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Le visage de la cybernétique Philippe Boisnard (Conférence pour le colloque à l’Université de St Etienne, octobre 2017)

Le visage de la cybernétique
Philippe Boisnard

(Conférence pour le colloque à l’Université de St Etienne, octobre 2017)

D’une question de l’être
Le visage de la cybernétique. Ce titre est à lire dans le double sens du génitif : à la fois le visage compris par la cybernétique, le visage composé ou décomposé au prisme de ce qu’est la cybernétique et à partir de cette observation, la question de la représentation que nous pouvons avoir de la cybernétique, son propre visage, permettant de saisir en quel sens elle opère par rapport au visage humain, et ce qu’elle détermine du point de vue de l’identité, de l’ipséité du sujet humain.
Le terme de cybernétique tel que je vais l’entendre s’il est à comprendre à partir de l’analyse heideggerienne et dans l’horizon de sa critique de Wiener, sera replacé dans le cadre historique des avancées liées aux Intelligences Artificielles (IA) et à ses dernières avancées.
Heidegger pense que la cybernétique est le dépassement de la métaphysique. Étrange énoncé d’emblée. Pour saisir cet énoncé, il nous faut comprendre d’une part ce qu’est le projet de la métaphysique occidentale et comment Heiddegger le saisit, et d’autre part son articulation avec l’essence de la technique. Le projet de la métaphysique est de saisir l’être du sujet humain à travers une ontologie générale, qui a été dominée aussi bien par l’onto-théologie que par une ontologie rationaliste. Ce projet comme il se dévoile par exemple avec Descartes dans les Méditations métaphysiques doit permettre de saisir une vérité du sujet, sa constitution, sa structure, et ceci sans reste.
Or Heidegger montre, dès les années 20, qu’il y a une forme d’impensé dans la métaphysique : au lieu de poser la question de l’être, ce que la métaphysique essaie de saisir c’est la question de l’étant du sujet, à savoir sa substantialisation.
C’est en ce sens que les sciences humaines se sont concentrées sur les déterminations matérielles et relationnelles du sujet, en les posant de plus en plus d’un point de vue logico-mathématique et qu’elles se sont substituées à la question de la philosophie à partir surtout du XIXème siècle avec la naissance des sciences anthropologiques (psychologie, psychanalyse, sociologie, biologie, puis psychologie-sociale, …)
Peu à peu c’est une représentation technicienne de l’homme qui est apparue. Ce qui a travaillé invisiblement cette entreprise de compréhension de l’homme est de l’ordre d’un impensé technique. C’est pourquoi Heidegger, dès Être et temps, va poser la question de la technique au coeur de la compréhension de l’être de l’homme, à travers un double niveau d’analyse : l’objectivation de l’homme, et l’analyse de sa manipulation.
De là il va poser la question de l’achèvement de la métaphysique comme à la fois sa résolution et son dépassement révélant : « L’achèvement de la métaphysique commence avec la métaphysique hégélienne du savoir absolu entendu comme esprit de la volonté ».  
L’esprit de la volonté se définit du point de vue de l’essence de la technique (L’arraisonnement) en tant que « ici la technique (est à prendre) en un sens si essentiel qu’il équivaut à celui de la métaphysique achevée ». De plus Heidegger montre que la notion de calcul des étants, propre à l’essence de la technique, la mise en stocke, la mise en dispositif (Gestell), se dévoile dans la science moderne de la cybernétique.
La connaissance de l’homme ainsi se dévoile dans les sciences cybernétiques qui reposent sur la compréhension matérielles, logico-mathématiques de l’homme selon des rapports de causalités permettant de penser l’homme selon des trajectoires guidées, comme s’il n’était plus qu’un étant parmi tant d’autres.
Cette représentation de la cybernétique est définie parfaitement par David Aurel dans La cybernétique et l’humain (1965). David Aurel pose que la notion de libre arbitre tend à disparaître pour peu à peu être modélisée selon des processus mécanistes. L’homme serait ainsi en totalité un être pensable comme une structure déterminable selon des processus, des fonctionnements que l’on pourrait objectiver et delà guider. « Le rapport de l’homme au monde, et avec eux, la totalité de l’existence sociale de l’homme sont enclos dans le domaine où la science cybernétique exerce sa maîtrise » (Heidegger, La provenance de l’art et la destination de la pensée, 1967).
La singularité de l’homme tendrait dès lors à être effacée en tant que possible inactualisable selon cette inclusion, n’étant plus qu’une illusion de notre imagination, au profit d’une compréhension objective, cybernétiquement déterminable. Mais si en effet ce dépassement de la métaphysique est attesté, qu’en est-il alors de la question de notre être notamment comprise à partir du visage, tel que Emmanuel Lévinas a pu la définir dans Ethique et Infini ? Selon Lévinas l’être de l’homme ne peut être réduit à une connaissance, à un jugement déterminant. Et c’est notre visage qui en dévoile cette signature. « On peut dire que le visage n’est pas « vu ». […] C’est en cela que la signification du visage le fait sortir de l’être en tant que corrélatif d’un savoir. Au contraire, la vision est recherche d’une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l’être. Mais la relation au visage est d’emblée éthique. » Le visage ce qui nous ouvre à autrui, est ce qui nous fait rencontrer l’infini de la distance de la liberté qui tout à la fois nous sépare et nous relie par la question éthique.
C’est pour cela que le visage s’échappe de la saisie du contexte, le visage selon Lévinas est ce qui nous renvoie à l’être d’autrui en-deçà de toute connaissance, son humanité qui résonne en nous seulement par l’éthique ? Alors, si nous sommes à l’époque de la cybernétique, en quel sens celle-ci, à travers ces nouvelles procédures liées aux Intelligences artificielles, au deep learning, au big data, à la biométrie, en vient-elle à se saisir du visage et à le transformer comme une simple donnée ? Que reste-il du visage en tant que signature de l’être, signe de la singularité ? Que reste-t-il de cet infini de la liberté que je rencontre par le visage d’autrui, à l’heure de la saisie du visage, en cette heure de la dévisagéité, commandée par les injonctions de sécurité et de surveillance ?

Le règne biométrique de la saisie du visage : voir
Notre époque est hantée par des mythologies, qu’il faudrait penser comme celles qu’a rédigées Roland Barthes entre 1954 et 1956. « Chaque objet du monde peut passer d’une existence fermée, muette, à un état oral, ouvert à l’appropriation de la société. ». Les mythes selon Roland Barthes ne sont pas des signifiants hors espace-temps, mais ils se déterminent comme des idéologèmes qui ont une consistance et une efficacité sociale, et qui permettent à une classe productrice d’idéologie de déterminer une ossature du réel. Les mythes, s’ils reposent sur des choses, cependant ils intègrent dialectiquement dans leur institution symbolique et leur diffusion socio-psychologique des vecteurs d’imaginaire.
Notre représentation du monde et notre compréhension actuelle ne repose plus sur les mêmes mythes que ceux des années 50, à savoir ce ne sont pas les mêmes énoncés qui structurent notre réalité, l’accélération des technologies a produit un certain nombre de mythes qui ici entre en jeu avec la question que nous posons quant à la saisie du visage. Le règne biométrique obéissant à la croyance en la sécurité et en la tolérance zéro selon le vecteur du contrôle de l’innovation technologique, fait partie de ces mythes qui sont véhiculés dans nos sociétés, et qui se réalisent selon une forme d’imaginaire. L’imaginaire de la biométrie, son idéologie consiste en l’injonction de sécurité, et de l’offre commerciale adaptée au sujet.
Pour saisir cette dimension de la biométrie, nous pouvons revenir à l’image qui est intégrée dans Minority Report (Spielberg) en 2002. Nous suivons Tom Cruise, qui se mettant en rupture de système traverse, voire divague dans une société dominée par le contrôle technologique sur l’individu. Spielberg fait en sorte de faire varier dans ce film de très nombreuses technologies. Lorsque Tom Cruise arrive dans un espace commercial, sa pupille est analysée en temps réel, et il est reconnu. Le programme alors lui envoie une forme de recommandation.
Nous constatons à partir de cette approche fictionnelle, que l’être humain s’il est bien évidemment constituée de son visage, ce visage, loin d’être énigme, altérité, sert de fiduciaire, d’ID (identifiant) pour les systèmes de reconnaissance visuel.
Dans Black Mirror, épisode 1 saison 3, Nosedive, la question de la reconnaissance faciale est poussée un peu plus loin que le simple ciblage commercial. En effet, les personnes, toutes munies de leur smartphone à reconnaissance faciale, non seulement perçoivent en temps réel qui elles rencontrent, mais de plus elles peuvent noter selon la relation qu’elles ont, cette personne selon une logique de recommandation. Tout un chacun ayant accès à la note globale. On passe de la question de l’être à la question de l’agrégation : je suis, j’existe parce que je suis noté et évalué en temps réel. C’est bien ce qui arrive au personnage principal Lacie Pound, et dont le titre est annonciateur : par une suite d’accidents, elle va peu à peu perdre sa note de recommandation, pour devenir une marginale, et être emprisonnée.
Alors que les recommandations étaient la base d’une netiquette sur internet, comme cela avait été promu au début des années 2000 par les Humains associés, le réseau n’est plus cloisonné à l’espace internet mais il déborde sur le réel et le visage de l’homme est l’interface de ce passage. Le visage est à la fois l’ID internet et la réalité empirique de mon existence, ce qui fait que l’on me reconnaît. Toutes les dérives sont alors possibles. Je ne suis pas dans ma présentation, mais selon la représentation qu’un réseau me donne suivant les informations accumulées et recoupées au sein de celui-ci. Je ne me constitue pas en tant que sujet libre, mais selon les règles et les principes apriori déterminés par un dispositif algorithmique.

Une mythologie s’est développée à partir des années 90, saisir le visage par un ID. Le visage n’est plus injonction infinie de la liberté, qui déborde toute identification, n’est plus la signature d’une singularité, mais le visage devient un élément matériel qui est déterminé selon un ensemble d’énoncés et de qualités, accumulées et dont il serait le référent. Nous ne sommes plus un être, renvoyant à une ipséité au sens de Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre, mais nous sommes seulement les caractères qui constituent l’idem, la mêmeté définissable et reconnaissable. Notre quiddité pour reprendre Russel, est une somme de prédicats. Et ces prédicats sont constitués en base de donnée accessibles pour les autres ou bien pour des institutions politiques ou économiques.
Ce qui est mythologique, ou encore anticipation, n’est pas purement imaginaire, mais est de l’ordre de la constitution historique de nos sociétés. L’idéologie qui prédomine dans tous ces récits est celle de la réduction de l’homme à un élément matériel que l’on peut composer selon un ensemble de fonctions qui permettent de le surveiller ou encore de l’anticiper quant à son existence et ses désirs. L’idéologie est celle du contrôle prédictif. Le panopticum, modèle de la prison où tout prisonnier est observable à tout moment, s’est généralisé et dématérialisé à l’ère de la cybernétique. De l’oeil centralisé, nous en sommes passés à l’oeil éparpillé. Le modèle est ici davantage orwellien quant à la surveillance, mais il ne repose plus sur un pouvoir central, mais le pouvoir est disséminé dans l’ensemble des institutions économiques et politiques de gouvernance.
Ainsi depuis la fin de 2017, à Pékin, dans les gares, les policiers ont des lunettes qui permettent la reconnaissance faciale. Cette technologie développée par LLVision, basée à Pékin, permet selon le Wall Street Journal de faire correspondre toute personne ciblée par le regard à une base de donnée de 10000 suspects en 100 millisecondes. Ce système portable ne fait que poursuivre ce que par exemple l’Allemagne a déployé durant l’été 2017 dans les aéroports. Les caméras sont reliées à un système de reconnaissance faciale automatisée.

Émotions, visage et IA : anticiper
L’idéologème qui est derrière cette recherche de reconnaissance de l’individu se définit en tant que l’homme n’est pas un individu déterminé comme singularité, mais qu’il est à chaque instant l’expression d’éléments qui traduisent des catégories objectives de saisie. Nous pouvons comprendre ici que la caractérologie anthropologique recherchée par la philosophie, que l’on perçoit parfaitement dès le stoïcisme par exemple, en passant par le Traité des passions de Descartes, ou bien encore par l’analyse caractérielle de Kant, trouve son aboutissement avec le règne biométrique. Le visage de l’homme est l’ensemble des indices qui renvoie à une compréhension objective de son être. De ce fait il est mécaniquement déterminé quant à son expressivité.
L’intuition de la physiognomonie du XVIIIème et du XIXème siècle trouve sa réalisation à l’ère des IA et du big data. Tel que l’énonçait Johann Kaspar Lavater « La physionomie humaine est pour moi, dans l’acception la plus large du mot, l’extérieur, la surface de l’homme en repos ou en mouvement, soit qu’on l’observe lui-même, soit qu’on n’ait devant les yeux que son image. La physiognomonie est la science, la connaissance du rapport qui lie l’extérieur à l’intérieur, la surface visible à ce qu’elle couvre d’invisible. Dans une acception étroite, on entend par physionomie l’air, les traits du visage, et par physiognomonie la connaissance des traits du visage et de leur signification. » (L’Art de connaître les hommes par la physionomie (1775-1778)).
Si on considère ce qu’a fait Microsoft : l’emotional récognition et les frameworks de reconnaissance faciales, nous nous trouvons, malgré la différence technologique et épistémologique, dans une même procédure. La physiognomonie reposait sur une observation, et une discrimination, reliant des analyses physiologiques et morphopsychologiques en relation avec des actions humaines.
La reconnaissance faciale, telle qu’elle a été appréhendée par les réseaux de neurone et l’ensemble des principes de réduction graphiques qui s’effectuent dans un deep neural networking repose sur une logique similaire mais dont les opérations de comparaison, de regroupement vont être faites peu à peu par l’IA.
L’emotional récognition permet d’abstraire des parties d’une image, de pouvoir les analyser et de les comparer à des sous ensembles de patterns qui ont été constitués selon des principes de big data et permettant d’indexer ces éléments. Par la collection de visages et leur indexation selon des traits de caractère, les nouveaux visages vont à partir de similitudes êtres eux-mêmes analysés et caractérisés. Si la comparaison était faite dans la physiognomonie par l’intelligence humaine et sa capacité de recoupements et d’accumulation, l’automatisation par l’IA et l’accumulation des images en base de donnée a amplifié absolument cette possibilité et dépasser selon deux critères le travail d’observation et de recoupement humain : 1/ la base de donnée constituée et traitée est beaucoup plus importante, 2/ le traitement se fait beaucoup plus rapidement.
Cette possibilité d’accumulation des visages étant liée elle-même à un idéologème spécifique, que j’ai analysé dans mon livre Frontières du visage (analogique et numérique), reposant sur la question de la reconnaissance de soi et la visibilité dans la société post-capitaliste de l’information, conduisant tout individu à participer activement à cette constitution des bases de donnée selon le désir d’être vu dans les réseaux.
Ce processus mène à une forme d’inversion : alors que l’outil est une médiation à partir de laquelle s’effectuaient nos jugements, nos intentions ou nos anticipations, nous devenons les observateurs progressivement d’une finalité de jugement et de prédiction que nous avons délégué aux IA. La pensée humaine qui revendiquait d’être l’étape cruciale et finale, devient médiante, face à une externalisation du jugement. C’est l’intelligence artificielle qui in fine juge des traits caractérologiques du visage. Qui envisage ce qui lui fait face, qui va produire une productivité à partir de son analyse.
L’apprentissage des IA étant lui-même progressivement délégué aux IA elles-mêmes, non seulement, les IA réussissent à déterminer et caractériser mais de plus elles peuvent depuis leurs dernières améliorations parvenir à une possibilité de reconnaissance des visages par processus d’imagination.
Le projet Google Brain (février 2017) permet d’imaginer quel est le visage qui a été matricé. La donnée qui est donnée à imaginer à l’IA, au sens strict, est une image très pixelisée (matrice de 9 carrés colorés). Deux réseaux de neurone sont utilisés. Le premier permet de comparer l’image avec des images similaires et ceci par analyse de détails (patterns), et donc de trouver la ressemblance. Le second permet de préciser les détails. Ce qui n’était que de l’ordre de la fiction devient réel. Il y a un processus imaginatif de la machine, que nous observons.
Nous avons donné aux IA ce qui semblait phénoménologiquement nous déterminer. En effet, le fait de reconnaître l’expressivité du visage de l’autre repose selon Husserl (Méditations cartésiennes) 1/ sur un principe de remplissement (Einfühlung) pour le cogito, et 2/ sur un processus de variation eidétique (des images), permettant alors de saisir ce qui se passe pour autrui. Je comprends et anticipe le vécu de sens d’autrui selon le rapport qu’il y a entre ma mémoire d’expériences similaires et d’autre part ce que je perçois. C’est en quelque sorte cela que nous faisons opérer aux IA. Le visage étant le lieu de l’émotion, de l’expression du vécu de sens, est devenu l’enjeu de la saisie et de la réduction à des caractéristique assimilables et anticipables.
Si dans sa pièce Let’s Enhance de 2009, Duncan Robson montrait à partir d’extrait de film, en quel sens la résolution par zoom d’enquêtes policières dans les films hollywoodiens étaient un fake, huit ans plus tard, il est évident que cela n’est plus du tout aussi ridicule.
Nous entrainons les IA à faire des efforts de mémoire à partir de la mémorisation qui s’effectue en base de données. Les opérations qui ont lieu sont celles de comparaisons, de croisements, d’affinage. Comparaison de matrices de pixel, on peut reconstituer le visage des individus.
De même au niveau de la reconstitution des visages, une équipe indienne et britannique a mis au point un algorithme de reconnaissance du visage même voilé : Disguised Face Identification (2017). La perception de l’IA va ainsi plus loin que celle de l’homme. On l’a doté d’une imagination qui lui permet d’imaginer des possibilités pertinentes par rapport au réel. C’est parce que nous donnons aux IA ces possibilités que la question du visage se réduit de plus en plus à sa seule matérialité observable.
Ici nous faisons face à une heuristique de l’imagination de l’IA, comme peut l’analyser avec pertinence Grégory Chatonsky, et comme lui-même l’a expérimenté par exemple dans Predictions (2015). En utilisant l’IA d’emotional recognition, il compose une forme de sous-titres prédictifs au film Vertigo. Nous faisons face d’un côté au film d’Hitchcock, et de l’autre à ce que l’IA imagine des affects de Kim Novak et de James Stewart.
Toutefois, cette volonté de saisie du visage semble inquiéter un certain nombre d’artistes. Marnix de Nijs : Physiognomonic Scrutinizer (2008-2009) propose aux personnes de passer un portique d’aéroport, où il y a une analyse biométrique de visages et nous sommes reconnus par rapport à une base de donnée qu’il a faite. Nous voyons notre identité dans le réseau apparaître. Si le processus de ressemblance est ce qui amuse d’emblée, au sens où nous sommes reliés au visage d’une autre personne, cependant ce qui est au fond de cette oeuvre est l’inquiétude tout aussi bien de la réduction de notre être selon un principe de surveillance, et d’autre part la possibilité d’erreur. Il dévoile par conséquence en quel sens chaque passage chaque trajet n’est plus de l’ordre de l’anonymat. Le nomadisme, l’errance n’est plus possible, mais selon un ordre de surveillance technique, et une interconnexion des différents dispositifs, tout humain pourrait être à tout moment observé. Loi de la tolérance zéro : il n’y aurait plus d’espace de disparition. L’espace réel étant dupliqué virtuellement selon une cartographie observée et observable sans reste. Rafael Lozano-Hemmer avec Level of confidence (2015) de même montre en quel sens la disparition semble impossible. Prenant l’enlèvement de 43 étudiants de l’école normale de Ayotzinapa à Iguala, il analyse chaque visiteur de l’exposition pour voir s’ils ne sont pas l’un des disparus. Chaque visage va être analysé et comparé aux disparus. Il ne s’agit pas de retrouver, mais bien de poser que l’on fait face à une technologie qui pourrait retrouver.
Le film Open windows de Nacho Vigalondo (2014) fait partie des fictions dévoilant cette possibilité. Cette fiction qui se déroule entièrement sur écran d’ordinateur et selon des captations de caméra, dévoile de quelle manière, si toutes les caméras existantes (extérieures et personnelles liées à nos portables) étaient accessibles, il n’y aurait plus de possibilité de disparaître, d’être caché.
Avec The circle de James Ponsoldt (2017), ce qui est apparu avec Black Mirror s’accentue, une ère aléthéiologique hyperbolique y est décrit : chaque individu pouvant être suivi à chaque instant, chacune de ses actions étant enregistrée. Il n’y a plus de différence entre le réseau et le monde matériel. Il n’y a plus qu’une seule réalité synthétique, où ce sont les critères du numérique qui dialectiquement subordonnent l’existence.
Cette logique en arrive à un moment donné à une logique de l’identification et de réduction de l’humanité de notre visage à des catégories étant les caractéristiques d’un ID.
Tel que l’énonce Gérard Dubey : « La biométrie aujourd’hui se définit en effet comme la possibilité d’identifier sur la base de critères purement techniques un individu dans une masse et dans des flux. Elle consiste à calibrer numériquement certaines parties du corps (empreintes digitales, contour de la main, réseau veineux, fragment d’épiderme, iris) et à mettre en concordance automatique ces données par le biais de systèmes d’infor­mation et de communication. Elle est indissociable du processus d’infor­matisation de la société et de l’impératif de traçabilité (des signes, des choses et aujourd’hui des êtres vivants) qu’impose le recouvrement du monde réel par son image numérique contrôlée et contrôlable. » (L’identification biométrique : vers un nouveau contrôle social ?, 2008)

Résistance : effacement
Dans cette partie, il ne s’agit pas de prendre parti, et de rejeter frontalement le déploiement de plus en plus important de la reconnaissance faciale et des logiques de biométrie. J’ai essayé tout au long de ce qui précède de comprendre à partir d’une nouvelle mythologie en quel sens en effet l’intuition de Heidegger était pertinente, à savoir que l’achèvement de la métaphysique (connaissance de l’homme) se faisait à l’ère de la technique et de la cybernétique. En mettant en évidence dans ce qui suit des résistances, il ne s’agit pas de penser qu’elles sont nouvelles. Bien au contraire, elles sont antérieures à cette émergence des IA voire même de l’avènement de l’ère numérique. C’est en ce sens que la réduction de l’homme, de son ipséité, à des fonctions étaient mis en critique par Ricoeur, mais renvoie aussi à une partie des inquiétudes de la fiction futurologique du XIXème siècle. Ou encore comme Ionesco pouvait l’énoncer : « maintenant ce qui est ennuyeux dans la société c’est que (…) la personne est tentée de s’identifier totalement avec la fonction ; ce n’est pas la fonction qui prend un visage, c’est un homme qui perd son visage qui se déshumanise ».
Face aux mythologies du contrôle, il y a des logiques d’anti-système qui se développent. Ces résistances elles-mêmes reposent sur des idéologies précises et des conceptions philosophiques et ontologiques de l’homme qui pourraient être critiquées. En effet, la logique de résistance pose souvent le sujet comme singularité-noyau, doté d’une liberté détachée de toute saisie rationnelle.
En 1977 dans Substance mort de Philippe K. Dick, Fred, le policier qui va devoir enquêter sur lui-même, porte pour tromper les caméras « un complet brouillé ». Ce complet brouillé, comme cela est parfaitement redonné dans le film Scanner darkly, réalisé par Richard Linklater (2006) permet d’alterner à une vitesse très rapide des visages différents, des manière de s’habiller différemment, etc… Face aux technologies de recherche sur le visage qui se développe au cours des années 1970, notamment liée à Nancy Burson, Philip K.Dick, imagine déjà des formes de contre-technologies pour préserver l’intégrité de l’identité face aux techniques de surveillance.
Face à la substitution du visage par sa reformulation numérique, semble se constituer une forme de stratégie de préservation. Cette stratégie est d’abord en oeuvre dans une dialectique du recouvrement retrait que l’on peut apercevoir à travers plusieurs usages technologiques.
Adam Harvey a développé plusieurs angles d’approche pour contrer les surveillances liées à la biométrie. Avec Stealth Wear « Anti-drone » Fashion (2013), il met en place un ensemble de vêtement, capuche, cagoule, inspiré des vêtements de l’islam, qui bloque l’analyse thermique du corps. Il crée une frontière entre l’observation thermique du drone et d’autre part le visage. Il poursuit ainsi la logique de résistance qu’il avait initié avec CV Dazzle (2010) qui permet par un maquillage réfléchi par rapport aux algorithmes de reconnaissance faciale, de brouiller celle-ci et ainsi de préserver le visage de sa captation.
C’est une même voie qu’a poursuivi Grégory Bakunov en Russie face au développement de plus en plus important des caméras de surveillance à Moscou.
Ces stratégies fonctionnent selon un brouillage de ce que serait le caractère de la mêmeté. Elles opèrent une césure à partir de la dimension matérielle entre une ipséité, qui serait « le visage » et d’autre part les caractères de reconnaissance, que nous avons identifier avec Ricoeur comme ceux de l’idem. Bien évidemment, le développement algorithmique se fera pour contrer ces stratégies de résistance. Toutefois, apparaît que la notion de visage renvoie bien à la question de la singularité et de sa préservation. Que cela soit avec le complet brouillé de K.Dick, que cela soit avec les stratégies de maquillage, ce n’est pas le visage d’abord et avant tout que l’on tente de préserver mais bien la singularité d’être du sujet : sa liberté. Ces exemples montrent la dialectique qui se construit autour du visage. Ce n’est pas pour rien que le symbole des anonymous, collectif protéiforme sans réel noyau a pris le masque blanc de V pour vendetta. V pour Vendetta est une bande dessinée qui a été publiée de 1982 à 1990, dont Alan Moore a écrit le scénario et David Lloyd a fait les illustrations. Cette oeuvre raconte comment, après l’instauration d’un pouvoir totalitaire en Angleterre au cours des années 1980 suite à une guerre mondiale, un anarchiste, qui se fait appeler V, va agir contre ce pouvoir se cachant sous le masque de Guy Fawkes qui fut le membre le plus actif de la conspiration des poudres au XVIème siècle en Angleterre. Contre la logique de contrôle, les Anonymous ont repris la représentation de ce visage donné au cinéma en 2006 par James Mc Teigue.
Utiliser un masque n’est pas construire un nouveau visage mais c’est préserver son propre visage. L’anonymous n’est pas un effacement mais une conservation, une préservation.
Cette logique de préservation face à la constitution des données, en mettant en retrait son visage est expérimenté selon une autre logique par Emmanuel Guez. En effet, le visage comme identifiant permettant d’agréger un ensemble de prédicats est au coeur de la constitution en réseau de l’identité matérielle et existentielle du sujet. En 2016, grâce à l’application Findface, un ensemble d’internautes russes sur Dvach a conçu une nouvelle chasse aux sorcières. En prenant des captures d’écran des actrices de films pornographiques russes, ils ont mis les visages dans l’application Findface, et ont retrouvé dans Vkontact, puis dans d’autres sites qui étaient ces femmes présentes dans ces films. Egor Tsvetkov, face à cette dérive a créé une oeuvre mettant en avant la porosité entre la présence immédiate du sujet dans sa vie et d’autre part en quel sens son visage était un ID immédiatement utilisable pour retrouver son identité accumulée dans les réseaux sociaux. Pendant six semaines, il a pris des photographies d’inconnu dans la rue, le métro ou d’autres lieux publics et en utilisant Findface il a retrouvé leur identité numérique et a mis en confrontation des photographies qu’is ont publié sur internet. Le projet d’Emmanuel Guez se bâtit dans une logique inverse. Fort du constat que la publication du visage sur internet est la publication d’un ID déterminé, il s’est fait disparaître. Il a fait effacer toutes les photographies, il interdit toute photographie de son visage lors de colloques ou de manifestations. Dans cette logique il a même ouvert un compte facebook, où nul portrait, nulle information n’est donnée. La logique de résistance est une logique de césure ontologique entre l’être et le paraître.

Une éthique du visage à l’ère des réseaux sociaux : la rencontre
Rejeter catégoriquement la dimension numérique de notre constitution peut sembler un voeux pieu. Les oeuvres mentionnées précédemment, ont d’abord la vocation de nous faire réfléchir à la logique hyperbolique du contrôle.
Il ne s’agit pas ici de rejeter, sachant que le développement exponentiel des technologies de surveillance du monde dans lequel nous vivons, de toute façon va envelopper chaque réalité humaine progressivement. Dès lors, il s’agit davantage de réfléchir à une éthique, et spécifiquement à une éthique du visage au coeur des réseaux. Pour comprendre cette possibilité, nous allons tenter de saisir quelques enjeux proposés par trois oeuvres digitales.
En 1995, Maurice Benayoun développait l’oeuvre le Tunnel de l’Atlantique. Le dispositif se constituait en deux installations interactives situées pour l’une à Paris et l’autre à Montréal. Les participants faisaient face à un tunnel : ils devaient creuser virtuellement des galeries. La matière était constituée d’images et de références artistiques. La finalité était de l’ordre de la rencontre virtuelle des deux participants distant dans l’espace. Cet enjeu reposant sur le contraste des données historiques rencontrées par rapport à la présence, d’un coup virtuelle d’autrui en temps réel. Métaphore de notre activité sur internet : le visage surgissant d’autrui transcende les éléments de l’univers du tunnel. Percevant l’autre dans ce tunnel, je me révèle aussi à moi-même en tant qu’existant. Sa présence surgissante fait apparaître ma propre présence de sujet. Le visage de l’autre n’est pas réduit à une donnée, mais il se détache des données accumulées comme matière du tunnel : il surgit comme un être libre, hétérogène aux données rencontrées. La différence ontologique est marquée par la surprise.
Kyle Mac Donald avec Sharing faces (2013) nous offre une expérience de même nature mais qui pose de manière plus visible la question éthique. Ce projet initialement a été conçu entre le Japon et la Corée. Le dispositif est constitué de deux écrans, l’un en Corée, l’autre au Japon. Partant du constat de la tension entre coréen et japonais, Kyle Mac Donald, amène les participants à se voir dans les écrans comme dans un miroir. Mais leur reflet est constitué des photos prises dans l’autre territoire. Par une analyse posturologique, chaque position qu’un participant prend actualise une photo d’une même posture captée dans l’autre pays. Nous ne pouvons nous voir qu’à travers autrui. Nous ne nous saisissons ainsi qu’à travers l’alter-ego, cet autre-moi qui n’est pas moi. Autrui n’est pas réduit à un ID, mais il est la médiation nécessaire à moi-même en tant qu’être.
J’aimerai finir par une réflexion éthique à partir de l’oeuvre phAUTOmaton que je développe depuis 2012. Cette oeuvre est interactive et participative, elle repose originellement sur la métaphore commune : cela se lit sur le visage. Chaque participant est invité à écrire un texte, qui va constituer son visage en lettres. La photographie réalisée est envoyée immédiatement sur un site internet, où elle rejoint les dizaines de milliers de phAUTOmatons qui ont été déjà pris (plus de 20000). Cette oeuvre pose à la fois une critique de l’espace social et des réseaux sociaux internet. En effet, partant du constat de la répartition des populations dans l’espace réel, l’oeuvre phAUTOmaton reposant sur plusieurs cabines disposées à des endroits hétérogènes socialement dans un même territoire, permet de rassembler sur internet des visages qui ne se rencontrent pas dans l’espace réel. Ce qui fait visage et appartenance à cette communauté des visages n’est plus de l’ordre de l’inscription économique ou culturel, mais de l’ordre ontologique de l’inconditionnalité humaine au sens de Agamben : le visage et le langage. De plus, sur internet : les visages sont anonymes, ils ne sont pas classés selon un ordre temporel ou spatial, mais mélangés. Ceci obligeant toute personne qui veut retrouver son phAUTOmaton a regardé chaque portrait pour se retrouver. Lévinas écrit que le « visage et le discours sont liés. Le visage parle. Il parle en ceci que c’est lui qui rend possible et commence tout discours." (Ethique et infini).
phAUTOmaton au lieu de réduire le visage à une donnée, ouvre la question de l’inter-subjectivité, où moi et l’autre nous nous constituons en tant qu’autre de visage et de langage. « Approcher Autrui, c’est encore poursuivre ce qui déjà est présent, chercher encore ce que l’on a trouvé, ne pas pouvoir être quitte envers le prochain. Comme caresser. La caresse est l’unité de l’approche et de la proximité." (En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (1967), Emmanuel Levinas)

Le visage est devenu un enjeu majeur dans la mythologie du contrôle : présence physique analysable, il est la promesse par sa saisie, de la réduction de l’homme à un ensemble de données qui par comparaison, pourra permettre une prédiction. Le développement des IA portant sur l’analyse faciale, émotionnelle, comportementale répond de cette tentation. L’intuition de Heidegger, comme quoi la métaphysique achevée trouvait son assomption dans la cybernétique est juste. Ce qui prend la place peu à peu de la compréhension philosophique et anthropologique de l’homme, tient de l’analyse algorithmique et place le visage au coeur de ses enjeux. Paradoxe : c’est parce que le visage est reconnu comme lieu de la singularité ultime, seuil de la pensée secrète et intérieure, qu’il est l’enjeu de sa saisie et de sa réduction. Loin de nier cette évolution, et cette logique réductionniste, penser le visage en cette ère, n’est certainement pas s’opposer selon une dualité binaire à l’expansion technologique. Il s’agit bien plutôt de réfléchir, et dès lors d’imaginer les oeuvres, qui permettent de réfléchir à l’incongruence ontologique fondamentale entre le réductionnisme du visage et le visage. De réfléchir, en quel sens par le visage, une forme de restance hante toute réduction et ouvre des possibles inter-subjectifs non assimilables aux seules logiques de la surveillance, de la prédiction commerciale, émotionnelle, etc…