[article] Devenirs roman dans la crise de l’interprétation
De la crise aux devenirs
Face à ces postures critiques, Devenirs roman ouvre tout autrement la question de la crise. Crise, non plus comme constat de désolation, mais crise, comme moment de reprise du roman par lui-même, exploration de ses potentialités structurelles et linguistiques, moment de questionnement sur ses possibles mutations en cette époque post-moderne.
Pour commencer, on pourrait citer Emmanuel Adely, qui à l’inverse des trois critiques précédemment vues, retourne l’axe critique en mettant en évidence que ce qu’on appelle roman traditionnellement, à savoir au niveau des autorités hégémoniques qui décident pour la représentation publique de ce qu’est “le roman”, n’est que dénaturation de ce que pourrait être le roman, au sens où il ne voit dans la plupart des grandes sorties que “des produits culturels c’est-à-dire des produits destinés à la vente” de sorte “qu’il n’est plus possible de parler de roman contemporain visible ou reconnaissable”. Pour quelles raisons : parce que selon E. Adely, à force de se concentrer sur les bons sentiments, “les aveux, les confessions, les relations de viol d’inceste d’euthanasie” etc, il y a oubli de la langue, de la langue qui s’exprime et exprime de ce dont il s’agit.
D’emblée, on l’aura compris, pour une part, les recherches et les questions qui structurent une partie des textes de Devenirs roman, loin de s’apitoyer sur ce renferment de la littérature sur elle-même, loin de la vision caricaturale d’un Todorov dans son essai La littérature en péril, ou bien de ce que dit J. Bessière, tente de saisir l’articulation entre la recherche propre à la littérature (langage et forme) et la réalité sociale et historique dans laquelle cette recherche est impliquée.
Alors que Todorov et Bessière critiquent le formalisme, et ceci dans une lignée quasi des anti-modernes, reste que la question de l’écriture est aussi question de la langue, des stratégies de langue. Pour ceux qui refusent d’entendre parler de stratégies de langue, d’efficacité contextuelle, ou en rapport à la réception d’autrui, celles-ci ne sont pas nouvelles, mais appartiennent au champ traditionnel de la réflexion sur l’écriture et sur le rapport au lecteur ou bien l’auditeur. Déjà Platon, dans ses dialogues interrogeaient ce qu’est la transmission, et voyant le risque de cette transmission [le texte comme bâtard], élaborait une stratégie du dialogue indirect, par ouïe dire… Ce que de nombreux commentateurs ne voient pas, ne mettant pas l’accent sur sa réflexion sur l’écriture [cf. dernière partie du Phèdre et Teuth], qui est proche de stratégies sophistiques. Stratégie de la langue, à savoir réflexion sur ce que permet la langue, ouvre la langue, impacte la langue, et ceci non pas selon l’évidence de l’énonciation, mais selon sa résistance : le rapport à autrui. Les modernes ont exploré toutes ces possibilités, et loin de réduire leur textualité à n’être qu’autistique, ont su souvent — et ceci proprement dans la poésie — ouvrir des possibilités réelles de la langue qui n’étaient pas encore explorées. On pourrait ici relire Guyotat ou bien Prigent. C’est pourquoi, me semble juste ce que peut écrire le collectif Inculte, lorsqu’en conclusion, il insiste sur le fait que “le roman ne serait donc le lieu d’aucune spécificité : aucun langage, aucun registre, aucun objet, aucune poétique ne le qualifieraient, n’en seraient le propre”. Ce qui résonne avec ce que développe Pierre Parlant, qui établit un forme de relation nécessaire entre roman et expérience de la poésie : la poésie serait — selon les termes repris d’Echenoz — “la contrebasse du roman”, au sens de l’atelier de la langue rythmant le fil narratif.
De plus comme le marque sous forme de question William Marx, si ce qui marque la recherche moderne est lié au retrait de la littérature de Rimbaud, au sens où serait indiquée la crise de confiance dans le langage face au réel et à la société, toutefois, il semblerait qu’avec un certain nombre d’entreprises actuelles, ou du moins historiquement récentes, paraissent se dessiner une nouvelle manière d’avoir rapport aux recherches formelles, qui loin du seul autisme, ou bien de la circularité formelle, ouvre des potentialités d’interrogation aussi bien du réel que de la réalité sociale : “il me plaît de penser que nombre d’écrivains dits minimalistes se situent moins dans un refus de la réalité que dans une volonté d’apprivoiser à nouveau celle-ci, et seraient donc en mesure de renouer les liens qui avaient été rompus entre le langage et le réel d’une part et entre la société et la littérature d’autre part”.
Ouvrant la question du rapport de la langue au monde et à la société, en effet, on pourrait s’apercevoir que, même si de fait ils sont minoritaires tel que l’énonce François Bégaudeau, toutefois il y a bien pour un certain nombre d’écrivains — ici je pense aussi bien à Chloé Delaume [ J’habite la télévision] qu’à Eric Arlix [Hop!, Le monde jou] qui loin de refuser l’hétérogénéité de la réalité extérieure et de la rejeter au profit de la seule question de soi, ou bien de la neutralisation des questions politiques — s’en approprie les teneurs problématiques et les réinterroge selon des expériences de narrativité, certes expérimentales, mais qui s’enracinent davantage dans la perspective du roman que de la poésie. Certes l’expression d’engagement de F Bégaudeau est maladroite, au sens où elle est historiquement datée [cf. Sartre], toutefois, la question d’une mise en interrogation du monde social, politique, économique un réel a bien lieu.