La machine célibataire et l’IA
"Le mythe des machines célibataires signifie l’empire simultanéité du machinisme et du monde de la terreur" Michel Carrouges, 1954.
En 1981, David Cronenberg, avec Videodrome, émettait l’hypothèse d’une transformation de notre réel à partir de l’image télévisuelle. Le leitmotiv était celui de "la nouvelle chair".
Cette nouvelle chair, étrangement, n’était pas dépendante des hommes, mais, dans une sorte de spirale horrifique, elle se fondait sur une autonomisation de la technique. Celle-ci s’émancipant des causalité humaines, agissant sur Max (James Wood) sans qu’il y ait d’intentionnalité pré-existante. La scène de la télévision vivante, animée d’un circuit vasculaire, avec à l’écran Niky appelant Max puis le gobant en était l’une des séquences symboliques. Entre eros et thanatos, Videodrome montre une technologie qui produit de l’image incontrôlable.
Pour David Cronenberg, il y aurait une forme d’extension du règne de l’image sur l’imaginaire, produisant une transformation de la chair du réel. L’imaginaire étant produit par la machine elle-même. Cette transformation serait analogiquement organique et terrifiante, mais désirable, d’où la fascination de Max pour l’organisme TV autonome et posé sexuellement.
Avec la production d’image par les IA, nous sommes entrés pleinement dans cette ère de la nouvelle chair, nous faisons face à des écrans qui génèrent de plus en plus d’images produites par les machines elles-même.
Il y aurait une extension d’images non produites par l’humain et delà un imaginaire qui n’aurait plus comme source l’imagination humaine, mais l’imagination machine. Une forme de contamination de l’image par les productions de l’IA.
Il y a là en quelque sorte une inversion dans la constitution de l’image telle qu’elle a été pensée traditionnellement en art, mais aussi un déplacement par rapport à l’usage de la médiation technique.
L’oeuvre est encore souvent définie à partir de l’artiste, qui en serait le créateur, « la singularité créatrice » pour reprendre Nathalie Heinich. Non seulement il en serait la source intentionnel, mais il en serait aussi par son imaginaire, son émotion le créateur de la plasticité. Le créateur serait ainsi central, sa vocation, ses dons, son exception, son inspiration. De même, si prendre une photographie, comme l’a parfaitement expliqué Vilem Flusser, cela implique de saisir le cadre déterminant de la technique, cela suppose néanmoins qu’il y ait encore un réel à capter et un certain nombre d’intentions et d’actions du photographe, notamment une forme de sensibilité à ce qui est vu et donc dans l’acte du voir technique. La création par IA suppose une rupture dans l’acte de création, au sens où si l’intention de création repose encore sur la décision humaine, les procédures de production de l’image se sont détachées de son imaginaire et de sa subjectivité, nous avons à faire à un imaginaire machine. Une partie des causalités de la création, comme l’explique très bien Grégory Chatonsky, s’échappe de la maîtrise humaine. Certes, les règles de création sont des algorithmes pensés dans leur processus par des humains, toutefois l’algorithme n’est pas la chose produite, il y a là un écart entre le code et l’image. L’imaginaire machine se détache de l’intention du sujet humain. Cet imaginaire semble rétiscent à toute appréhension comme s’il était "une boîte noire".
On aurait ainsi une incarnation de « la machine célibataire », en écho à Duchamp, Carrouges ou Tinguelly. Selon Deleuze et Guattari, pour une machine célibataire « l’ essentiel est l’ établissement d’ une surface enchantée d’ inscription ou d’ enregistrement qui s’ attribue toutes les forces productives et les organes de production, et qui agit comme quasi-cause en leur communiquant le mouvement apparent ».
L’IA apparaît comme une machine célibataire, car elle s’autonomise. Causa formalis, causa materialis et causa efficiens – pour reprendre les causalités aristotéliciennes, ne sont plus humaines, mais détachées de son intentionnalité, elles sont appropriées par l’IA à laquelle le créateur délègue la quasi totalité du processus. La création s’échappe des opérations du sujet humain que je suis en tant que créateur de la plasticité. En quelque sorte, le sujet humain serait comme le maître hegelien, il n’exercerait aucune forme de négativité dans le processus de création. Il serait une intention purement en soi, sans jamais être du côté de l’existence. Le sujet humain aurait en lui, dans le processus une pure idée vide sans substance. L’imaginaire machine serait à l’oeuvre, se produirait abandonnant le sujet. C’est là sans doute la terreur de Michel Carrouges, mêlant à la machine célibataire la pensée du Golem. Michel Carrouges, voyant des machines proliférés dans le monde entier, s’inquiète de leur possible autonomie. Créature née de l’homme et devenant antagoniste à lui alors qu’elle le fascine. C’est cet écart terreur/fascination que mes créations appelées Single machine – machine célibataire, conçue avec une IA, questionne. Dans chacune d’elle, le corps féminin mis à nu, nous regarde. Il est comme Niky, il nous interpelle.
La prolifération des images produites par un imaginaire extra-humain doit alors questionner. En quel sens il produit une transformation de notre rapport au réel au sens où justement Cronenberg l’avait envisagé dans Videodrome ? Comment penser l’entre-deux de la fascination et de la terreur ? N’y aurait-il pas des modifications, une forme de contamination de notre manière de penser l’imaginaire de l’image selon ce processus ? Les images techniques n’étant plus le résultat d’une mimétique de notre imaginaire, mais au contraire notre imaginaire devenant mimétique d’un imaginaire de l’image technique ?