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[article] Chronique d’Annick Rivoire sur : “passage à tabac “

Slogans Fumeux
Annick Rivoire, Libération, le 7 Novembre 2oo3

Manif de poche ou parade libertaro-parano, l’étiquette couvrante pour paquets e cigarette fait fureur en ces temps sanitairement corrects du « fumer tue ». Les mauvais esprits des internautes a eu tôt fait de répliquer aux consignes gouvernementales à coup de stickers à découper et à coller, comme autant de docs d’amateur circulant à grande vitesse grand V sur le réseau. « Une femme enceinte peut nuire gravement à votre entourage », « Fumer donne envie de faire caca », « Désolé, j’en ai plus qu’une… » Requête. Les slogans sont tous du même tonneau, façon détournement potache coutumier sur le net. Le Fenek, internaute de 23 ans, en propose toute une série sur son site créé pour l’occasion : « il y a une part de rébellion contre l’hypocrisie du gouvernement, une touche de créativité et une démarche relationnelle avec des gens qui me touchent. Et oui, je fréquente des fumeurs, rebelles, buralistes dégoûtés d’être des marchands de mort, fumeurs intoxiqués jusqu’à la moelle qui vont bientôt dépenser 10 euros par jour… j’essaie de déculpabiliser tout ce petit monde. » Les forums bruissent des requêtes de fumeurs marris ou de buralistes qui comme Martine, cherchent des stickers pour ses clients « raffolant de ce genre d’étiquettes qui font un pied de nez aux mentions sauvages que nous subissons ». Certains ont rajouté une touche esthétisante et proposent des variantes poético-politiques. Le net artiste français Valéry Grancher a dégainé le premier avec une simple page en PDF aux slogans poétiques : « sèche chagrin », « tuer le temps », « en attendant mieux »… Philippe Boisnard, qui s’était distingué pendant la guerre contre l’Irak avec ses WAR’Z ACTUALITE, collage journalistico-poétique, lance « Passage à tabac », avec vidéo et textes formatés autour du « cancer de la cigarette ». Le collectif Made in Utopia s’éloigne du sujet puisqu’il vend neuf modèles d’étui en carton pour paquets de cigarette, offrant le kit à composer soi-même depuis un fichier on line. Leur projet, « fumer NEPAS colitiquement porrect » est exposé à la librairie Artazart, à Paris, soit une trentaine de modèles en couleur, qui ne remplacent pas le sticker mais le recouvrent comme un clone du paquet originel. Moulinette. La plus interactive des propositions revient au « mouton e-noir », la tribune libre d’étudiants grenoblois, qui proposent « en ces temps d’augmentation des prix de la clope » un « Générateur de mise en garde pour fumeurs invétérés : « l’internaute n’a qu’à entrer sa baseline d’un maximum de 12 lettres par ligne », à envoyer, le tout dans la moulinette qui affichera le slogan dans le cadre du liseré noir flippant qu’on connaît. Les propositions s’enquillent, pas toutes très fines : « l’Etat m’a tuer », « Une clope, un flipper, une mousse. C’est trop ». On vote pour le très sobre « Baise Bois Fume ». © Libération.

[article] De l’infantilisation des individus, Libération 23 septembre 2003.

Avec le projet Sarkozy sur les stupéfiants, l’État réactualise l’interdit qui, depuis les lois répressives de 1970, était quasiment tombé.
De l’infantilisation des individus
Par Philippe BOISNARD mardi 23 septembre 2003 — Libération.

Sous la gauche, il y a eu une plus grande tolérance vis-à-vis de l’usage des drogues douces, laquelle a entraîné une forte banalisation de la consommation dans tous les milieux. Ça y est, le volet juridique sur les stupéfiants est annoncé à la suite de la remise du rapport de la Mildt (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie). Enfin, une réforme des lois de 1970, réforme qui amènerait que, au lieu de l’année de prison et des 3 750 euros d’amende pouvant être prescrits, le prévenu n’aurait plus que, dans l’hypothèse de Sarkozy, 1 500 euros d’amende ou, dans celle souhaitée par la Mildt ou le ministère de la Santé, qu’une amende de 135 euros. La première solution imposant un passage au tribunal de police et une mention dans le casier judiciaire (amende de catégorie 5), la seconde, n’étant qu’une amende de catégorie 3 ou 4, sans inscription au casier. Ça y est, enfin on sortirait du volet très répressif des lois de 1970, pour des peines davantage propres à l’usager, ne le mettant point en marge de la société. Et pourtant, comme de nombreux analystes peuvent le suggérer, loin d’être une avancée vers une plus grande tolérance, une telle réforme renforcera l’interdiction. Pour quelle raison ? Parce que, tout simplement, ces lois de 1970, à de rares exceptions près, n’étaient plus appliquées, n’étaient plus adaptées pour le cannabis, ayant vu au tournant des années 80-90 une forte proportion d’adolescents et d’adultes de moins de 35 ans être des consommateurs. Parce que, tout simplement, sous la gauche &endash; ici il faut bien l’avouer; il y a eu une plus grande tolérance vis-à-vis de l’usage des drogues douces, laquelle a entraîné une forte banalisation de la consommation dans tous les milieux de la société française, des cités aux appartements cossus et bourgeois des centres-ville, sans pour autant créer une catastrophe sociale, ni amener la grande partie des consommateurs à se marginaliser. D’un coup, par cette loi, et sa possibilité d’être mise en pratique immédiatement sur le terrain, avec un simple PV, une simple amende, revient la possibilité de sanctionner cet usage, revient la possibilité d’actualiser l’interdit, qui n’était plus, du fait de la loi de 1970, qu’une sorte de puissance abstraite, sans véritable actualité pour la plus grande partie des consommateurs. En effet, cette réforme, voulue par Sarkozy pour qui il n’y a pas de drogues douces car toutes sont dures, n’est pas un pas vers la tolérance, mais un pas de plus vers la surveillance et la mainmise du pouvoir biopolitique sur le corps. Un pas de plus pour déposséder l’individu de son existence, en faveur de la morale du corps qui est mise en avant par l’idéologie politique de la droite. Chose étrange, cette droite, si prompte à vouloir tout libéraliser économiquement, à tout vouloir privatiser et libérer des contraintes de l’Etat et de sa mainmise, n’a pourtant de cesse de vouloir arraisonner le corps individuel et sa liberté de jugement en ce qui le concerne, n’a de cesse de vouloir phagocyter la vie individuelle en criant haut et fort que ses décisions sont non seulement morales mais en plus établies sur des principes vrais en ce qui concerne l’individu. Car, n’en doutons point, eux, les gouvernants, du haut de leur chaire, savent mieux que quiconque ce qu’est l’essence humaine ! Il n’est que de dire cela pour se rendre compte que ce gouvernement est bien l’un des plus répressifs au niveau de la liberté individuelle, mais aussi des plus régressifs quant à sa conception de l’essence humaine. Ainsi, faisant fi du fait qu’historiquement la morale a été balayée magistralement par la philosophie, au point que Sartre puisse dire que non seulement nous sommes condamnés à notre propre liberté mais que, en plus, «notre existence précède notre essence», ce gouvernement en vient — par la voix de son héraut — à défendre une vérité morale de l’homme que seul l’Etat pourrait non seulement garantir mais en plus définir en toute vérité. Or est-ce vraiment le cas, est-ce que cette «élite» engoncée dans ces certitudes et pouvant même se lier à des médias privés faisant commerce de la TTV (trash-TV) peut prétendre avoir sans en douter le discours vrai ? Est-ce que ses critères &endash; qui fondent le bien et le mal de la santé individuelle sur la seule longévité de la vie &endash; sont assurément établis en vérité ? Artaud en son temps répondit déjà à un tel type de censure, à un tel type d’interdits fondés sur la morale et ceci dans sa Lettre à Monsieur le Législateur de la loi sur les stupéfiants (adoptée en 1917 et portant en partie sur les opiacés). En partant du fait que«tout homme est juge, et juge exclusif, de la quantité de douleur physique, ou encore de vacuité mentale qu’il peut honnêtement supporter», il expliquait que seul un individu peut juger des moyens propres à lui-même pour supporter l’existence et, selon lui, cette «angoisse qui fait les suicidés», «qui pince le cordon ombilical de la vie». C’est en ce sens que, fustigeant «la tradition d’imbécillité» suivie par ce législateur, il pouvait dire en dernier ressort que «toute la science hasardeuse des hommes n’est pas supérieure à la connaissance immédiate qu’il peut avoir de son être». Ainsi, la question de la législation n’est pas seulement à inscrire dans une politique de santé publique, mais aussi à remettre en rapport avec la définition politique de l’individu et avec la façon dont le politique en dispose. De nos jours, le politique ne s’interroge d’aucune manière sur le contenu de l’éducation médiatique diffusée avec son aval, et semble démissionner. En revanche, il n’a de cesse de contrôler l’individu, de surveiller son existence, l’amenant à ne plus pouvoir se sentir responsable de lui-même, mais seulement en état de minorité, d’assisté, et, ainsi infantilisé, n’ayant d’autre recours, pour les accidents de sa vie, que d’invoquer l’Etat comme s’il s’agissait de son père de substitution. ©Libération

[article] Trouée sonore (à propos de Joël Hubaut)

[article paru sur le site Hermaphrodite]
Christian Prigent, dans Ceux qui merdRent disséquant la question de la « crise de la poésie », exprime le fait que loin de penser à une crise selon le sens consensuel des crises qui touchent et mettent en péril des institutions, la crise est l’état positif de la langue poétique, c’est-à-dire qu’elle n’est qu’autant qu’elle crisse, se creuse, croît et se brise dans l’abîme d’une langue qui s’ébruite en creux au-delà du trou de la bouche. « L’enjeu est toujours de faire résonner dans la langue quelque chose de vivant, quelque chose où l’époque et les sujets qui la vivent s’expriment hors des codes appris et fondent avec cela, à chaque coup renouvelé, la poésie », « c’est comme s’il fallait à chaque fois déblayer le terrain et mettre la poésie en crise, pour que ressurgisse, nue et crue dans le trou ouvert, la question de la poésie ». Crise de la poésie alors qui serait consubstantielle de sa survenue, phénoménalement inscrite dans ses mots, chaque mot devenant l’abcès crevé de sa langue, la crevasse créée de la langue tenue, moulée selon le plan communicationnel moyen de la mondanéité. Mettant ainsi en évidence l’expérience linguale de la poésie, Prigent, bien évidemment, s’il insiste pour une part sur le travail opéré par les avant-gardes qui ont fait TXT, notamment – entre autres – comme il le rappelait dans Le Mensuel de Bruxelles en avril 2003, Yves Froment qui nous a quitté dernièrement, cependant indiquait déjà une généalogie de langues se filant de Rabelais à Rimbaud, de Artaud à Pennequin. Car de fait, et jamais de droit, la poésie ne pouvant se figer dans une loi et un cadre, ce qu’il énonce touche ou encore provient de chaque expérience singulière faite de la langue, de chaque expérience qui ne s’arrête pas seulement au sens, mais prend avec soi la totalité matérielle de la phonè. C’est dans cette ligne généalogique que s’inscrit Lissez les couleurs ! à ras l’fanion de Joël Hubaut, paru aux éditions Al dante.

De Joël Hubaut, on sait depuis maintenant belle lurette – 10 ans ? 20 ans ? 30 ? – qu’il est grossiste en art, grossiste boucher, celui qui coupe dans la réalité, dans les collections-étiquetées du monde ossifié, pour construire ses architextures épidémiK, cancérales. Le travail de Hubaut, comme le soulignait encore Michel Giroud (Joël Hubaut, l’excentrique, 2001), « organise la désorganisation du pseudo-ordre ossifié-gelé pour inventer un organique de la surprise, de l’imprévisible dynamique de la coïncidence non-calculable. (…) Espaces où s’affrontent les diverses cultures, Hubaut construit un espace à plusieurs dimensions non réductibles à des éléments simples ; ça devient toujours de plus en plus obscur, de plus en plus imbriqué, de plus en plus tissé, de plus en plus dense, de plus en plus vivant, de plus en plus fictif, de plus en plus foisonnant ». De Hubaut, on connaît les rassemblements hétéroclites d’objets du quotidien taxinomiés à foison par rite ou rythme de couleurs (le rose, le jaune, etc…), on connaît les amoncellements décharges qui sculptent un réel précédemment aboli par la réalité sociale du consumérisme. Mais on connaît moins sa langue tortueuse, torturée, sa langue qui elle-même du trou comblé par la novlangue sociale surgit et s’invente labyrinthe vivant d’une épidémiK démangeaison du souffle, du corps. Tel que le demande alors Giroud : « et si le père Hubaut », bubutant de sa boucle le blablattement de la langue, « était un nouveau romancier d’une espèce encore inconnue nous déroulant les rhapsodies idiotes de son récit sans queue ni tête, notre épopée terrestre si terriblement stupide » ? Oui, et si ? Si, en effet, oui, tel semblerait être le cas, avec ce Lissez les couleurs, sorte de longue mono-rhapsodie en faveur d’une langue qui à l’instar de ce que disait Prigent brise le carcan réducteur des syntaxes conventionnelles. Dans ce texte, Hubaut, s’il manifeste une autre origine linguale de l’articulation, cependant reprend à son compte cette crise, ce creux qui démolit la langue figée de la grammaire de Dieu ou des Nations. Et c’est bien cela, tout d’abord qu’il faut remarquer. Texte qui n’est pas la trace d’une présence idiolectale d’une extériorité, mais qui prend à sa charge la critique de la fossilisation/réduction de la phénoménalité de la langue par la société et ses repères castrateurs. Le fanion, ce fanion, qui apparaît au titre du livre, est celui aussi bien de la nationalité linguistique que celui de la religion, que celui du territoire drapé sous le drapeau bandé. Ce drapeau se découvre ainsi linceul de toute enfance idiolectale : il vient recouvrir la prolifération épidémique de l’expression organique du dire, il vient l’étouffer comme la saucisse vient dans la gorge s’enfoncer et réduire le cri ou le rire à n’être plus que gargouillis dépouillé de sa sonation. « La langue de l’origine de la morale contagieuse est comme une saucisse molle dans le trou de la masse infectée par Dieu avec le drapeau pour la pureté de la pensée unique et la langue est comme une saucisse molle qui colle le drapeau dans les poils de la pensée unique » (p.24). La langue cadenassée, la langue moulée des territoires gelés, gainés, est mise en évidence par Hubaut selon un principe viral, une propagation elle-même épidémique qui est venue s’inculquer et s’incuber dans les bouches ouvertes de ceux qui veulent parler. Ici, il faut souligner l’ontologie de la novlangue, de la langue communicationnelle. Elle met en évidence que la morale de la langue n’est pas naturelle, mais est maladive, est virale, sorte de dégénérescence cellulaire du dire qui s’invagine des syntaxes purifiées et putréfiées des interdits aussi bien politiques que religieux (pouvons-nous éviter de penser à Nietzsche ?). Ainsi l’homme ne serait pas par essence ce « zoon logon echon » dont nous parlait originellement Aristote, pouvant ainsi le réduire à être un vivant politique (bios politikos), mais en écho à Nietzsche et à sa Généalogie de la morale, il indique que la langue sociale, la langue contrôlée politiquement est établie par une maladie du corps, une déficience de sa possibilité à être puissante, provenant de son impossibilité à incarner sa volonté. Geste de guerre, contre le clonage des mots dans la bouche, le texte selon cette première lecture est un pointage, une mise en lumière de la réduction des articulations. « Chaque langue est la copie de la langue du moule de la masse de la série du trou moulé dans la bouche et chaque homme appartient au moule commun du moulage de l’homme et nous sommes tous des hommes bouchés dans la masse du moule d’uniformisation et nous sommes tous des hommes mous dans ce moulage » (p.17). Le trou de la bouche selon ce moulage est ainsi réduit à être bouché, empêtré, dans « la loi du moule », qu’elle soit politique ou religieuse. Car c’est bien là l’angle d’attaque et d’approche que suit depuis des années Hubaut, cette question du cloisonnement de l’homme dans l’idéologie, cloisonnement dont il témoigne par les couleurs tel qu’il l’explique à Thierry Heynen en 2001 pour la Galerie Marcel Duchamp – Yvetôt. « Les couleurs me semblent déterminantes dans les relations de territoires, qu’on soit conquérant ou seulement possesseur. Toute forme de propriété implique une protection qui peut virer à l’étanchéité et au blindage totalement belliqueux ! (…) Je pense à toutes les formes réactionnaires d’ultra-ethnisme, d’ultra-nationalisme, d’esprit sectaire et buté avec ce choix catégorique d’une couleur qu’on brandit comme un drapeau ». Du trou de la bouche, bouchée, langue moulée à la louche de ce qui la bouche, ne reste plus que les mots uniformisés, inculqués, et capitalisés sous l’égide des grands principes signifiants. Car parler la mass-langue bouchée ce n’est que puiser dans le fatras mono-tone de la banque centrale de la langue anémiée, du nomos des mot mis aux pas. Face à cela, pour Hubaut : la possibilité de la ligne rhizomique, se référant indirectement à Deleuze et Guattari (n’oublions pas qu’il a travaillé avec Guattari). Face à cela une ligne de fuite de l’idiolecte, d’un idiome non-contaminé par les couleurs des drapeaux, non capitalisés par l’industrie anale, ahanante du ventre des syntaxes officielles qui créent les étrons étouffants des langues-morts. C’est ainsi que Lissez les couleurs peu à peu glisse dans l’hubris d’une langue qui devient prolifique, épidémiK par sa décomposition en boucle de la logique des séquences phonétiques. La ligne de fuite n’est pas par une abstraction ou un retranchement des mots, mais par leur foisonnement, leur multiplication par un étouffement de contre-investissement. La langue prolifique se compose/décompose à l’image de la fractale, séquence qui se démultiplie, et entre alors en résonance avec les travaux CLOMIX (CLOM signifiant : Contre L’Ordre Moral) , fractale épidémiK, à partir de même unité phonique, démultiplier les profondeurs, les espaces soniques, les aléas perturbés des syntagmes. Langue qui se fait miroir des travaux des monochromes, où le but n’est pas de seulement montrer le système concentrationnaire, même si c’est l’un de ses enjeux, mais de montrer que la multiplication conduit à la perturbation, aux dysfonctionnements, aux aléatoires d’une densité matérielle qui brise justement le système concentrationnaire. « La couleur, c’est juste un outil, une machinerie pour déclencher une dérive d’expériences parce que j’aime la vie. Je parle de la couleur discriminante bien sûr, mais ça doit dépasser largement cette problématique. Tout est fuyant, la cohérence interne n’est qu’apparence, évidemment, je travaille cette histoire de territoire de la pensée unique mais en même temps je me débine ailleurs et je ne sais trop où ! ! ! » (entretien avec Thierry Heynen). Glissement, enlisement, empâtement des mots dans la bouche qui, peu à peu, lentement perdent leur moule, perdent les syntaxes conciliantes, se délient de la grammaire et de la phonation intelligible, pour se réaliser dans une autre langue, non moulée, mais démoulée, non collée au drapeau et à leurs couleurs. Ceci apparaît aux alentours des pages 60-61. Langue qui s’exvagine du creuset où elle est digérée et empêtrée, ou encore s’expérimente en marge de l’intelligibilité : « on beurre le tule de l’yau à frond dans sa bouche et toute la rale gouline les mouches et toute la rale gougou du rfana et toute la rale tiquele l’dra dans la drouette » (p.63) « é gloupe lé glo du releu o brou la vliche o kolo o brou la briche é jecgue la rouche routs dénédu » (p.77). Langue de la déchéance dirait le parlant-régulier, arrêté à la communication maîtrisée, langue d’aliéné voire de dégénéré. Mais non, et c’est là de ce trou, trou de la bouche qui se risque à cracher les étrons qui lui ont été enfoncés, que sort une autre phonè, celle-là idiolectale, qui alors articule autrement les mots. Dans l’horizon d’Artaud, Hubaut pose la possibilité de se reconstruire un corps neuf, un corps nouveau qui de sa bouche parle une langue qui n’est pas étouffée. Cette langue-corps est neuve non pas en tant qu’elle invente, non pas parce que ses mots lui seraient propres, mais parce qu’elle se construit autrement à partir des mots qui lui ont été enfoncés. L’idiolectal n’est pas une langue de l’origine, c’est la régénération des articulations du langage-étron fiché dans la gorge : « Tu peux arriver à modifier chaque mot-saucisse avec la colle de la charcuterie et plus tu colles ta langue et plus tu te décolles de ta bouche collée à la bouche bourrée de saucisses » (p.88). L’ idiolectal ainsi n’est pas pureté, car la pureté tient toujours à la morale, à l’épuration voulue au nom de Dieu et de la nation. La pureté, c’est ce qui refuse l’obscurité, les zones d’ombre du trou de la bouche et qui veut emplir ce trou des mots-saucisses de la mass-langue. Non, tout au contraire, l’idiolectal est l’impur, « nouvelle langue impure, (…) une vraie langue impure qui jaillit hors du moule de la purification de la merde » (p.89). Déboucher le trou, c’est alors accueillir une digestion épidémiK qui ne vient plus d’un totalitarisme linguistique, mais des accidentalités possibles de cette démultiplication de la langue dans un corps singulier. Car « ta langue est une nouvelle parole d’amour pour l’impureté de la vie dans l’énergie du monde et ta parole est une énergie pour l’amour du monde ».

[article] Real cannibalisme TV

[article paru sur le site Hermaphrodite]
À la fois fin et commencement, la real-TV, en boucle sur tous les écrans du monde depuis 10 ans, ne cesse de se dupliquer, de se métastaser sur nos écrans, au point qu’en France l’événement de la rentrée télévisuelle soit la Star’Ac ou bien 36 Heures, au point que le cinéma puisse se nourrir – comme dans le très bon Battle Royal réalisé par Kinji Fukasaku – de cette obsession pour la télé transparence.

La real-TV, comme cela a été maintenant maintes fois analysé, se développe selon la logique du panopticum, de la visibilité porno-logique. Porno-logique, car comme l’étymologie le dit, il s’agit de vendre son corps, sa présence nue (Loft-story, Nice people) ou bien une de ses fonctions (Pop star, Koh lanta, Star-academy), voire même son fond pathogène (Fear factor). Vendre une présence sans la production de représentation, vendre sa pure et simple présentification, sans le masque, sans le double qui caractérise normalement la logique spectaculaire. La real TV, c’est évident n’est pas spectaculaire, ou bien elle est le spectacle qui a abandonné le spectacle, au détriment d’un speculum de l’immédiateté et de la spontanéité. C’est pourquoi, le philosophe Jean-Jacques Delfour pouvait y voir un paradigme du camp et du système totalitaire (Le Monde du 18 mai 2001), ou bien le sénateur Claude Huriet des souris (Le Monde du 12 mai 2001). Spectacle qui anéantit le spectacle, ou encore spectacle qui ne revendique aucun recul du jeu, à savoir qui met seulement en jeu l’individu tel qu’il est, et non pas tel qu’il pourrait être. Spectacle qui détruit toute surprise dans le spectacle. La real-TV brise en effet le paradigme de la reconnaissance, de la catégorie des personnes médiatiques. Elle ne vient pas proposer une figure à atteindre, mais elle pose comme assomption de la visibilité : la normalité éprouvée ; en quel sens par exemple comme ce fut dit dans le dernier épisode de la 3ème saison de Koh Lanta, ce sont deux femmes normales qui ont gagné, deux femmes normales, à savoir comme les autres, aussi bien dans leurs moyens physiques et psychologiques, que dans leurs aspirations à participer à ce jeu de real-TV. Le modèle ne devient plus celui alors de la star mais de l’anonyme représenté, au sens où la réalité de soi ne peut s’incarner que par le vecteur médiatique de cette diffusion. Modèle qui fonctionne, car cette présence-là devient la surface de projection et de sublimation du spectateur, surface où se focalisent ses propres désirs de réussite, ses aspirations à lui aussi apparaître en tant que présence subjective reconnue pour elle-même. Alors que la star apparaît comme l’irrémédiable abîme de sa propre présence, l’idéalité impossible, l’identité interdite posée comme icône de sa propre déficience à apparaître. Là se détermine l’une des fonctions de substitution de la real TV : substituer à la star, l’anonyme, et donc permettre une meilleure captation de l’attention de la norme, qui peut à chaque instant se projeter sur cette présence, s’y identifier, l’interpréter comme un possible de sa propre existence. « Du point de vue psychique » explique Castoriadis dans Le monde morcelé, « la fabrication sociale de l’individu est un processus historique moyennant lequel la psyché est contrainte d’abandonner ses objets et son monde initiaux et d’investir des objets, un monde, des règles qui sont socialement institués. C’est là le véritable sens du processus de sublimation ». L’un des courts-circuits majeurs de cette logique devient l’évacuation de ce qui fait la spécificité des stars : le talent, la création ou encore la singularité au sens où seule la normalité immédiate et son ressenti devient modèle et matière à interpréter et jouer pour le spectateur. Il n’y a qu’à voir ce qui est véhiculé dans chacune de ses émissions : la sexualité, les tergiversations psychologiques, une intersubjectivité mondaine sans autre caractère que de montrer spécifiquement le lot commun de tous. Ainsi la real-TV n’est pas d’abord et avant tout un lieu concentrationnaire, ou bien l’établissement de souris, mais sa logique est d’absorber la subjectivité, en tant que les médias télévisuels promettent depuis plus de 10 ans que d’existence vécue, il n’y a que dans sa présentation médiatique (Warhol l’expliquait déjà en son temps). Si tel que le disent Florence Aubenas et Miguel Benasayag « Nous participons tous aujourd’hui au monde la communication » c’est parce qu’en effet « passer à la télé est devenu une étape acceptée pour qui veut aujourd’hui exister » (La fabrication de l’information). C’est pourquoi ces émissions ne peuvent promouvoir le collectif ou encore le communautaire, mais sont obligées de développer une logique de l’antagonisme entre les individus présentés. Pour montrer la subjectivité, il est nécessaire de morceler leur relation, de les amener à briser leur union, à les confronter les uns aux autres. La real-TV ainsi ne rapproche pas, mais détache, disjoint, écarte les individus entre eux, fondant le secret de sa réussite sur la décomposition, la fragmentation du tissu social et affectif possible. Il est caractéristique de voir à quel point dans chacune de ses émissions, le réel point en commun, c’est la volonté d’élimination, de mettre en porte-à-faux tout autre candidat, afin que les spectateurs lorsqu’ils peuvent voter, les juge en deçà de ce qui les caractérise. Le jeu de la normalité s’établit consécutivement sur un jeu de mise en échec de la présence de l’autre, de sa normalisation, de la dénonciation de sa propre présence nue. C’est là spécifiquement que naît une logique de vampirisation de l’individu par les real-TV : en effet, elles se nourrissent de la dépossession de la présence des êtres qu’elle met en image et en scène en tant que simple présence. Alors qu’un acteur ou bien un chanteur ne dévoilaient que peu leur présence réelle, pouvant même se plaindre du harcèlement de certains paparazzi, ce qui caractérise la spectacularisation des protagonistes de la télé-réalité c’est tout à l’inverse qu’ils laissent absorber par l’œil du cyclone leur présence nue, ne pouvant refuser qu’on filme et interview leur famille (obligation de contrat pour leur présentation = la preuve de leur normalité). Ce qui en contrecoup conduit de plus en plus les acteurs ou chanteurs professionnels à entrer dans ce vertige porno-télévisuel de leur propre existence. La vampirisation c’est le mécanisme d’absorption de forces vitales de la victime afin de conserver sa propre vie. Le vampire ne pouvant survivre qu’en altérant, en corrompant ce qu’il n’est pas ou n’est plus précisément, et qui lui fait défaut. En effet, et ici se pose la pertinence de l’essai d’Aubenas et Benasayag précédemment cité : cette mise en visibilité de la subjectivité normale – qui est l’un des credo de TF1 par exemple – se fonde non pas sur une mode, mais sur la nécessité de gagner de l’audimat, c’est-à-dire ces émissions se nourrissent de la subjectivité afin de survivre, les téléspectateurs recherchant à se reconnaître. Dès lors, en retour nous pouvons concevoir que le téléspectateur se pose comme un anthropophage, un cannibale aimant à manger, à bouffer ses contemporains, à les digérer et les disséquer. Regarder ses contemporains s’entre-déchirer, consommer ce type d’émission, revient à les cannibaliser, à s’en repaître. Se dévoile la tendance massive de notre société qui n’est certainement pas celle de la communauté, ou encore de l’individualisme qui prônerait une indifférence face à autrui comme on peut le dire, mais de l’anthropophage. Société extrême de la mise en différence selon des critères communs. Société de l’individualisme normé. La real-TV devenant le paradigme de ce devenir. L’entreprise pouvant en être le lieu le plus probant en tant que site de mise en expérimentation de cette intentionnalité. Le cannibalisme ne se réduit pas à manger l’autre, mais c’est le manger afin d’absorber sa propre énergie, sa puissance (syndrome Highlander). Il permet de devenir supérieur. Or, qu’est-ce qui définit l’intentionnalité du téléspectateur si ce n’est cette virtualité constante grâce à la sublimation de se dire qu’à la place de cette présence, il ferait mieux. Mécanisme des plus attractifs pour la télévision, en montrant la norme nue, le spectateur est invité à se confondre par projection avec celle-ci et par sa consommation à se définir comme une subjectivité plus performante. C’est là l’un des leviers les plus puissants du mécanisme de l’audimat, qui fit le succès de jeu comme une famille en or, ou encore actuellement comme le maillon faible ou bien Qui veut gagner des millions. Nulle difficulté dans les épreuves, mais la possibilité pour chacun de se croire plus performant face à des questions moyennes, de culture mondaine. Attraction cannibale, voir c’est dévorer, c’est absorber la puissance de l’autre afin de se construire selon l’adéquation à la norme, selon un devoir-être mondain. Être cannibale c’est donc se tenir dans la volonté d’une jouissance par la médiation dialectique d’une altérité dépossédée de sa propre singularité, mais posée comme un ensemble de catégorie normée qui est à ingurgiter. Nulle masturbation dans ce processus, mais une institution de la prostitution généralisée, où le consommateur du corps apparaissant – celui du lofteur, du koh-lanteur, du star-academeur – jouit de sa possibilité d’incarner l’idéal de la norme par cannibalisation de la subjectivité présentée. Welcome in the brave new world : la nouvelle société sera anthropophage ou ne sera pas. Bienvenu au festin nu de nos propres chairs : vous passez à la télé, alors souriez, le banquet se fait sous anesthésie !

[article] Pourquoi l’alter-mondialiste est-il un bourgeois comme les autres !

[article paru sur Hermaphrodite]
On l’attend cette rentrée, on l’attend et on le dit, on n’a de cesse de l’annoncer : « elle sera dure pour le gouvernement, elle sera sociale ». De l’appel de Bové, lors des réunions du Larzac avec les alter-mondialistes, qui appelle à la mobilisation le 6 septembre au SNES qui en appelle déjà aux premières manifestations entre le 3 et le 9 septembre, revoilà l’agitation tant redoutée par un gouvernement qui n’a lors de cet été eu nul repos, forcé à l’insomnie tour à tour par les intermittents du spectacle, la canicule, les problèmes hospitaliers ou le teknival. On l’attend, car on dit que l’économie pourrait être régie autrement, on dit que tout ce qui est pourrait ne pas être ou pourrait suivre une autre logique.

Avant de savoir si tel est vraiment le cas, me détournant de ce « on » bien sympathique, haut en couleur, joyeux, bataillon de paysans aux corps sains ou robustes, de professeurs héritiers du PSU ou de jeunes alter, rapides à la rengaine condamnant le capitalisme, j’aimerais quand même interroger cette possible volonté de changement. En effet, à écouter ces alter, à écouter chaque pôle de revendication, changer de logique en économie et en politique serait seulement une histoire de volonté, de puissance de décision. Mais est-ce le cas ? Derrière ces discours de bon alois, ces discours généreux, charismatiques et altruistes, cléments et humanistes, ne se structurait-il pas une même volonté que celle dénoncée, comme si, le retournement de la loi actuelle renverrait comme Lacan avait pu l’analyser autrement, à son double caché ? Flash-back : cette année, longue et tumultueuse pour le gouvernement Raffarin, a vu des décisions prises par celui fondées, sur deux articulations impliquées, qui ne sont cependant pas équivalentes : 1) tout d’abord le discours de la « nécessité » ; 2) le fait que son action est de type messianique, venant sauver portant en elle la vérité de la logique économique future (n’oublions pas que certaines décisions comme la cotisation des retraites est établie sur une perspective de déclin à moyen terme fixé à 2020). Ces deux points, les alter, bon enfant, ne paraissent pas l’avoir mis en évidence. Ils ne paraissent pas avoir relever cette question rhétorique de ce qui légitime un discours politique et interventionniste. Ceci parce que, les alter-mondialistes, ou encore les syndicats semblent considérer l’économie au sens classique du terme, en tant que dimension humaine qui serait seulement dirigée par la volonté humaine. Vision aristotélicienne primitive, qui s’est ensuite sédimentée aussi bien dans les théories keynésiennes ou néo-classiques. L’économie n’est, qu’en tant qu’elle est une dimension issue et produite par l’homme, jamais autre chose. Mais quoi autre chose ? Une dimension qui s’impose comme une nécessité que l’homme ne peut plus modifier par l’ordre de sa volonté. C’est ici précisément, qu’il est urgent de penser la rhétorique politique, et Agamben, sans jamais approfondir cette question de la constitution de l’économie, cependant dans son dernier livre, Etat d’exception, paraît indiquer la nouvelle logique économique dans laquelle nous nous enfonçons, en mettant en parallèle l’Etat de siège ou d’exception martial et un Etat d’exception qui serait fondé à partir de la dimension économique. Agamben dans sa suite d’Homo sacer, met en évidence ce qu’est un Etat d’exception, à partir de l’analyse de la notion d’Etat de siège, héritée tout d’abord du XVIIIème siècle et du décret du 8 juillet 1791 de l’assemblée constituante, indiquant, que face à une urgence mettant en péril réellement (état de siège politique) ou potentiellement (état de siège fictif) un Etat, « toute l’autorité, dont les officiers civils sont revêtus par la constitution pour le maintien de l’ordre et de la police intérieurs, passera au commandement militaire, qui l’exercera exclusivement sous sa responsabilité personnelle » (Reinach, De l’état de siège. Etude historique et juridique, Paris, 1885). L’état de siège, ou encore état d’urgence, nous le percevons, c’est un moment politique, ou toute assemblée législative est dépossédée de son autonomie et de ses pouvoirs, au profit d’un pouvoir exécutif qui exceptionnellement obtient les pleins pouvoirs. Cette figure, que Carl Schmitt reprendra dans La dictature, selon Rossiter tend à devenir le paradigme constitutionnel du pouvoir non seulement pour les régimes dictatoriales mais aussi et surtout pour les démocraties modernes : « A l’âge atomique dans lequel le monde aujourd’hui, il est probable que l’usage des pouvoirs d’urgence constitutionnels devienne la règle et ne soit pas l’exception » (Rossiter, Constitutional Dictatorship, New-York, Harcourt Brace, 194). Il n’y a qu’à percevoir, comme le souligne Agamben, les décisions politiques et martiales prises par Bush depuis le 11 septembre 2001, pour comprendre, qu’une démocratie comme les Etats-Unis dérivent de plus en plus vers une prise de pouvoir hégémonique de l’exécutif, et ceci non plus seulement au niveau national mais au niveau international, pouvant selon une menace potentielle (état de siège fictif) déroger au système législatif de l’ONU (Conseil de sécurité) . Ce qu’indique avec pertinence ainsi Agamben, c’est que les individus selon des nécessités produites au niveau de la représentation par le pouvoir, sont de plus en plus les otages d’une loi qui ne répond que de l’urgence, les amenant à n’être que corps nu, passif face aux décisions, susceptible de toute arrestation, ou annihilation sans autre droit que celui de se taire (Guantanamo). Mais derrière cette question de l’état martial, de l’état d’exception militaire et politique, il suggère par deux fois, que peut-être cet état d’exception se constituerait aussi – et selon nous surtout – selon une représentation économique : « Comme il est significatif que l’urgence militaire cédât la place à l’urgence économique, par une assimilation implicite entre guerre et économie » (Agamben, Etat d’exception, p.28). Ce glissement, amenant que l’on détermine un état d’urgence selon une nécessité, ou l’instrumentalisation d’une nécessité tel que l’analysa et le montra Machiavel au chapitre XVIII du Prince, est observable sans difficulté au niveau de la rhétorique du gouvernement français actuel sur le plan économique. Qu’est-ce qui est reproché spécifiquement par les alter et les syndicats à ce gouvernement Raffarin ? Qu’il prenne des décisions sur le plan économique à partir non pas d’une délibération collective, et donc un dialogue, mais selon une autorité de l’exécutif qui a la mainmise totale sur le législatif (Assemble nationale et Sénat). Toutefois, au lieu d’immédiatement renverser cette position gouvernementale, laissant impensées les causes d’une telle logique politique, il est nécessaire de comprendre la structuration rhétorique des décisions : Que cela soit, Perben, Fillon, Ferry, Aillagon, Mattei, tous, tour à tour, établissent les prises de décision de l’exécutif (retraites, cotisations chômage, etc…) sur une question de nécessité, un état d’urgence à venir qui si on n’intervient pas maintenant arrivera inexorablement. Leur anticipation ne témoigne pas ainsi d’une volonté, mais de décisions déterminées selon une nécessité économique irrémédiable indéracinable qui tôt ou tard se produira. Ici nous retrouvons le premier point marqué ci-dessus : l’économie ne semble plus à les entendre du ressort de la décision humaine ou encore de sa volonté, mais devenue une dimension ontologique première qui a des lois autonomes et réelles par rapport à la sphère obéissant à la volonté. La dichotomie entre la liberté et le déterminisme classiquement posée par la philosophie entre la dimension matérielle et la dimension intelligible (cf. 3ème antinomie de Kant, dans la Critique de la raison pure) s’est déplacée dans le rapport entre liberté humaine et économie. Au point même où la question du déterminisme matériel et physique (par exemple la canicule, les catastrophes climatiques reliées à la pollution) ne soient elles-mêmes plus que des détails ou aspects particuliers de cette nouvelle antinomie. Ici glissement, ici dérapage, ici il n’y aurait qu’à analyser aussi bien la logique des discours économiques américains prônant comme nécessité le passage aux démocraties libérales (analyse des transformations opérées en Amérique du sud ou encore en Irak) ou de Greenspan, le gourou de la banque centrale. Ici glissement vers un fatalisme économique. Certes il serait séduisant de contrer ce discours-là par un autre volontariste, impliquant une plus grande liberté humaine. Mais attendons avant de plonger dans une telle brèche par trop visible et simpliste. Le second point que je mettais en avant, et qui est impliqué par celui-ci, se détermine dans les attributs messianiques des discours politiques venant répondre à ce fatalisme. Les décisions politiques de l’exécutif, à chaque fois, semblent revendiquées être sauveurs, rédempteurs face au déclin, s’appuyant sur une vérité nécessaire et indiscutable. Réécoutons Raffarin, Ferry, Aillagon : nous sauvons, nous sauvons, NOUS VOUS SAUVONS, quitte à ce que vous deviez consentir à des sacrifices. La parole messianique s’établit toujours sur une apocalypse à venir, sur un dévoilement inexorable de la vérité, telle que ce discours l’anticipe, la devance et y corresponde. Pas la peine d’attendre 2020 pour voir la catastrophe, car ce que NOUS VOUS DISONS sera vérifié, agissons alors selon cette vérité future et fatale. Rhétorique qui devient de plus en plus classique, rhétorique de la persuasion, rhétorique efficace à voir dans quelle mesure la majorité de la population semble consentir à son fonds. Face à cette rhétorique, nous percevons alors, un contre-investissement rhétorique et affectif qui s’incarne dans les luttes alter-mondialistes, dans les luttes des paysans, des artistes, des professeurs, des …, des « … », oui de ceux qui se tiennent en suspension dans ce réel qui ne semble pas s’écrire dans le discours officiel. Toutefois, et c’est là que s’ouvre un réel abcès, sommes-nous certains que les alternatives proposées soient : 1) si différentes de ce que propose la logique libérale économique ; 2) en rapport avec la situation affective de projection existentielle des populations ? A écouter Bové, les intermittents pour qui va ma sympathie pourtant, on pourrait agir économiquement autrement. Or, lorsque l’on écoute Bové et ses sbires, ce qu’il s’agit de défendre c’est d’abord et avant tout un intérêt privé, lié à l’économie et sa maîtrise par ceux qui sont défendus par lui. Il n’y a qu’à voir la réaction des paysans du Larzac face au teknival : scandalisés qu’une manifestation qui ne les concerne pas vienne s’installer sur leur terre. Il n’y a qu’à voir ce qu’ils revendiquent économiquement : l’obtention d’un pouvoir au niveau du capital pour le paysan. En bref, face au capitalisme libéral, ce qui est revendiqué c’est un micro-capitalisme-libéral, de l’obtention de la propriété, selon des catégories spécifiques. C’est ainsi que tout un chacun chez les alter, revendiquent à chaque fois une plus-value de sa propre spécificité selon une détermination de la propriété. C’est là, en fait que le second point mis précédemment en question se révèle : sommes-nous certains derrière chacun des beaux discours énoncés que nous ne sommes pas en train de nous figer nous aussi dans une posture capitaliste liée aux désirs de possession ? Ce qui me surprend toujours c’est cet écart entre d’un côté la plainte, complainte, propre aux victimes et de l’autre côté leur manière de revendiquer leur propre existence. On se plaint d’un système tout en le renforçant dans les revendications. Bourdieu avait parfaitement compris cela dans la séparation entre sphère d’appartenance et sphère de référence. La plainte provient toujours d’un vécu de sens au niveau d’une sphère d’appartenance (discours de la victime), toutefois les projections liées au désir de celle-ci se structurent au niveau d’une sphère de référence qui ne concorde pas avec cette sphère d’appartenance, et peut même en être contradictoire. Ce serait le glissement que note Bourdieu dans la sphère de l’habitus bourgeois. Oui il est dégueulasse que nous soyons victimes du capitalisme sauvage, de l’exploitation de certaines masses salariales dont nous pouvons nous aussi faire partie, toutefois notre projection affective n’obéit-elle pas aussi à ce que nous dénonçons. Le lambda péquin moyen crache sur le capitalisme, mais est le premier à se rendre dans le conard-land du coin, où la vie est moins chère, où on positive, où on paie en quarante-douze fois selon un TEG écrit en tout petit de 11,90 % au minimum. Et puis on en a rien à foutre que nos verres soient produits au Pakistan par des mômes de 9 ans, que nos fringues soient assemblées par des petites mains asservies, que notre bouffe soit le résultat d’élevage en batterie. Du moment que ce n’est pas cher ! Du moment que l’on jouit ! On gueule contre l’exploitation, contre la dégénérescence du tissu social, cette insécurité galopante, mais on se vautre à millions devant la real-TV, prompte à fonder les relations sociales sur le mensonge, la manipulation de l’autre et son élimination, devant la moindre série télévisée qui fait reluire le privé, celui qui crache sur l’institution, la montrant comme un pouvoir à éliminer pour jouir de soi. C’est cela que les alter n’interrogent pas, cela, oui, ça, ça qui s’échappe aussi de leurs mots, ça qui les travaille, leur jouissance de potentiels petits chefs, de petits dirigeants, de petits capitalistes de leur jouissance, de consommateurs repus. Même si je le sais, certains agissent de bonne foi, et ont déjà sacrifié leur individualité à la représentation d’une réalité affective collective. Mais eux aussi se leurrent, comme pouvait se leurrer Mehdi Belhaj Kacem dans sa dénonciation de la démocratie médiatique et des intérêts qui font agir les sujets de l’Etat. Car, en effet, ceux qui revendiquent l’égalité sociale et économique, outre qu’ils devraient réfléchir à l’échec des systèmes socialistes marxistes en relation aux polarisations affectives des individus, ne pensent pas que les populations n’aspirent qu’à une chose évidente l’obtention d’une jouissance matérielle de leur existence. Discours utopique, discours révolutionnaire caduque et périmé ! Inutile de vouloir un monde d’égalité fondé sur un communisme, une mise en commun, puisque de toute façon les populations occidentales et peut-être encore plus les populations du tiers-monde et ceci sans que cela soit véritablement une conséquence éducative, aspirent d’abord et avant tout à la propriété privée. Même si moi-même je le reconnais, de tels systèmes nous hantent, nous font rêver d’un monde meilleur. Il y a quelques années, Derrida parlait des Spectres de Marx. Alors quoi ? Que faire ? N’attendez pas ici de réponse ! Non ! Seulement l’indice peut-être d’une éthique du multiple et du singulier à constituer selon la prise ne compte de la transformation ontologique du déterminisme du monde régissant la dimension humaine. Seulement peut-être la prise en compte insistante que si aucune révolution n’est possible comme acte réel de notre survie, mais seulement comme contre-loi liée à ce qu’elle dénonce, il s’agirait davantage de se confronter aux systèmes actuels dans le même sens que pouvait le revendiquer Fluxus ou Burroughs : par interférence médiatique avec les pouvoirs hégémoniques qui détiennent la représentation du monde humain. En effet, qu’y a-t-il donc à faire si ce n’est créer les lieux de notre propre corporéité en court-circuitant de l’intérieur les vecteurs de pouvoir. Individualité hybride alors, tout à la fois à l’intérieur, ne revendiquant plus l’utopique réel d’une extériorité idéale, et jamais totalement digéré, se développant selon le système du cancer, de la cancérisation des dimensions libérales afin de se les réapproprier selon une éthique de la différence et du multiple (totalement opposée aux cul-terreux du Larzac ou encore aux penseurs libéraux de la politique capitaliste actuelle qui prône l’élimination de la différence). L’enjeu ainsi, non pas une politique (renvoyant toujours à l’assomption d’une identité, sauf dans le cas d’une politique de l’incommensurable au sens de Lyotard), mais une éthique de l’altérité, une éthique de l’hospitalité.

[article] à propos de Mon binôme de Charles Pennequin

[article publié sur Libr-critique.com]
Mon binôme
, de Charles Pennequin, s’il poursuit l’exploration d’un désoeuvrement profond de soi en soi à partir de la critique du sujet humain occidental pétri par des structures qui le phagocytent, c’est que d’abord et avant tout, il développe dans une radicalité qu’il n’avait pas encore atteint, la question de la constitution de soi à partir d’une schizophrénie fondamentale, au sens où – comme je vais le montrer – elle serait établie ontologiquement comme condition même de notre surgissement de conscience de soi au sein du monde.

Brèves précisions sur un cas de schizophrénie

La philosophie traditionnellement, disons, pour faire court, de Platon à Heidegger, si on y prête attention, semble faire une “hantologie” de la conscience. A savoir, elle paraît énoncer la vérité de la question de la conscience souvent sous la forme du fantôme de ce qui vient hanter, de ce qui appelle, interpelle, interdit, nous remet en cause, nous intime du dedans à changer de cap. En effet, dès Platon, tout apparaît déterminé, le chemin d’une vérité de soi, ne naît pas de soi-même, de notre conscience immédiate, mais surgit comme Platon l’a développé à partir du personnage conceptuel de Socrate, selon l’effraction au-dedans de soi de ce qu’il nomme le signe démonique, ou encore le démon familier. Cette interpellation sera analysée jusqu’à Heidegger, dans son analytique existentiale du Dasein, où il montrera reprenant la question de la conscience morale, en quel sens la partie inauthentique du Dasein, de cet être-là qu’est l’homme, est hantée et appelée par le sein authentique. Etrange tournure qu’a prise la philosophie, et que l’on pourrait véritablement pointer comme crise schizophrénique de la vérité de soi. Car derrière cela, derrière toutes les figures philosophiques qui reprennent cette typologie (Augustin, Thomas d’Aquin, Descartes, Kant, etc…) ce qui apparaît fondamentalement, ce n’est pas tant la certitude de notre être authentique que le fait de devoir assumer en nous-mêmes une schiz, une schiz qui n’est pas ici pathologique, autrement dit déterminée seulement selon des conditions empiriques et individuelles opérant sur notre structure psychique, mais une schiz ontologique, le fait que l’homme est homme, en tant qu’il a la capacité schizophrénique de se mettre à distance de lui-même en lui-même et, dès lors, de se tutoyer afin de pouvoir se définir. L’analyse kantienne du devoir et de son interpellation impérative par la forme du tutoiement est ici une de figures paradigmatiques de ce rapport à soi. Toutefois, si la philosophie, a bien posé cette obsession de l’autre-soi en soi, reste qu’elle n’interroge que très peu cette figure, l’ayant laissé interprétée durablement au XXème siècle par la psychanalyse, notamment freudienne, qui pose qu’il y a en nous une autre instance, ça, instance de la lettre (Lacan) qui articule, audiblement ou d’une manière inouïe, une autre pensée que celle qui paraît issue de notre propre effort de réflexion. Et pourtant, c’est bien cette question qu’il faudrait poursuivre, de savoir, comment se détermine en nous cette schiz ontologique, quelle en est la matérialité intentionnelle ou bien encore linguistique ?

De la disjonction en soi de soi chez les écrivains contemporains

L’une des premières voies à interroger véritablement cette schiz ontologique et à la mettre en question quant à ses formulations n’est autre que celle ouverte par Nietzsche, qui sait qu’il faut « traverser de sa main les fantômes qui viennent nous hanter » (Ainsi parlait Zarathoustra). Autre voi(e/x) au sens où s’il ne rompt pas avec cette schiz, et même en expérimente les abîmes et les circonvolutions psychopathologiques (cf. la schizophrénie qui s’amplifie dans ses derniers textes), il la déplace, il montre : 1) que celle-ci ne renvoie pas spécifiquement à la morale, mais bien plus que ce qui s’exprime en nous et qui trouve accès à certaines formes d’articulation est d’abord et avant tout la vie se donnant dans le flux intensif de la volonté de puissance, 2) que l’intentionnalité de ce flux loin, de ne renvoyer qu’à la moralité et à une authenticité purement intelligible – ce qui n’est qu’un des cas possibles de la vie -, peut se déterminer selon d’autres formes intentionnelles, ce qui avait été pressenti auparavant par l’un des premiers penseurs de la part maudite : Sade. Cette question de l’autre en soi, si elle est ainsi peu approfondie en tant que telle, aussi bien par la philosophie – trop obsédée par une vérité essentielle – que par la psychanalyse, qui établit sans doute trop la schiz sur des caractères empirico-psycho-pathologiques issus du seul sujet particulier, est pourtant explorée par une voie qui n’est plus celle de la théorie, mais celle de la littérature, de la littérature d’avant-garde, notamment avec la modernité poétique. On pourrait partir de Rimbaud (« je est un autre ») ou d’Artaud pour comprendre certaines pistes d’approfondissement de cette schiz , mais le cas qui nous intéresse ici, c’est celui développé dans la perspective de Mon binôme de Charles Pennequin, en tant qu’il peut dire que « l’action humaine c’est son écriture, sa seule réalité, on est confronté à elle, elle nous travaille ».

La schiz ontologique chez Pennequin : le flux

Mon binôme de Pennequin semble en effet approfondir et dévoiler la schiz ontologique du sujet humain dans l’écriture, celle-ci devenant l’echo-somato-graphie de ce qui est appelée par la philosophie conscience de soi. Cette radicalisation du dédoublement se constitue tout d’abord selon l’intensité du texte, son flux, ininterrompu. Alors que dans Bibi (POL), ou dans Dedans (Al Dante), ce qui constitue son langage, ce sont des micro-phrases qui soit se juxtaposent sans liaison logique ou grammaticale, soit selon des enchaînements logico-linguistiques hypertrophiés (ce qui renvoie certainement au travaille de tisserand de Beckett ou de Stein), dans Mon binôme, la phrase est totale, elle est d’une seule traite, sans interruption, elle se poursuit du commencement jusqu’à la fin, sans débuter par une majuscule ni s’arrêter à un point. Fragment d’un flux qui avait toujours déjà commencé, et qui par là-même se poursuit au-delà de l’horizon fixé par le livre, comme si la virgule finale ne faisait que signer une ouverture. Insister sur cette question du flux, à partir de la question posée, est nécessaire, au sens, où le dédoublement de soi en soi, justement n’obéit pas à un partage strict en soi de deux instances. Une telle hypothèse, du dédoublement strict et délimité, hypothèse propre à la psychanalyse, a immédiatement le tort de poser la conscience face à une instance qui serait étrangère, ou bien hétérogène à la conscience réflexive, délimitée en tant que destinateur de sens. Ce qui pouvait encore être le cas dans les textes précédents de Pennequin, où la variation des sujets se trouvait indiquée selon le rythme de l’enchaînement des phrases. Or ici, n’accomplissant plus aucune démarcation grammaticale des instances qui s’expriment, Pennequin rend flou, poreux, les rapports entre ces différentes origines de la parole. Pris dans le sens du flux, par les passages rapides entre les différents Je qui s’adressent les uns aux autres, sont-ils même véritablement 2 ?, 3 ?, 4 ?, nous ne pouvons plus discerner par moment quel serait celui qui représenterait la conscience de soi immanente au sujet et par un autre moment l’instance d’interpellation. La question du flux est ici essentielle, car elle est celle du temps et de la composition de l’être dans celui-ci. Pennequin, dans ce texte, explicite un peu plus qu’auparavant ce qui a lieu avec le temps, temps qui n’est d’aucune manière objectif ou temps du monde, mais temps de soi, qui se situe à l’intérieur de nos propres êtres. C’est ainsi, que si la mort reste à l’oeuvre dans ce nouveau livre, comme cette absence qui ronge du dedans notre être, cette mort est issue du travail de putrefaction inhérent au temps : « , qu’est-ce qui travaille à l’intérieur, qu’est-ce qui peut autant me travailler, peut autant me donner du travail, qu’est-ce qui vient pourrir à l’intérieur, c’est l’intérieur du temps, » Le flux est celui du temps, et le temps est un travail de composition de la décomposition. Autrement dit au niveau du langage, toute forme d’articulation est la formulation de la dé-formation, de la dis-jonction en soi. Parler n’est pas assembler mais montrer du désassemblé, du fragmenté, et seul le flux dans la radicalité de ses écartements, de ses phases hétérogènes parvient à formuler cette déstructuration de soi par la pensée et le langage. La force de ce flux apparaît ainsi comme la possibilité de mêler en un seul agrégat la provenance des ph(r)ases de pensée. Lorsque l’auteur utilisait des points, par le marqueur syntaxique, pouvaient être posées en écart les différentes séquences linguistiques, et localiser leur provenance (énoncé d’une série télévisée, adage populaire, paroles propres,… etc.). A partir du moment où Pennequin s’évertue à ne plus abstraire syntaxiquement les séries de phrases les unes des autres, nous ne pouvons être pris que dans une sorte de porosité généralisée de tous les énoncés, qui les amènent à n’appartenir plus qu’à une seule source, à être le résultat intensif d’un seul flux de pensée, mais divisé en instances en lui-même. La présence d’éléments importés n’est pas ainsi moins prégnante dans Mon binôme, mais elle est davantage située dans l’immanence de la pensée monologuée. En ce sens, ce qu’affirme d’autant plus ici Pennequin, c’est à quel point notre hétérogénéité intérieure ne provient pas seulement de la projection/imposition de pensées qui seraient extérieures et identifiables en tant que telles, mais d’une assimilation effaçante de ces bribes, au point que nous nous déterminions par nous-mêmes selon ces matériaux. Grâce au flux, Pennequin constitue davantage ainsi le fait que le propre ne soit que de l’impropre, ne soit constitué que par cet impropre que nous croyons notre propre. Mais reste à comprendre pourquoi, ces divisions du sujet en lui-même ne renvoient pas à la psychanalyse, mais essentiellement à la schiz fondamentale de l’homme, en tant qu’il est homme ? En effet, comme cela a pu être remarqué, il me semble un peu trop caricaturalement par certains critiques, on retrouve ici une nouvelle fois les thèmes du père qui hante au-dedans la conscience, mais aussi la constante d’une interrogation sur le désir, l’amour et son rapport à la sexualité, « la bite ». Mai c’est se tenir en porte-à-faux que de réduire la prosodie de Pennequin dans les limites de questions psychanalytiques.

L’interpellation de la schiz ontologique : variation des motifs

Que cela soit la philosophie ou bien la psychanalyse, à chaque fois, leur analyse tend à se polariser sur des déterminations précises. La philosophie focalise la schiz en rapport avec la morale et son appel, voire la voix de Dieu comme chez Augustin. La psychanalyse, comme la justifiait Freud, par exemple dans Une difficulté de psychanalyse, polarise la schiz en rapport avec la pulsion sexuelle (ça, l’inconscient profond, la libido, etc…). La force du flux que nous propose Pennequin, c’est qu’il ne développe pas un discours privilégié en tant que tel. Bien au contraire, non seulement comme je l’ai dit, il efface peu à peu la délimitation et la position précise des voix, mais en plus, il va faire varier les motifs d’adresse, les contenus de discours. Et c’est à travers cette variation des motifs de distance en soi de soi, que peut être précisée la radicalité de la schiz ontologique. En effet, en balayant un large champ de division en soi (l’autre, on, toi, je, la télévision, le lieutenant, elle, papa, etc…), ce n’est pas tant à des cas précis qu’il renvoie, mais à un ensemble d’opérations de réflexivité schizoïde qui font partie intégrante de notre appareil psychique. C’est pourquoi, comme je vais tenter de l’expliquer, ce n’est pas seulement un cas psychopathologique que nous observons, ce n’est pas une petite histoire à la mode subjectivo-occidentale genre Christine Angot ou un dernier avatar genre les petites névroses sentimentales à la Justine Lévy. Si on ne considère que certaines possibilités d’adresse réflexive à soi, alors on détermine seulement certaines déterminations de cette schizophrénie. On étudie certaines de ses polarisations. La voix de la raison, comme le mentionna Nietzsche n’est qu’une petite part de notre grande raison (la vie/corps). De même que la voix de la pulsion au sens de Freud n’est qu’une petite part, ou encore celle du surmoi en tant qu’elle est aussi une instance déterminante en nous. Pennequin, pour sa part, multiplie les différents types d’adresse. Tour à tour réprobatrice, interrogative, constative/descriptive, pénitente, performative, rectificatrice, etc, et ceci en les reliant à une multiplicité d’instances énonciatrices. Il les multiplie sans jamais donner à une seule adresse une priorité, ou bien en discriminer certaines par rapport à d’autres. Non, tout au contraire, nous sommes pris selon le flux, dans une variation sans hiérarchie des possibilités de reprise de soi par soi, dans une sorte de dialogue sans interlocuteurs précisés, qui surgissent selon aucune logique déterminée du surgissement. Ceci lui permet de poser que c’est au cœur de ces échanges intérieurs multiples que se pose la question même de savoir ce que l’on est, qui l’on est. Pennequin l’énonce, le « je » est ce rien qui accueille les paroles extérieures dans sa bouche comme les siennes propres : « c’est moi mon lieu, mon centre, le lieu et au bout rien, au bout du lieu du centre, le centre de moi, c’est moi au lieu de rien, c’est le centre même, oui c’est moi qu’il y a dans ce rien-là ». Ce rien, à savoir cette place vacante et lisse où se gravent, se condensent et se fixent une multiplicité de paroles, dont on est plus ou moins conscient de la fixation/éclosion. Certes celle de la société, ou bien encore de la télévision, comme il l’avait déjà pleinement développé dans ses textes antérieurs, notamment Ecrans (VOIXéditions) : « je ne suis pas le même qui parle, je parle dans ma bouche mais je ne suis pas le même, on est jamais le même quand on est la télé », mais aussi celle qui contredit ces énoncés, et encore celle du père, de l’amante, de la mère, de l’ami, etc… Apparaît que la scène de la conscience intime et immanente est grouillante de sujets plus ou moins perceptibles et distincts qui, par contradiction et articulation, se fondent dans un seul élan. Et c’est là que s’éclaire par ce grossissement par le prisme littéraire, le caractère décousu ontologiquement de la conscience. Nous ne sommes conscience réflexive que dans le mouvement de ses boucles qui entrent en friction. Dès lors, si Alain a raison de dire, que la pensée authentique c’est celle qui se dit non, qui se contredit, parfois même sans savoir pourquoi, pour rien, il reste à comprendre que le non n’a pas pour origine seulement une conscience pleine et transparente à elle-même, qui serait résolue dans la vérité qui la détermine, mais que tout au contraire ce non, qui détermine la possibilité de la démarcation du sujet, est le jeu des différentes instances qui se créent en nous et qui par opposition, association, répulsion ou bien attirance, créent la synthèse d’un sens, d’une direction d’existence.

Ainsi, pour conclure, il est évident que Pennequin, par mon Binôme approfondit encore la voie d’une introspection ontologique du sujet humain. Retirant tout artifice de la représentation fictionnelle, condensant son écriture dans le seul flux immanent de la réflexivité de la conscience, il montre sans fard, sans recours au théorique, comment notre propre être est le cousu d’une multiplicité décousue et contradictoire, et en quel sens cette schiz fondamentale est ce qui anime originellement notre propre inquiétude d’être.

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