si la première exigence est celle du décryptage, la seconde qui est impliquée par la première, et même en un certain sens simultanée, c’est celle du traçage, striage, marquage, en d’autres termes : celle de l’écriture. L’écriture de la singularité à même l’ensemble des espaces symboliques fluants. Cette écriture n’a pas pour but d’adhérer à un corps communautaire représenté, ni non plus d’actualiser suprêmement l’identité subjective, mais de créer de nouveaux jeux de fluctuation dans les dispositifs déjà constitués et qui pourraient tomber dans l’illusion frigide de l’identité. En ce sens, la singularité par l’écriture qui lui est à la fois propre et étrangère (du fait qu’elle soit irriguée des résidus d’écritures qui lui parviennent de champs référentiels déjà constitués ; je renvoie ici à ce que j’avais analysé par rapport à Anne-James Chaton dans Violence et littérature) se relance à chaque fois dans l’immanence de son auto-constitution, sans que cette immanence soit sous la coupe d’une transcendance à savoir d’une représentation à atteindre. « Le geste poétique, non seulement doit s’élaborer dans la conscience lucide des repositionnements de la valeur de la signature, mais est appelé plus encore, à les agencer à l’intérieur de structures compositionnelles, capables d’intégrer des refontes comme autant de paramètres désormais constitutifs du registre général de l’écriture ». L’auto-constitution de la singularité définit ainsi par interception des signes de nouveaux segments qui mis en jeu dans l’espace constitue une prolifération singulière indigérable par un champ référentiel communautaire. Cette indigestion provient du fait que ce qui travaille dans la prolifération des signes liées à l’avènement d’une production singulière est inapte à être intégré dans l’horizon de constitution de la communauté, est incongruent par excellence avec l’implosion symbolique qui a résorbé l’inchoativité fondamentale du passé transcendantal. L’agence_d’écritureS© représente ainsi la tentative d’ouvrir toute potentialité actualisée du singulier à l’étrangeté du possible en tant que celui-ci serait la matière vive, le sang neuf, de son devenir. Projet à l’échelle de la destination de l’homme lui-même, au sens où libérant la dimension transcendantale de son horizon de constitution, elle libère le devenir, l’empêche d’être absorbé par une identité transcendante, sans pour autant l’anéantir dans l’hypostase nihiliste de l’œuvre au noir.
Ce à quoi mène la perspective d’Eric Sadin c’est la possibilité d’une éthique de l’altérité où la singularité se donne dans la schize jubilatoire – et irrécupérable par un quelconque corps communautaire – d’une mutation perpétuelle de sa propre auto-constitution. L’horizon de constitution de la singularité n’est plus projeté statiquement, mais il est génétiquement en perpétuel changement selon des interactions empirico-transcendantales. Toute auto-limitation de puissance n’est que la possibilité de la concrétisation d’une force permettant de dépasser l’auto-limitation elle-même. Ce qui correspond à cette ouverture n’est plus alors la volonté de jouissance, mais l’éthique du plaisir. Le plaisir, à l’opposé de la jouissance, se révèle intensité qui n’a d’actualisation que selon sa durée. La jouissance est toujours à rattacher à une fin, le plaisir est finalité sans fin, ouverture, rupture de limites. L’éthique de l’agence_d’écritureS© offre la possibilité de cette durée du plaisir comme fond affectif de la singularité. Le passé transcendantal selon une telle éthique ne vient pas hanter et pousser à une violence sur soi-même, mais son inchoativité est recueillie grâce à la variation d’une praxis existentielle qui ne se résout jamais à se satisfaire d’elle-même. Dans une douce euphorie, la singularité non seulement se constitue en tant qu’hétérogénéité concrète, mais en plus loin d’être réduite à une douleur autiste la coupant de toute altérité, elle croise avec sérénité les lignes fluides d’autres singularités, sans jamais tomber dans l’illusion de la sédimentation d’une communauté. L’agence_d’écritureS© définirait ainsi les principes éthiques de l’inconsistance conquise de la singularité, à savoir d’une singularité sans cesse ouverte à ses propres potentialités, celles-ci toujours remises enjeu dans la possibilité des frayages de signes qui composent son espace d’ouverture.