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[article] Real cannibalisme TV

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La real-TV, comme cela a été maintenant maintes fois analysé, se développe selon la logique du panopticum, de la visibilité porno-logique. Porno-logique, car comme l’étymologie le dit, il s’agit de vendre son corps, sa présence nue (Loft-story, Nice people) ou bien une de ses fonctions (Pop star, Koh lanta, Star-academy), voire même son fond pathogène (Fear factor). Vendre une présence sans la production de représentation, vendre sa pure et simple présentification, sans le masque, sans le double qui caractérise normalement la logique spectaculaire. La real TV, c’est évident n’est pas spectaculaire, ou bien elle est le spectacle qui a abandonné le spectacle, au détriment d’un speculum de l’immédiateté et de la spontanéité. C’est pourquoi, le philosophe Jean-Jacques Delfour pouvait y voir un paradigme du camp et du système totalitaire (Le Monde du 18 mai 2001), ou bien le sénateur Claude Huriet des souris (Le Monde du 12 mai 2001). Spectacle qui anéantit le spectacle, ou encore spectacle qui ne revendique aucun recul du jeu, à savoir qui met seulement en jeu l’individu tel qu’il est, et non pas tel qu’il pourrait être. Spectacle qui détruit toute surprise dans le spectacle. La real-TV brise en effet le paradigme de la reconnaissance, de la catégorie des personnes médiatiques. Elle ne vient pas proposer une figure à atteindre, mais elle pose comme assomption de la visibilité : la normalité éprouvée ; en quel sens par exemple comme ce fut dit dans le dernier épisode de la 3ème saison de Koh Lanta, ce sont deux femmes normales qui ont gagné, deux femmes normales, à savoir comme les autres, aussi bien dans leurs moyens physiques et psychologiques, que dans leurs aspirations à participer à ce jeu de real-TV. Le modèle ne devient plus celui alors de la star mais de l’anonyme représenté, au sens où la réalité de soi ne peut s’incarner que par le vecteur médiatique de cette diffusion. Modèle qui fonctionne, car cette présence-là devient la surface de projection et de sublimation du spectateur, surface où se focalisent ses propres désirs de réussite, ses aspirations à lui aussi apparaître en tant que présence subjective reconnue pour elle-même. Alors que la star apparaît comme l’irrémédiable abîme de sa propre présence, l’idéalité impossible, l’identité interdite posée comme icône de sa propre déficience à apparaître. Là se détermine l’une des fonctions de substitution de la real TV : substituer à la star, l’anonyme, et donc permettre une meilleure captation de l’attention de la norme, qui peut à chaque instant se projeter sur cette présence, s’y identifier, l’interpréter comme un possible de sa propre existence. « Du point de vue psychique » explique Castoriadis dans Le monde morcelé, « la fabrication sociale de l’individu est un processus historique moyennant lequel la psyché est contrainte d’abandonner ses objets et son monde initiaux et d’investir des objets, un monde, des règles qui sont socialement institués. C’est là le véritable sens du processus de sublimation ». L’un des courts-circuits majeurs de cette logique devient l’évacuation de ce qui fait la spécificité des stars : le talent, la création ou encore la singularité au sens où seule la normalité immédiate et son ressenti devient modèle et matière à interpréter et jouer pour le spectateur. Il n’y a qu’à voir ce qui est véhiculé dans chacune de ses émissions : la sexualité, les tergiversations psychologiques, une intersubjectivité mondaine sans autre caractère que de montrer spécifiquement le lot commun de tous. Ainsi la real-TV n’est pas d’abord et avant tout un lieu concentrationnaire, ou bien l’établissement de souris, mais sa logique est d’absorber la subjectivité, en tant que les médias télévisuels promettent depuis plus de 10 ans que d’existence vécue, il n’y a que dans sa présentation médiatique (Warhol l’expliquait déjà en son temps). Si tel que le disent Florence Aubenas et Miguel Benasayag « Nous participons tous aujourd’hui au monde la communication » c’est parce qu’en effet « passer à la télé est devenu une étape acceptée pour qui veut aujourd’hui exister » (La fabrication de l’information). C’est pourquoi ces émissions ne peuvent promouvoir le collectif ou encore le communautaire, mais sont obligées de développer une logique de l’antagonisme entre les individus présentés. Pour montrer la subjectivité, il est nécessaire de morceler leur relation, de les amener à briser leur union, à les confronter les uns aux autres. La real-TV ainsi ne rapproche pas, mais détache, disjoint, écarte les individus entre eux, fondant le secret de sa réussite sur la décomposition, la fragmentation du tissu social et affectif possible. Il est caractéristique de voir à quel point dans chacune de ses émissions, le réel point en commun, c’est la volonté d’élimination, de mettre en porte-à-faux tout autre candidat, afin que les spectateurs lorsqu’ils peuvent voter, les juge en deçà de ce qui les caractérise. Le jeu de la normalité s’établit consécutivement sur un jeu de mise en échec de la présence de l’autre, de sa normalisation, de la dénonciation de sa propre présence nue. C’est là spécifiquement que naît une logique de vampirisation de l’individu par les real-TV : en effet, elles se nourrissent de la dépossession de la présence des êtres qu’elle met en image et en scène en tant que simple présence. Alors qu’un acteur ou bien un chanteur ne dévoilaient que peu leur présence réelle, pouvant même se plaindre du harcèlement de certains paparazzi, ce qui caractérise la spectacularisation des protagonistes de la télé-réalité c’est tout à l’inverse qu’ils laissent absorber par l’œil du cyclone leur présence nue, ne pouvant refuser qu’on filme et interview leur famille (obligation de contrat pour leur présentation = la preuve de leur normalité). Ce qui en contrecoup conduit de plus en plus les acteurs ou chanteurs professionnels à entrer dans ce vertige porno-télévisuel de leur propre existence. La vampirisation c’est le mécanisme d’absorption de forces vitales de la victime afin de conserver sa propre vie. Le vampire ne pouvant survivre qu’en altérant, en corrompant ce qu’il n’est pas ou n’est plus précisément, et qui lui fait défaut. En effet, et ici se pose la pertinence de l’essai d’Aubenas et Benasayag précédemment cité : cette mise en visibilité de la subjectivité normale – qui est l’un des credo de TF1 par exemple – se fonde non pas sur une mode, mais sur la nécessité de gagner de l’audimat, c’est-à-dire ces émissions se nourrissent de la subjectivité afin de survivre, les téléspectateurs recherchant à se reconnaître. Dès lors, en retour nous pouvons concevoir que le téléspectateur se pose comme un anthropophage, un cannibale aimant à manger, à bouffer ses contemporains, à les digérer et les disséquer. Regarder ses contemporains s’entre-déchirer, consommer ce type d’émission, revient à les cannibaliser, à s’en repaître. Se dévoile la tendance massive de notre société qui n’est certainement pas celle de la communauté, ou encore de l’individualisme qui prônerait une indifférence face à autrui comme on peut le dire, mais de l’anthropophage. Société extrême de la mise en différence selon des critères communs. Société de l’individualisme normé. La real-TV devenant le paradigme de ce devenir. L’entreprise pouvant en être le lieu le plus probant en tant que site de mise en expérimentation de cette intentionnalité. Le cannibalisme ne se réduit pas à manger l’autre, mais c’est le manger afin d’absorber sa propre énergie, sa puissance (syndrome Highlander). Il permet de devenir supérieur. Or, qu’est-ce qui définit l’intentionnalité du téléspectateur si ce n’est cette virtualité constante grâce à la sublimation de se dire qu’à la place de cette présence, il ferait mieux. Mécanisme des plus attractifs pour la télévision, en montrant la norme nue, le spectateur est invité à se confondre par projection avec celle-ci et par sa consommation à se définir comme une subjectivité plus performante. C’est là l’un des leviers les plus puissants du mécanisme de l’audimat, qui fit le succès de jeu comme une famille en or, ou encore actuellement comme le maillon faible ou bien Qui veut gagner des millions. Nulle difficulté dans les épreuves, mais la possibilité pour chacun de se croire plus performant face à des questions moyennes, de culture mondaine. Attraction cannibale, voir c’est dévorer, c’est absorber la puissance de l’autre afin de se construire selon l’adéquation à la norme, selon un devoir-être mondain. Être cannibale c’est donc se tenir dans la volonté d’une jouissance par la médiation dialectique d’une altérité dépossédée de sa propre singularité, mais posée comme un ensemble de catégorie normée qui est à ingurgiter. Nulle masturbation dans ce processus, mais une institution de la prostitution généralisée, où le consommateur du corps apparaissant – celui du lofteur, du koh-lanteur, du star-academeur – jouit de sa possibilité d’incarner l’idéal de la norme par cannibalisation de la subjectivité présentée. Welcome in the brave new world : la nouvelle société sera anthropophage ou ne sera pas. Bienvenu au festin nu de nos propres chairs : vous passez à la télé, alors souriez, le banquet se fait sous anesthésie !