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Recycling : dialectique de l’image-déchet

 

Tous les jours 350 millions de photos sont publiés sur facebook. Plus de 240 milliards d’images ont été ainsi accumulées par la plateforme depuis sa création. Les réseaux sociaux ont accéléré à la fois la production des images numériques et d’autre par leur publication, leur partage, leur diffusion, leur duplication.
Dans leur article publié dans AOC, Gwenola Wagon et Stéphane Degouttin soulignent avec pertinence en quel sens les imaginaires des images diffusées, de l’open-space à l’image érotico-porno, du portrait à la vue d’ensemble, correspondent à des imaginaires reliés à des stocks d’image, à « une hygiène de l’image », « une stratégie d’évidage de l’image ». Ainsi les images viendraient recouvrir le réel par leur esthétique clean, par leur codification apriori, effaçant les aspérités du réel, et ce qu’elles engagent comme problématiques (sociales, politiques, etc) en faveur d’une vision édulcorée, adoucie, anesthésiée.

Se pose cependant la question de savoir pour qui sont destinées ces images ? En quel sens, les réseaux sociaux demandent que soient postées des images, sachant que les images stockées exigent de la place sur des servers donc des coûts réels et de la place matérielle.

Mon hypothèse, c’est que l’image prise dans une dialectique qui définit sa fin, ne correspond plus réellement à ce qu’elle était traditionnellement, mais qu’elle est immédiatement autre chose, à savoir un déchet qui est conçu médiatement pour être recyclé.

Intentionnellement, du point de vue de la conscience humaine, lorsque l’on poste une image, c’est pour qu’elle soit vue. C’est ce qui tient au désir. Et c’est ce désir de reconnaissance médiatisée de soi que stimulent les stratégies relationnelles des réseaux sociaux. J’appelle la profondeur de l’image, ce qui amène une image à nous retenir dans son temps, dans ses plis, dans sa matérialité, dans son apparaître (aiesthesis). La profondeur d’une image n’est pas ainsi une dimension matérielle, mais temporelle.

Ce que le créateur d’une image, par exemple d’un tableau peut souhaiter c’est que son image retienne l’attention. La dimension du regard tient au temps et c’est dans ce temps que l’image affecte.

Or, les réseaux sociaux ont développé une logique de flux tendu pour les informations ou images qui leur sont envoyées. L’image n’est plus pensée selon une logique de profondeur mais de transmissibilité et de stimuli rapides. Ce n’est plus la qualité de l’image qui est primordiale, mais la quantité de partage et de like. Le like et le partage ne reposent pas sur une analyse qualitative mais sur d’autres logiques liées à des processus algorithmiques : la fréquence de post, le réseau interconnecté avec celui qui poste. Dès lors l’image est pensée en tant que potentialité de like et elle exige immédiatement d’être dépassée dans la prochaine image postée. La reconnaissance n’existe que dans l’enchainement des publications. Les publications ne sont pas pensées comme liées, mais à chaque fois comme des objets autonomes. Cela se voit aussi bien par des traits spécifiques dans les créations vidéos : des mini-scénarios, d’une durée courte, sans lien avec les précédentes créations. Les réseaux sociaux sont ainsi des flux de points qui doivent se succéder indéfiniment. L’épaisseur temporelle doit être réduite le plus possible.

La logique de flux fait, et ici nous je rejoins totalement GW SD que l’image doit correspondre avec une esthétique du réseau. Cette logique de mimétisme, de mème (Dawkins), est une des clés pour réussir à augmenter la fréquence de like et de transmissibilité d’une image. Se développe ainsi une forme d’académisme de l’image, de modalité de la répétition dans une différence qui doit se nier d’une certaine manière.

L’image n’attire plus l’attention, elle entre en écho avec un déjà vu.

Ce que j’appelle l’image-déchet, est ainsi l’image conçue selon l’intentionnalité des promoteurs des réseau sociaux non plus comme devant avoir une forme d’épaisseur temporelle, mais étant immédiatement pensée selon sa logique de recyclage. Le but des réseaux sociaux tient à l’accélération des publications, en vue d’un stockage-recyclage de données.

Nous le savons, nos informations, qu’elles soient textuelles, picturales, vidéos ou audios, entrent toutes dans des bases de données (big data) qui elles-mêmes servent à alimenter des processus d’apprentissage pour des intelligences artificielles.

Le but des réseaux sociaux n’est pas l’attention portée par les humains. Cette attention n‘est qu’une médiation, en vue d’une autre fin. L’attention humaine doit même être la plus courte possible pour une image, quelqu’elle soit. En effet nous pourrions imaginer d’une manière absurde, une image qui retiendrait absolument l’attention, qui impossibiliserait toute autre image, cela anéantirait toute logique de réseau social. Nous serions alors dans une perspective à la Borgès plus qu’à la Meta ou la Google.
Au contraire les images doivent être suffisamment volatiles, pour qu’elles se succèdent sans que nous nous y arrêtions. Certes, stratégiquement, il est toujours utile pour cette logique de mettre en évidence des flux qui se démarquent. Mais ils ne sont publicitairement conçus que comme des stimuli pour inciter tout un chacun à poster.

Les images ne nous sont plus vraiment adressées. Elles ne sont plus destinées au regard humain, mais elles sont envoyées à des IA. Là aussi l’image n’est pas pensée dans une logique d’hyper-production comme réalité, mais elle est médiation pour saisir à partir d’intelligences artificielles, des informations qui ne concernent pas l’image en propre. L’image-déchet est ainsi une image qui sert de matière à recycler pour des stratégies aussi bien commerciales, politiques, sociologiques qu’esthétique. Ce qui compte n’est pas l’image en tant qu’entité, mais l’image en tant que multiplicité de données exploitables.

Lorsque l’on crée avec une IA (par exemple les systèmes CLIP), la création de l’image est le résultat du recyclage de nos images qui ont été injectées dans des datasets et analysées grâce à du deep learning. La création à l’aide d’IA se caractérise ainsi comme une forme qui se constitue à partir de potentialités qui sont tirées de l’image-déchet. Ce que nous voyons comme résultat est ainsi tout à la fois ressemblant (car issu de données élémentaires d’images pré-existantes) et dissemblabes (au sens où l’IA n’est pas dans une mimésis de perception, mais dans une mimésis par statistique à partir d’analyses de données).

 

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Every day 350 million photos are published on facebook. More than 240 billion images have been accumulated by the platform since its creation. Social networks have accelerated both the production of digital images and others through their publication, sharing, dissemination, duplication.

 

In their article published in AOC, Gwenola Wagon and Stéphane Degouttin pertinently underline the sense in which the imaginaries of the images disseminated, from the open-space to the erotic-porn image, from the portrait to the overview, correspond to imaginaries related to image stocks, to "an image hygiene", "a strategy of hollowing out the image". Thus the images would come to cover the real by their clean aesthetics, by their a priori codification, erasing the roughness of the real, and what they involve as problematic (social, political, etc.) in favor of a watered down, softened, anesthetized vision.

 

However, the question arises, for whom are these images intended? In what sense, social networks require images to be posted, knowing that the stored images require space on servers and therefore real costs and material space.

 

My hypothesis is that the image taken in a dialectic that defines its end, no longer really corresponds to what it traditionally was, but that it is immediately something else, namely a waste that is mediately designed to be recycled.

 

Intentionally, from the point of view of human consciousness, when we post an image, it is to be seen. This is what comes down to desire. And it is this desire for mediated self-recognition that the relational strategies of social networks stimulate. I call the depth of the image, which leads an image to retain us in its time, in its folds, in its materiality, in its appearing (aiesthesis). The depth of an image is thus not a material dimension, but a temporal one.

 

What the creator of an image, for example of a painting, may wish is that his image attract attention. The dimension of the gaze depends on time and it is in this time that the image affects.

 

However, social networks have developed a tight flow logic for the information or images sent to them. The image is no longer conceived according to a logic of depth but of transmissibility and rapid stimuli. It is no longer the quality of the image that is essential, but the quantity of shares and likes. The like and the sharing are not based on a qualitative analysis but on other logics linked to algorithmic processes: the frequency of posting, the network interconnected with the one who posts. From then on the image is thought of as a potentiality of like and it immediately demands to be exceeded in the next image posted. Recognition only exists in the chain of publications. The publications are not thought of as linked, but each time as autonomous objects. This can also be seen by specific features in the video creations: mini-scenarios, of short duration, unrelated to previous creations. Social networks are thus flows of points that must follow one another indefinitely. The temporal thickness must be reduced as much as possible.

 

The flow logic does, and here we totally agree with GW SD that the image must correspond with the aesthetics of the network. This logic of mimicry, of meme (Dawkins), is one of the keys to successfully increasing the frequency of likes and the transmissibility of an image. Thus develops a form of academicism of the image, of modality of repetition in a difference that must be denied in a certain way.

 

The image no longer attracts attention, it echoes with a deja vu.

 

What I call the image-waste, is thus the image conceived according to the intentionality of the promoters of the social networks no longer as having to have a form of temporal thickness, but being immediately thought out according to its logic of recycling. The purpose of social networks is to accelerate publications, with a view to storing and recycling data.

 

We know that our information, whether textual, pictorial, video or audio, all enters databases (big data) which are themselves used to feed learning processes for artificial intelligence.

On the contrary, the images must be sufficiently volatile, so that they follow one another without our stopping there. Certainly, strategically, it is always useful for this logic to highlight flows that stand out. But they are only advertised as stimuli to encourage everyone to post.

 

The images are no longer really addressed to us. They are no longer intended for the human gaze, but they are sent to AIs. Here too the image is not thought of in a logic of hyper-production as reality, but it is mediation to seize from artificial intelligence, information that does not concern the image itself. The waste-image is thus an image that serves as material to be recycled for commercial, political, sociological and aesthetic strategies. What counts is not the image as an entity, but the image as a multiplicity of exploitable data.

 

When creating with an AI (for example with CLIP systems), the creation of the image is the result of the recycling of the broadcast images that have been injected into datasets and analyzed using deeplearning. Creation using AI is thus characterized as a form that is constituted from potentialities that are drawn from the waste-image. What we see as a result is thus both resembling (because stemming from elementary data of pre-existing images) and dissimilar (in the sense that the AI ​​is not in a mimesis of perception, but in a mimesis by statistics from data analysis).