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Esthétique de la ruine et IA

Depuis quelques années, mon travail est hanté par la destruction et la trace. Celle de l’humanité. Les paysages que je crée numériquement (installations programmées, photographies numériques) sous le nom générique de paysage de la catastrophe, se répandent en étendues désolées, en lieu de ruines, d’où l’homme a disparu. Paysages qui ne se donnent plus du point de vue de l’unité perceptive de l’homme contemplant la nature, mais comme espace non-humain, échappé de sa perception. Mes dernières séries réalisées par intelligence artificielle (IA) Our Wealth (2022), Materiality’s Virtuality (2021) Disaster Landscape (2021), et d’autres encore, poursuivent cet horizon.

La ruine n’est pas nouvelle en art, elle en est à la fois un motif esthétique et une possibilité miroir pour l’homme lui-même, pour son sens. Dès la Renaissance elle vient définir une forme esthétique par exemple chez Mantegna.
Mais c’est avec le XVIIIème siècle que la ruine et notamment Piranèse et Hubert Robert, que se constitue une esthétique de la ruine, qu’elle n’est plus en arrière plan, support, mais devient le premier plan du tableau, son motif central, qu’elle correspond à une mise en abyme de l’humanité de son temps, de son histoire.

La ruine hante l’art car elle fait apparaitre tout à la fois la destruction et sa trace. Elle se donne comme témoignage de ce qui a eu lieu et qui n’est plus. La ruine est une restance. Elle est en ce sens l’indice d’un passé qui insiste dans le temps. Par la ruine, il y a en quelque sorte un refus du silence, de l’irreprésentable. La trace est la marque que l’art est lieu de la représentation, de ce qui aurait disparu, un refus de l’effacement.

La ruine peut se donner comme l’effondrement du présent : Ludwig Meidner, et ses paysages de l’apocalypse peints entre 1913 et 1915. La douleur de la guerre n’implose pas, mais donne lieu à la représentation expressionniste.

L’esthétique de la ruine cependant avec la fin du XXème siècle n’est plus venue marquée un moment de destruction : mais bien plus une forme d’épuisement du monde et de sa logique tel qu’il fonctionne, le monde comme espace de ruine. Si Hubert Robert dépassait la simple esthétique de la ruine en représentant le Louvre et sa grande galerie en ruine, ceci afin de montrer la fin d’un temps : la fragilité de ce qui se donnait symboliquement par l’architecture, Cyprien Gaillard au début du XXIème siècle pose de même la finitude de la modernité du XXème siècle à travers une création qui porte sur la ruine. Que cela soit les gravures de Belief in The Age of Disbelief (2003), Swiss Ruins (2005) ou de Geographical Analogies.

Toutefois, mon travail, s’il est habité par cette esthétique, par ce qu’elle véhicule quant à la question de la trace, il envisage la ruine non pas du point de vue du présent mais du futur. Ce ne sont pas les ruines environnantes et les traces du passé que je tente de représenter, mais notre présent comme ruine d’un avenir inéluctable. 
Mais se pose la question de celui qui observe. Que cela soit dans les oeuvres citées, ou bien dans les films post-apocalyptiques (de loin le lieu où la ruine future est le plus présente), la représentation est toujours liée à la persistance de la conscience humaine. La destruction de l’homme, ne réussit jamais à s’affranchir du dernier témoin. Le cinéma notamment ne parvient jamais à poser la radicalité de la finitude humaine. Les décombres sont toujours le lieu d’une humanité restante et dans sa possible résilience et d’une conscience qui est là pour être témoin. Pour ma part, mes créations sur la post-humanité s’affrontent à la radicalité de l’effacement de l’humain, à sa disparition, et delà se confronte à la possibilité d’un regard extra-humain comme constitutif de la perception.

En 2015, dans la première version de Paysage de la catastrophe, j’indiquais que le paysage était généré par un algorithme, une forme d’intelligence artificielle qui en analysant les hashtags sur Fukushima, générait des reliefs, le paysage. Parallèlement, un deuxième algorithme tentait de refaire un récit de cette catastrophe à partir de millions de twits. Le déplacement  se faisait selon une automatisation. Il était important de souligner cette disjonction entre une intention humaine et un observateur extra-humain.

Cette disjonction entre l’homme et la possibilité de la perception est dans l’horizon de ce qu’a revendiqué Vertov dans le manifeste Kinok : l’automatisation du kinoglaz. Un oeil de la caméra qui s’émanciperait en tant que voir, en tant que perception, de la sensibilité humaine. Ce qui chez Vertov aboutit à cette scène finale fantastique : une caméra autonome. En 2015 : c’est ce que je poursuivais : constituer un témoin de la fin de l’homme, qui ne tiendrait plus à la persistance de l’homme, mais qui serait une perception extra-humaine, obéissant à sa propre logique.

La ruine si j’essaie de la penser à partir du futur, et donc d’une archéologie d’un avenir où l’homme ne serait plus, je tente de constituer la génération de l’image par IA comme cette possibilité d’un voir anticipant, comme la constitution d’une perception qui n’est plus humaine. L’IA n’est pas d’abord un outil, mais la présence d’une imagination artificielle et technique et d’une forme de représentation déctachée de l’homme et qui pourrait lui succéder. Je la pense d’abord et avant tout ontologiquement comme présence et pas selon sa réduction instrumentale. L’IA construirait ces visions du futur (la ruine) à partir de la matérialité qui lui est donnée (les stocks d’images) et de sa logique. Ainsi, nos images qui lui sont données et qui constituent son dataset seraient en quelque sort les décombres, lui permettant tout à la fois esthétique et logiquement de produire l’image de la ruine future.

Une partie de mes images repose sur des énoncés que je ne décide pas initialement. Une première IA travaille sur des ensembles d’articles d’actualités portant sur l’anthropocène, la crise écologique etc. et de là génère des énoncés, que l’on pourrait estimer prédictif : des descriptions d’un futur possible, potentiel, probable… Ces énoncés sont ensuite utilisés par d’autres IA pour générer des images (chaque image est issue de plusieurs processus de génération). En quelque sorte, ces créations correspondent à ce que peut souligner Pierre Huyghe à propos de ses dernières créations en 2018 : « Quand ce qui est fait n’est pas nécessairement dû à l’artiste en tant qu’opérateur unique, le seul à générer des intentions et que c’est plutôt un ensemble d’intelligences, d’entités biotiques ou abiotiques, hors de portée humaine, et que la situation présente n’a pas de durée, ne s’adresse à personne, est indifférente, à ce moment-là, peut-être que le rituel de l’exposition peut s’auto-présenter ».