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Réalisme, surréalisme et pararéalisme (pour une ontologie esthétique de l’IA)

Réalisme, surréalisme et pararéalisme (pour une ontologie esthétique de l’IA)

Ce petit article aurait pu être un manifeste. Rencontrant une histoire des traités et des manifestes artistiques, il aurait pu se présenter comme une proclamation. Il n’en sera rien, je ne souhaite que pointer brièvement, certains déplacements théoriques afin de mettre en lumière certains enjeux liés à la création graphique avec une IA de type CLIP (Constrative Language-Image Pretraining). Ainsi, il s’agira davantage d’éclaircir une position et des catégories d’analyse que de manifester une nouvelle forme esthétique, même si bien évidemment, il y a là un horizon de nouvelles pratiques esthétiques dans lequel se situe mes créations.

Le réalisme d’une certaine manière a été pour la première fois formulé par Platon. Il est lié à une mimétique esthétique de la représentation face au monde perçu. C’est en ce sens que son analyse s’intéresse au trompe l’oeil de Zeuxis, à ces fameux raisins pouvant même berner un oiseau au point qu’il se casse le bec contre le mur de la représentation. Cette première approche insiste — certes d’un point de vue critique — sur le fait que la représentation graphique est une imitation de ce qui est perçu, un eidos, pouvant même concurrencer par sa réalisation avec l’objet réel. Le réalisme en peinture, en Occident s’établit et trouve quant à ses règles de représentation, ses formulations canoniques, avec la Renaissance tout d’abord avec le De pictura d’Alberti, établissant les règles de la perspective à partir de la composition du point de fuite et de l’axe de perception de l’observateur (primat de la subjectivité et ontologie du réel), ensuite avec la formulation non achevée de Léonard de Vinci dans son Traité de La peinture. « Il faut qu’à force de talent il se donne à lui-même l’ombre, la lumière, la perspective, qu’il se convertisse en la nature même. L’oeuvre représente directement les œuvres de la nature, elle n’a besoin ni d’interprètes, ni de commentateurs. » énonce Léonard de Vinci.
Le réalisme de la représentation repose sur l’imitation, et donc sur une ontologie où un réel préexisterait. Le degré de réalisme est lié à la comparaison avec la nature et ses règles. «Le relief donne à l’image l’intensité du réel, par lui seul l’art égale la nature. La peinture est une sorte de magie : Le tableau doit apparaître comme une chose naturelle vue dans un grand miroir. »
 Le réalisme tire ses règles de la perception du monde et de la Nature, au sens géométrique. C’est pour cela que le terme d’imitation est si important chez Vinci, même s’il convoque l’imagination. L’imagination est dominée par une ontologie première du monde qui est celle du réel et de ses règles.
Avec l’avènement des technologies de captation, notamment la photographie puis le cinéma, le réalisme s’est peu à peu déplacé dans une correspondance avec la technique. L’exposition Enfin le cinéma,  au Musée d’Orsay montre parfaitement  comment la peinture elle-même a été transformée dans sa manière d’appréhender et d’imiter le réel par la captation technologique – avant même le XXème siècle, par l’introduction du flou ou du plan comme l’indique parfaitement Dominique Païni dans le catalogue.

André Breton avec le Manifeste du surréalisme, vient d’emblée s’opposer et dépasser l’ontologie première du matéralisme et du réalisme. « Cette imagination qui n’admettait pas de bornes, on ne lui permet plus de s’exercer que selon les lois d’une utilité arbitraire; elle est incapable d’assumer longtemps ce rôle inférieur et, aux environs de la vingtième année, préfère, en général, abandonner l’homme à son destin sans lumière.  La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c’est assez pour lever un peu le terrible interdit.
Le procès de l’attitude réaliste demande à être instruit, après le procès de l’attitude matérialiste. Celle-ci, plus poétique, d’ailleurs, que la précédente, implique de la part de l’homme un orgueil, certes, monstrueux, mais non une nouvelle et plus complète déchéance. Il convient d’y voir, avant tout, une heureuse réaction contre quelques tendances dérisoires du spiritualisme. Enfin, elle n’est pas incompatible avec une certaine élévation de pensée."
C’est en ce sens que Breton va défendre le merveilleux dans la littérature et ceci après une analyse du rêve. Le surréalisme se construit par la rupture de la réduction du monde à la logique rationnelle et fonctionelle. Il va donner un primat à l’imagination comme principe de regard et de constitution de monde. Alors que chez Vinci, le réalisme tirait ses règles de la nature, le surréalisme doit tirer ses règles de l’imagination pour se saisir de ce qui se donne dans la nature. Le surréalisme ne peut s’émanciper de la position première du réalisme. Mais il pose une rupture entre le réel rationnel (au sens de Hegel) et le travail autonome de l’imagination créant ses propres règles.

Grégory Chatonsky dans Art press 492, interviewé par Dominique Moulon, parle à propos des créations produites par IA « de réalisme sans réel ». Son expression pertinente, toutefois est questionnable.
Le réel, pour le peintre ou le photographe, est ce qui se donne ontologiquement face à lui à travers une manière de percevoir. Quelque soit la figuration, tel que l’énonce Philippe Descola : « figurer, c’est ainsi donner à voir l’ossature ontologique du réel, à laquelle chacun de nous se sera accommodé en fonction des habitudes que notre regard a prises de suivre plutôt tel ou tel pli du monde » (Les formes du visible). Les surréalistes ne s’échappent pas de ce constat. Voulant dépasser le réel matérialiste et scientiste par la liberté d’un autre réel : celui produit par la liberté de l’imagination, il se constitue en relation avec un réel extérieur ontologiquement premier. Dans les deux cas, il y a une ontologie du sujet humain qui est posée, et d’autre part une forme de liaison avec une ontologie générale du réel.
On ne peut penser, lorsque l’on considère une IA, qu’elle produirait un réalisme sans réel. À mon sens, on associe deux points de vue dans cette expression : celui de l’IA et celui de l’observateur humain. Il est nécessaire de tenter de réfléchir d’une manière autonome la production de l’IA, en soustrayant la question de la perception humaine.
Pour une IA, le réel, n’est plus à entendre comme ce qui fait face au sujet humain répondant d’une ontologie générale, mais comme ce qui constitue ses données : le réel ce sont les données à partir desquelles elle s’entraine, qu’elle va analyser, dont elle va constituer sa mémoire. Penser les réalisations de l’IA sous l’analogie de la photographie est un leurre (ce serait de même oublié qu’une partie de la peinture a pu créer de l’hyperréalisme sans être photographie). Sa perception n’obéit pas à la perception humaine, mais va s’établir dans des calculs statistiques complexes. Ce réel, ne correspond pas à nos règles de perception mais il obéit aux règles algorithmiques qui lui sont propres : les images ne sont pas son réel seulement, mais c’est l’ensemble des données qui en sont issues. Il y a bien un réel dans l’IA, mais sa définition est hétérogène avec le nôtre. Ses données peuvent être aussi bien des photograhies que des graphiques, que n’importe quoi de représentable. Pour une IA, la nature de la représentation n’est pas déterminante, ni non plus ce qu’elle produira.
Et c’est à partir de ce réel que l’IA crée, et non pas à partir de rien. Un réalisme sans réel, cette expression vaut pour l’observateur humain. Cependant ce que produit l’IA, si pour une part cela ressemble à notre réalité, ce n’est aucunement un réalisme, ni un surréalisme. Ce n’est pas un réalisme, au sens où l’IA n’a pas pour modèle une antériorité ontologique de réel, de monde, qu’elle tenterait d’imiter. Elle ne tente pas non plus de s’affranchir d’un réel, en définissant un surréel. Elle explore par sa complexion une puissance graphique (un bruit, quelque soit l’image initiale : un noise de perlin, un VQGAN, une image concrète) et travaille à créer selon des possibilités statistiquement déterminées par son apprentissage.
L’IA à chaque fois qu’elle produit une image, crée un réalisme qui est liée à sa propre à sa complexion. C’est ce que j’appelle un pararéalisme. Un réalisme d’â-côté, comme si l’IA composait une dimension parallèle. L’IA figure sans relation avec un objet à figurer. En ce sens les quatre catégories de Philippe Descola seraient à réfléchir (analogisme, naturalisme, totémisme, animisme).
Le pararéalisme est la constitution d’un réalisme sans relation avec la fondation ontologique qui définit le réalisme chez l’homme. Penser que les créations d’une IA seraient surréaliste, reviendrait à poser l’intentionnalité humaine comme motrice, et neutraliser la question de l’IA, en rabattant et réduisant cette dernière au simple instrument. Or, dans les représentations que l’on peut produire avec une IA, tel le CLIP, quelque chose échappe inexorablement de la volonté du sujet humain : il ne peut être que dans l’expectative de ce qui arrive, dans des esquisses de compréhension, des tentatives d’interaction parcellaire (j’y reviendrai ultérieurement à partir de Vilem Flusser). Cela provient du fait que le réel duquel part l’IA, le sujet humain ne le connaît pas et ne peut même en avoir une idée claire et distincte : puisque ce réel n’est pas tant l’image que le résultat de l’analyse des images pour l’IA, le réseau des interconnections statistiques des images et des textes.
Abstraire l’IA dans cette analyse, ce n’est pour autant aucunement l’autonomiser et la réifier comme sujet. Mais c’est tenter de penser le statut de l’image et son esthétique indépendamment de sa réception, selon son processus propre.