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[article d’actualité] Liberté liberté chérie (d’une logique de l’espace carcéral)

[article paru sur le site Hermaphrodite]
Et si Sarkozy faisait des émules ? Analyse de la décision de créer des citoyens relais de la part du commisariat de Douai (Nord – Pas-de-Calais).
Alors que sort le livre Liberté liberté Chérie de Sabine Hérold et Édouard Fillias, qui est certainement une reprise abusive du titre du livre de Pierre-Mendès France, le commissaire de Douai, se met en devoir de mettre en acte cette dite liberté en instituant des citoyens relais, qui permettront d’en garantir la pérennité.
Que sont-ils ? Ce sont des volontaires de la vie civile, qui recrutés, seront là pour renseigner les services de police sur les incidents qu’ils peuvent constater.

La première remarque qui est évidente : en quel sens peut-il y avoir une légitimité pour des citoyens, non formés, non tenus par le statut de fonctionnaires d’Etat, de devenir des organes de la police, ne serait-ce qu’au titre du renseignement. En effet, alors que pour les renseignements généraux ou bien la police, l’action ne se déroule pas en relation avec leur milieu d’appartenance (famille, voisinage, entreprise, etc…) là tout au contraire, ces citoyens relais seront d’abord et avant tout des observateurs de leur milieu d’appartenance, des agents de renseignement cachés. Or, n’est-ce pas là le début de la suspicion généralisée ? N’est-ce pas là une dérive que nous avons pu constater par exemple en Allemagne de l’Est, du temps du mur de l’infiltration de la Stasi, lorsqu’une partie de la population travaillait pour l’Etat et à la surveillance de ses proches ? Ou bien encore ce à quoi encourageait le pouvoir Vichyste en France ? Cela pose la question, non seulement de la compétence, mais aussi de la séparation entre la vie publique et les fonctions d’Etat ? Qu’est-ce qui garantira qu’un citoyen relais ne dénonce pas son voisin du fait d’un conflit personnel, ou encore d’un conflit d’intérêt ? Ce citoyen relais n’aura-t-il pas d’un coup cette position paradoxale de pouvoir être juge et partie, ce qui est totalement interdit au niveau judiciaire, où il ne peut y avoir, que cela soit pour un enquêteur ou bien un juge, de conflits d’intérêt au niveau des affaires qu’ils traitent ?
La seconde remarque,est sur la dérive sécuritaire. En effet, est-ce le fait de vivre de vraies violences qui amène à en venir à une attitude sécuritaire, ou bien, est-ce le fantasme de la représentation qui y conduit. Castoriadis l’a bien analysée, une représentation sociale ne naît pas d’abord et avant tout des faits objectifs, mais de l’imaginaire qui produit une réalité. Imaginaire relayé, voire produit comme on l’a dit lors des dernières présidentielles françaises, par les médias. Le fait de constituer ces citoyens relais témoignent d’une méfiance accentuée face aux possibles survenues de violence ou de délits, mettant en suspens de fait peu à peu le lien social immédiat entre les individus, et introduisant une défiance progressive des citoyens entre eux. Il y a ici inversion de la cause et de l’effet, du fait que normalement ce à quoi on devrait inviter c’est d’abord et avant tout à une participation active au lien social, or là le lien social est d’emblée effacé par la constitution du citoyen relais, qui est posé comme surveillance au vue de potentielles malveillance, et non pas selon une logique de bienveillance. Effectivement, le lien social ne peut se bâtir selon la logique de la suspicion, car cela renvoie comme l’a parfaitement analysé Michel Foucault dans Surveiller et Punir, à l’actualisation d’un espace de pleine visibilité policière, et de mise en avant du lien social comme obéissance dans la peur de la dénonciation. Ici, on le comprend, la sollicitation du citoyen relais doit permettre la réalisation d’un panopticum, espace de visibilité absolue abolissant la distinction vie privée/vie publique, du fait qu’en nul endroit, le citoyen pourra être à l’abri de ces observations. Bienvenu en 2004, George Orwell a devancé de vingt ans par sa prophétie la réalité de Big Brother.

Ainsi, apparaît que pour garantir la liberté, cette liberté chérie revendiquée, ce qui a lieu c’est un travail de surveillance et d’aliénation sociale. Étrange procédé, qu’en son temps Blanchot avait thématisé dans son roman Le Très-haut, montrant en quel sens une telle intégration de l’Etat et de sa surveillance dans l’individu, conduisait irrémédiablement le personnage central, M. Sorge, à dépérir, à se renfermer, à la maladie, ne pouvant plus supporter d’être ainsi un organe de l’Etat. Il n’est pas à douter que de tels renforcements de la surveillance, loin de conduire à la concorde sociale, crée plus d’exaspération que de calme. Au sens, où elle vient s’insérer dans une logique toujours plus puissante du contrôle de l’individu par la loi et ses prérogatives. Liberté Liberté chérie, exprimait la nécessité de la liberté pour Mendès-France face aux abominations totalitaires de ce siècle, étrange retournement peu à peu, où en guise de liberté on ne propose plus lentement que l’espace carcéral pour le singulier.