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[article] Devenirs roman dans la crise de l’interprétation

Ces trois critiques me paraissent symptomatiques — et pour Marmande caricaturalement — de la critique de la post-modernité, et semble devoir, avant de considérer l’approche collective de Devenirs du roman, être discutée. Ce qui est remarquable, tout d’abord, c’est bien le principe de vérité qui anime leur propre jugement. La notion de crise renvoyant non pas en ce sens à la question de l’ouverture, du ressaisissement, y compris dialectique, mais bien plus à la notion de péril, de perte, de disparition. Ce qu’ils reprochent, c’est en fait non pas fondamentalement ce qui arrive au roman, car ce n’est que la conséquence de leur raisonnement, mais le fait qu’il y ait de plus en plus fragmentation de l’attention donnée à l’écriture, et dispersion sur des supports, distincts du volume papier. Le roman, en tant que symbole du rapport à l’écriture et réalité sociale de ce rapport, avec l’apparition de nouvelles médiations à l’espace publique, est en quelque sorte démythifié, certes toujours attractif au niveau de l’intentionnalité de celui qui écrit [forme de résultat ultime pour beaucoup], mais déjà relativisé, non plus réalité uniquepour la narration et le récit, mais de plus en plus médiation comme une autre, voire c’est vrai, par moment, disparaissant derrière les autres. En effet, c’est bien le fait que de plus en plus de personnes écrivent et diffusent leur écriture via le net et leurs sites personnels, qui amènent aussi chez le lecteur, une transformation de son regard, un intérêt aussi bien pour la note journalière, que pour les expériences poétiques ou narratives. Oui, le constat semble juste, mais pourtant ce jugement est criticable.
Tout d’abord historiquement au sens où le roman n’a pas une essence anhistorique, mais correspond à un passage du latin à la langue vulgaire, puis passage à l’invention du récit [période du XIème - XIIIème siècle]. De plus le roman, et ceci avant même le XXème siècle et les oeuvres expérimentales réfléchissant la forme, est déjà lieu d’invention de la forme, lieu d’inventions de la langue. Certes l’auto-réflexivité de la littérature n’est peut-être pas présente visiblement, mais il ne semble pas possible de réduire la diversité des expériences romanesques à une seule et unique essence, mais bien de comprendre sa variation dans la réflexion, à chaque fois singulière de romanciers. De ce fait le premier point problématique dans leur argumentation, tient à l’insistance de poser ce que serait le roman, face à un mauvais roman, ou un non-roman/une non-littérature, témoignant peut-être par là d’une non-vie. Le second point de la critique porte sur le rapport à l’écriture. Le roman est posé comme une forme nécessaire, une forme privilégiée. Comme certains ont posé la poésie en tant que clairière de l’être [Heidegger], le roman serait le lieu de la rencontre de l’homme au réel dans l’écriture. Ici aussi, on ne peut que percevoir une forme de culturo-centrisme tout à la fois géographique et historique. Tout d’abord dans bien des pays, des expériences de récit se sont créées ne passant pas par une forme romanesque, ou par l’écriture, mais par l’oral, le conte, la poésie, le mythe. De plus, si on considère que ce qui importe c’est aussi de comprendre un certain rapport de liaison de celui qui lit à son expérience du monde, via des médiations aussi diverses que le roman, la musique, en bref l’art en général, réfléchir à la question contemporaine de la relation des individus à l’écriture, c’est tenter de comprendre pour quelles raisons, ils peuvent chercher à saisir cette relation en passant par d’autres médiations d’écriture que celles du roman.
Il est manifeste que le rapport au récit de la part des individus s’est modifié. Si on considère par exemple la question du schéma narratif au niveau des créations audio-visuelles, il y a eu un transfert — qui est de plus en plus important — en direction soit de la série télévisée, soit du jeu vidéo, qui implique — par exemple pour celui-ci — dans le récit le joueur en tant que principe dynamique de l’actualisation des potentialités narratives du jeu [par exemple World of warcraft, jeu en temps réel 3D massivement multi-joueur atteint actuellement une communauté de 8 millions de joueurs].
Ce qu’oublient donc ces trois écrivains, c’est que toute écriture apparaît dans un contexte, qui certes est social, politique, technologique, mais qui est aussi d’abord et avant tout constitué du tissu inter-subjectif d’intentionnalités emprises avec le monde. Or, la question de soi, la fragmentation, l’accélération sont peut-être de nouveaux prédicats à associer à la conscience humaine. Non pas prédicats à rejeter,mais à interroger comme processus de démocratisation de la parole et de l’expression. Le regret qu’ils expriment, indique par là un désir de régression historique, ou encore, l’incapacité à penser la transformation du récit à travers les mutations contemporaines. La vision qu’ils portent, si elles recoupent ce que fut le roman, n’envisage aucunement ce que devient le roman.

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