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à propos de The kiss de Grégory Chatonsky (2015)

 Une forme blanche, courbe, aucune couleur, seulement le lissé de cette impression 3D de haute qualité. The kiss - 2015, de Grégory Chatonsky. La figuration semble s’échapper de la perception, la douceur laiteuse de la matière absorbant par sa teinte mate les aspérités, les dénivelés, les creux et les crêtes. Ce baiser semble bien mystérieux, s’échapper de toute parenté avec celui d’un Rodin, être une sorte de capture d’un mouvement d’où aucune figure ne pourrait être extraite.

 

Le procédé de création, tel que Chatonsky le décrit : "On applique la photogrammétrie sur la scène finale de Vertigo où les deux personnages s’embrassent dans une distorsion spatio-temporelle. Le modèle 3D reproduit cette distorsion et l’incorpore dans la matière même de l’image."

Courbe blanche, telle une vague abstraite en son jaillissement, il ne reste plus que le flux du baiser dans la sculpture, certes ce n’est pas la scène finale, mais c’est la scène où tout le filme bascule, où le vertige du passé et du futur se noue dans cet incroyable mouvement à 360° de la caméra. Cette intention de représenter le flux, a une descendance, une généalogie, qui je le crois est à questionner, pour saisir la force de cette oeuvre.

 

Dès le manifeste du futurisme, en parallèle de l’évolution technique liée à l’électricité, l’art semble changer son paradigme. Alors que les cubistes (Braques, Picasso) sont encore liés à la matière, à la choséité, certes qu’il fragmente dans une sorte de temporalisation du modèle, les futuristes (Russolo, Bala) puis les rayonnistes, tentent de saisir les intensités de ce nouveau monde qui s’esquisse. "7. Que le dynamisme universel doit être donné en peinture comme sensation dynamique. 9. Que le mouvement et la lumière détruisent la matérialité des corps. ». On mesure encore mal, effacé par l’émergence du cubisme, l’apport du futurisme, quant à la question de l’art et de la représentation. Pour Balla, ou Russolo, ou encore en Russie Larionov, il ne s’agit plus de figurer des corps, mais de décorporéiser les flux de la modernité, pour en saisir dans l’instant de l’oeuvre les intensités en jeu. Ce qui est vu n’est une succession de pauses, mais l’énergie, la vitesse qui est au coeur des juxtapositions. Il y a chez les futuristes, une forme de bergsonisme, où l’objet est la durée et non pas les étapes d’un temps cinématograhique. 

La Guerre Balla, Dynamisme automobile 1912 ou La Rivolta (1911) de Russolo, Lumières de la rue de Larionov (1911). Plus profondément sans doute qu’un Duchamp et son Nu descendant l’escalier (1912) qui juxtapose dans la torsade dynamique une succession de pauses, héritées de la chronophotographie d’un Muybridge (1896, chronophotographie du nu descendant l’escalier), les futuristes et les rayonnistes captent une transformation ontologico-esthétique du rapport au monde qui passe par la vitesse électrique (ici il faudrait lire et interroger ce qu’écrit Mc luhan en 1964 sur ce qui est au coeur du médium). 

 

Saisir le flux, saisir la dynamique de ce qui est énergie et mouvement, et non plus la matérialité, l’étant de la chose. Saisir son surgissement, son intensité en devenir sous la forme du rayon ou de l’onde et non pas du corpuscule. Il me semble que The kiss de Grégory Chatonsky poursuit cette intuition. Si en effet son travail s’intéresse depuis des années au flux (il en a d’ailleurs fait le sujet de sa thèse), c’est qu’il déplace cette question héritée des avant-gardes du début du XXème siècle, dans le champ des nouveaux flux qui ont émergé avec la fin du XXème siècle. Ici avec The kiss, il se ressaisit d’un art né avec le XXème siècle, qu’il tente de percevoir non plus dans sa représentation, mais dans son mouvement. Il donne une épaisseur au flux des images en leur imposant de devenir les supports d’une architecture dynamique impossible. 

 

Alors que le blanc ou le noir et blanc dans beaucoup d’oeuvre numériques et techologiques est à saisir comme métaphore ou bien nostalgie (j’y reviendrai dans un prochain article), ici, renonçant à la couleur et à la reconnaissabilité, le blanc comme flux de lumière, intensité pré-figurative. Cette impression 3D s’échappe des nombreuses oeuvres en 3D print que l’on peut voir. La plupart de celles-ci sont des matérialisations d’image statique faite avec des logiciels de 3D. Bien souvent cela verse soit dans un post opt-art  tridimensionnel jouant sur les perspectives géométriques, soit dans une forme de surréalisme post moderne assez kitsch. 

 

Il l’énonce : The kiss est à mettre en relation avec readonlymemories II (2012) où il travaillait à constituer une forme d’archéologie imaginaire du cinéma. Mais l’oeuvre de 2015 s’échappe de ce qui a été posé en 2012. En 2012, l’archéologie se porte sur la constitution d’objet à travers les scènes cinématographiques qu’il a choisi (Fenêtre sur cours, Le mépris, …). En 2015 : c’est la question du temps, donc de la dynamique de liaison entre les images de Vertigo qui est ainsi posé. Il y a selon moi, un écart entre la série des readmemories et the Kiss : celui du passage de l’espace au temps quant au représenté. 

 

La scène de Vertigo est une des scènes fascinantes du cinéma d"Hitchcock. On y voit James Stewart et Kim Novak s’embrasser, dans l’entrecroisment de 2 temporalités : celle du présent et celle du passé, puisque Kim Novak doit s’habiller et se peigner comme Madelaine, la femme dont fut amoureux James Stewart et qui est morte. 3 temporalités donc se tissent : celle du temps cinéma, celle du présent de l’hôtel et celle du passé d’un autre baiser. 

Ce baiser est un retour, est dans sa circularité filmique, une machine intensive à remonter le temps, à créer un temps cinématographique spécifique (ici Hitchcock invente pratiquement une nouvelle sorte de flash-back). Ce baiser est un flux temporel cinématographique. Grégory Chatonsky, en abstrayant par son processus la figurativité filmique, saisit la temporalité abstraite du mouvement, du baiser. Il incarne, en niant la figurativité, le flux filmique. Il cristallise du temps, comme en son temps Luigi Russolo cristallisa la lumière pour représenter l’intensité et la vitesse de la lumière dans L’interpénétration de la lumière d’une maison et du ciel (1912). 

 

Cette cristallisation du flux est à distinguer d’une oeuvre qui pourtant est en relation avec la démarche de Chatonsky  : L’archive d’une frappe / Solo pour caisse claire, charleston et tom alto de Paul destieu (2015). Cette très belle oeuvre de Paul Destieu saisit en un instant la succession des frappes du batteur et ceci à partir de son jeu. Ce qu’il saisit c’est le flux d’une action réelle, il en donne une forme de chronomatérialisation 3D. Là où Paul Destieu matérialise et réifie l’intensité, Grégory Chatonsky liquéfie et dématérialise les positions. Paul Destieu serait ainsi dans la lignée du cubisme en juxtaposant en un instant plusieurs fragments donnés successivement, alors que the kiss, en effet serait du côté du futurisme. Il ne distingue pas, il magmatise pour donner à voir le flux.  

 

La donation magmatique et non pas figurative n’est un approfondissement de la mise en lumière de l’altération par duplication tel que par exemple l’a accompli Cécile Babiole, reprenant le principe d’Alvin Lucier, maints fois expérimentés (vidéo, copie de fichier, instagramm etc) dans Copies non conformes. Cécile Babiole se situe par ce travail dans la mise en question de la duplication de l’immatérialité numérique. Elle fait ressortir un caractère de la technique, elle interroge son propre processus. Comme Alvin Lucier le fit avec l’enregistrement sonore. La dissolution visible, copie après copie, et sa possibilité magmatique finale qui ne srait plus que la matérialité du médium et non plus le régime sémiotique de ce qui est écrit, ne se saisit pas réellement du temps, mais de la succession des états. 

 

Dans The kiss de Grégory Chatonsky, la donation magmatique n’est pas liée à une duplication, et n’interroge pas l’altération pouvant être produite par le principe de reconstitution 3D. Mais le magmatique est la profondeur même de la représentation et de sa trace archéologique : le temps.

La beauté très abstraite de The kiss tient à cela : cristal du temps en son intensité.