MANUTENSIONS (écriture en extension)
STATION 6 Giney AYME Dispositif multimédia… par giney
DIFFUSION
– Les instants vidéos – Marseille – octobre 2011.
– La coopérative – Montaulieu – novembre 2011.
– L’été des arts – Le CRANE – juillet 2011.
– Databaz – Angoulême – mars 2011.
TEXTE DE XAVIER MALBREIL après la MANU TENSION du 19 mars 2011 à La Coopérative CENTRE d’ART et de LITTERATURE de Montolieu :
Manu Tension, ça me rappelle quelque chose…
Années 30. Il y a ce film, un vieux film en noir et blanc, dans lequel on voit un petit bonhomme serrer des boulons à toute vitesse, mais jamais assez vite. Il court après le tapis roulant mais le tapis roulant court plus vite que lui, et pour finir il se casse la figure, il court après le boulon perdu au risque de se faire broyer par des roues dentées… des roues dentées, tiens c’est bizarre cette expression… Et j’ai lu il n’y a pas si longtemps l’expression « vagin denté », c’est rare de la voir écrite, il me semblait qu’elle ne sortait jamais des livres de psychanalyse et d’ethnologie, attends, oui, c’était une étudiante, qui faisait sa grosse crise de confusion, et qui, allez, balançait du « vagin denté » à tout va, enfin… je me perds.
Ce petit bonhomme dans ce vieux film perturbe le travail des autres, alors qu’au fond tout ce qu’il aurait voulu c’est s’inscrire dans le mouvement, se faire oublier, pour gagner de l’argent et subvenir aux besoins d’une vagabonde qu’il a recueillie. Comme ses gestes ne sont pas les bons, il tord le nez du contremaître en croyant serrer des boulons, et ce qui devait arriver arrive, il se retrouve jeté à la porte, viré, remercié, il ne sera certainement pas payé, ni promus, ni congratulé, ni augmenté, comment s’appelle-t-il déjà ce film, « Les joies du travail à l’heure du fordisme », non, ce n’est pas ça ?
Et puis plus rien. Le travail physique disparaît du champ de l’art… Pas assez sexy certainement. Le travail physique, après tout, nous renvoie vers un passé que le monde occidental voudrait oublier. Maintenant, nous avons des machines pour ça. Le travail physique, c’est bon pour le tiers-monde, c’est bon pour Charlot, c’est d’un autre temps, tout simplement. D’un autre temps, dans d’autres lieux. Mais pas ici, pas chez moi, pas dans mon œuvre d’art, pas dans ma pièce de théâtre.
Pourtant, je me souviens bien avoir vu Giney Ayme accomplir sur scène des gestes que je connais bien, et ce n’est pas si vieux que cela, pas dans les années 30, non, mais dans les années 2010. Des gestes que tous les Charlot et tous les manuels connaissent bien pour les avoir appris, pour les avoir intégrés dans leurs muscles, dans leurs nerfs : couper, taper, tordre, casser, ranger, jeter, et tout ça en rythme, en rythme !
Moi aussi, d’ailleurs, comme Charlot, j’ai eu mon heure de gloire à l’usine : il fallait suivre le rythme d’une machine qui fabriquait des bouchons en plastique, et j’ai tout lieu de croire qu’il s’agissait de bouchons pour des grenades, c’était dans la banlieue de Toulouse, mais chut ! c’était dans un autre temps…Et moi aussi, alors que j’avais besoin d’argent, sinon pourquoi aurais-je fait cela ! je m’étais fait virer. Pas assez rapide…Je vous jure, je ne connaissais pas alors le film de Charlot, ou alors je n’y pensais pas, mais vraiment pas du tout.
Quand on se retrouve derrière une machine, on oublie dans un premier temps les hommes qui les ont programmées. On oublie que cette violence ressentie, ce n’est pas la machine qui nous l’inflige, mais les hommes qui ont cadencé la machine, et qui ont décidé que vous devriez visser 3600 boulons en une heure, ou sortir 1200 bouchons dans les vapeurs de plastique fondu. La violence, on la ressent en provenance de la machine, et puis on la ressent aussi en provenance de soi, et elle s’appelle de la rage, parce que l’on voudrait à tous prix relever ce défi, se montrer à la hauteur de la machine, et puis voilà, on n’y parvient pas, on s’en veut, on se traiterait de minable parce que l’on arrive pas à suivre ce rythme, et que d’autres, au contraire, arrivent à le faire, sinon, pourquoi la machine serait-elle réglée ainsi ?
La violence est là, dans les rapports avec la matière, dès lors que les objets sont lourds, sont coupants, sont tranchants, sont dangereux. La violence physique, dans le monde du travail, n’a pas disparu, comme on voudrait le croire, elle est toujours là, et ce qui est le plus dangereux, c’est peut-être le plaisir que cette violence nous donne. Plaisir d’être un homme, plaisir du viril, plaisir de se sentir en vie, et plaisir du danger qui est là, qui pourrait nous happer à tout moment, comme un loup referme ses mâchoires sur nous. Un loup, une mâchoire, des dents.
C’est à tout cela que je pensais en voyant Giney couper ses bouts de carreau, à toute vitesse, avec un instrument que je possède également, couper ses planches de bois, avec sa petite hache, j’ai exactement la même, enfoncer ses clous, de gros clous, j’en ai une quantité de semblables, ils me servent de temps en temps, quand je veux assembler des planches vraiment balèzes – essayez voir de planter un gros clou comme ça. C’est à tout cela que je pensais et à la dextérité qu’il faut pour ne pas se couper un doigt en découpant des tranches de planche, moi je fais ça quand je veux allumer le feu, en hiver. Je pense que n’importe quel manuel, en voyant faire Giney reconnaîtrait un des siens, et se dirait « ben oui, c’est des gestes que je connais, mais pourquoi est-ce qu’il les montre sur une scène, quand je les fais chez moi, y’a personne derrière mon dos pour venir me regarder, y’a pas de caméra pour venir me filmer ».
A vrai dire, c’est même ce qui m’a troublé le plus, en voyant la performance Manu Tension. Tout ce que fait Giney, je le fais, je peux le faire, mais je n’avais par contre jamais eu l’idée de les montrer sur un plateau. C’est ce que je fais quotidiennement, pourquoi le montrerai-je ? Et pourtant, j’ai bien été happé par ses gestes ; j’ai eu peur pour lui, peur qu’il ne se coupe un doigt et que la performance ne finisse avec l’arrivée d’une ambulance. Peur que du sang, du sang bien rouge et bien réel, ne vienne teinter le verre. Cette violence, pourtant, que je connais bien, ne m’a pas gêné, comme parfois peuvent me barber certaines scènes de violence au théâtre, au cinéma – vous savez, ces scènes de ménage, ces engueulades, avec des acteurs qui font mine de se mettre en colère, cette pantomime lassante derrière laquelle on devine des tonnes de discours psychologisant, qui font le lit, après tout, de dizaines de films de genre. Quel genre ? Ah oui, le genre psychodrame exténuant…et ennuyeux.
La violence que montre Gyney, c’est une violence du possible, de l’ici et du maintenant ; une violence ô combien ambiguë, puisqu’elle nous fait plaisir ; et une violence encore des rapports d’argent et d’exploitation. Une violence du possible, parce qu’elle est là, sous nos yeux, à tous moments prête et que beaucoup de performances ne nous montrent à voir qu’une trace, qu’une infime trace du discours qui aura cheminé dans l’esprit de l’artiste. Une trace qu’il nous faut deviner, mais que parfois, voilà, on n’a aucune envie d’essayer de deviner, parce que l’artiste sera trop resté dans ses livres, au mieux, et dans ses extraits de revues d’art qu’il aura mal digéré, la plupart du temps. Là, on ne peut pas dire que le discours nous noie ! Le discours sous-tend la performance, et les mots projetés sur l’écran viennent nous le rappeler, mais les gestes ne sont pas ceux d’un illusionniste. Le violence que l’on ressent, c’est celle des chairs qui pourraient tout à coup s’ouvrir, celle des rictus qui pourraient tout à coup déformer les visages. Finalement, cela me fait penser aussi au moment où la femme avec qui on partage sa vie se prend l’envie d’accoucher. De l’extérieur, de la peau caressée, de l’acte d’amour, on rentre tout à coup dans un réel surdimensionné, en trois D, en dix D, avec quelle violence ! Ce sang qui se répand, ces chairs qui s’ouvrent, et qui sont pourtant la vie.
L’ambiguïté du plaisir à voir Giney rater sa main avec sa hache, épargner son ongle avec son marteau, éviter le tranchant du verre, c’est que l’on est aussi frustré de ne pas voir sa main se séparer de quelques phalanges, ses ongles s’éclater comme du beurre enfoncé dans de la confiture de groseille, sa peau se zébrer de rouge, avant que de grosses ficelles ne viennent la recoudre. Oui, on est vraiment frustré de ce plaisir-là. Comme, je suppose, ceux qui vont assister à une corrida en espérant bien que le toréro se fera embrocher et que le taureau repartira avec les baloches de l’homme scintillant au bout des cornes, et qui ne voient qu’un pantin enfoncer un cure-dents entre les côtes d’un animal exténué. La violence que nous donne à voir Giney, c’est celle de la scène théâtrale primitive, celle pour laquelle ce bon Aristote a placé en tête de rayon le mot catharsis. La violence qui nous purge de nos mauvaises biles, parce qu’elle nous rappelle tout de suite, dans l’instant, la somme de passions qui sous-tend chaque être et chaque action. La violence qui nous fait voir le muscle et les viscères derrière la peau et les ongles.
Et enfin une violence des rapports de domination des hommes sur les autres, à travers le travail et les outils. Celle-là, cette violence, on la subit au cours de Manu Tension, d’autant plus quand on l’a connue, et que l’on reconnaît derrière la hâte de Giney à trancher ses planches la pression de l’horloge, la réprimande insidieuse du chef, la menace de la feuille de paie. Elle nous apparaît encore plus liée au monde du travail, et des moyens de contrôle numériques, que la mise en multimédia de Philippe Boisnard et Hortense Gautier sous-tend continuellement la performance, et parfois la perturbe même. Ce n’est pas une tautologie qui nous est donnée à voir par cette mise en multimédia, dans le sens où les mots présents à l’écran, les modifications de prises de vue en temps réel, ne redisent pas ce que Giney fait sur scène, mais au contraire rajoutent cette violence du contrôle sur les actes effectués. La violence des mots, qui peut être bien plus terrible que celle des corps, quand elle évoque le pays natal, le déchirement, quand elle nous rappelle le contrôle de plus en plus insidieux des moyens de suivi et de surveillance numériques sur chaque citoyen, dans la rue, à son lieu de travail, et bientôt dans son intimité.
Et cette histoire de vagin denté, au fait ? Ah oui, ce vieux mythe… C’est dans les endroits de travail, dans les ateliers poussiéreux, dans les usines hérissées de pics, de trous glissants, de masses frappantes, que j’y ai le plus pensé. L’impression que la caverne dans laquelle j’étais rentré, pour travailler, n’avait d’autre but que de me découper, de me hacher, de m’aplatir, de me saucissonner, de m’étriper. Ces endroits dans lesquels vous savez, parce que vous l’apprenez au détour d’une conversation, à la cantine, que quelqu’un est mort justement là, précisément, au cours d’une explosion, ou bien pénétré par un éclat de métal qui aura échappé de la presse. C’est en fait à tout cela que je pensais en voyant Manu Tension, de Giney Aymé, mis en multimédia par Philippe Boisnard et Hortense Gautier.
Peut-être qu’une performance n’est réussie que quand elle nous plonge dans l’expectative, tout d’abord, qu’elle parvient progressivement à réactiver certaines de nos peurs essentielles, primitives, puis qu’elle résout ce mystère que chacun découvre en soi, au cœur de la représentation.
Xavier Malbreil